Traduit de l'anglais par Thomas Chaumont
Ed.
La Découverte/Poche, Paris 2014, 153 p.
« Les sociétés modernes sont à mon sens régulées, coordonnées et dominées par un régime temporel rigoureux et strict qui n'est pas articulé en termes éthiques. Les sujets modernes peuvent donc être décrits comme n'étant restreints qu'a minima par des règles et des sanctions éthiques, et par conséquent comme étant « libres », alors qu'ils sont régentés, dominés et réprimés par un régime-temps en grande partie invisible, dépolitisé, indiscuté, sous-théorisé et inarticulé. Ce régime-temps peut en fait être analysé grâce à un concept unificateur : la logique de l’accélération sociale » (p.8).
Première partie de l’ouvrage : montrer qu’il y a une logique d’un processus d’accélération sociale lié au concept et à l’essence de la modernité.
Deuxième partie : montrer comment et pourquoi l'accélération sociale est particulièrement pertinente pour toute critique des structures modernes tardives de la reconnaissance et de la communication. Reprendre le concept d'aliénation. Montrer que dans sa forme présente, «totalitaire», l'accélération sociale mène à des formes d'aliénation sociale sévères et observables empiriquement, qui peuvent être vues comme le principal obstacle à la réalisation de la conception moderne d'une « vie bonne » dans la société moderne tardive.
Troisième partie : Esquisser la conception d'une « théorie critique de l'accélération sociale» recourant à l'aliénation comme outil conceptuel central, mais cherchant également à réinterpréter et à ranimer les concepts d'idéologie et de faux besoins.
Eventail de phénomènes qu’on peut répartir en trois catégories :
Il existe trois réponses à la question de savoir comment la modernité a été prise dans ce processus d’accélération acharnée :
Y a-t-il un phénomène d’équilibrage entre ce qui accélère et d’autres choses qui ralentissent ? Il convient d’examiner les phénomènes de décélération et d’évaluer s’ils équilibrent l’accélération ou si au contraire c’est celle-ci qui l’emporte. On peut identifier cinq formes de décélération ou d’inertie :
L’examen des diverses formes de décélération montre que celles-ci sont soit de simples limites (et non des contre-pouvoirs), des effets de l’accélérations elle-même, des réactions aux pressions produites par l’accélération. On peut remarque en outre que les résistances manifestées aux différents stades de l’apparition de la modernité ont toutes été brèves et inutiles. Quant au risque d’immobilité fébrile, d’inertie polaire, il apparaît lorsque le changement social n’est plus perçu comme articulé à un progrès ayant du sens, mais comme mouvement épisodique frénétique. Le passage d’une perception à l’autre est identifié par H. Rosa comme le passage de la modernité classique à la modernité tardive. H. Rosa en conclut qu’« iI existe une indéniable asymétrie structurelle entre l'accélération et la décélération dans la société moderne et, par conséquent, la modernisation peut légitimement être interprétée comme un processus continu d'accélération sociale » (p.56).
La pertinence de la prise en considération de l’analyse de la temporalité tient au fait que la société moderne n’est pas régulée et coordonnée par des règles normatives explicites, mais par la force normative silencieuse de normes temporelles qui se présentent sous la forme de délais, de calendriers et de limites temporelles. Ces formes sont dépolitisées, au point de sembler être des données naturelles. Elles exercent en tant que telles une pression uniforme sur les sujets modernes qui revient en quelque sorte à un totalitarisme de l’accélération.
Le régime d’accélération de la modernité transforme, dans le dos des acteurs, notre relation humaine au monde, c’est-à-dire aux autres, à la société, à l’espace, au temps, à la nature, aux objets.
Alors que le temps semble passer plus vite et devenir une denrée rare dans la vie moderne, l'espace paraît littéralement se « rétrécir » ou se contracter. Il perd son caractère d'espace vaste et résistant: les voyageurs modernes se battent avec des emplois du temps, des temps de correspondance, des blocages et des retards, mais pas avec les obstacles tenant à la nature de l’espace lui-même.
En ce qui concerne le monde subjectif, la forme moderne « classique » de l'identité, fondée sur un « plan de vie » individuel et une autonomie reposant sur des « évaluations fortes » capables d'orienter le parcours de la vie, tend à être remplacée par de nouvelles formes d'« identité situationnelle » flexibles qui acceptent le caractère temporaire de toutes les définitions autonomes et de tous les paramètres de l'identité, et ne tentent plus de suivre un plan de vie, mais se mettent à « surfer sur les vagues » : dès qu'une occasion nouvelle et attrayante se présente, on doit être prêt à la saisir au bond.
L’incroyable augmentation de la vitesse a changé le rapport aux objet qui accompagnent la vie quotidienne (meubles, instruments de travail, vêtements, appareils de communication, …) au point d’en faire des « structures jetables ».
Il semble que notre sens de l'histoire biographique et collective évolue lui aussi au cours du processus d'accélération. La modernité tardive commence lorsque les vitesses du changement social atteignent un rythme de transformation intragénérationnel : dans un tel monde, l'impression de changements aléatoires, épisodiques ou même frénétiques remplace la notion de progrès ou d'histoire dirigée ; les acteurs sociaux ressentent leurs vies individuelles et politiques comme étant instables, sans direction, comme s'ils étaient dans un état d'immobilité hyperaccélérée.
Dans le domaine politique, notre sens de la suite historique « correcte » des évolutions semble lui aussi remis en question : des phénomènes comme la piraterie, la torture, l’esclavage, appartiennent-ils bel et bien à un passé révolu ? La démocratie est-elle bel et bien en marche ? On constate une perte de certitude sur la direction de l’histoire. En ce sens, on peut parler d’une fin de l’histoire.
L’intention de H. Rosa est d’être fidèle aux intentions originelles des père fondateurs (de Marx à Horkheimer, Adorno et Marcuse, mais aussi Walter Benjamin et Erich Fromm, pour arriver à Jürgen Habermas et Axel Honneth) sans être trop bâillonnée ni contrainte par des considérations et principes méthodologiques.
L’dentification des pathologies sociales a pour point de départ la souffrance humaine réelle. La réintroduction de la notion d’aliénation va permettre de prendre en compte la complexité de cette question de la souffrance humaine. Souffrance non pas déterminée de l’extérieur en se basant sur les données d’une supposée nature humaine, mais établie à partir du ressenti et des convictions des acteurs sociaux eux-mêmes, dont on suppose qu’ils sont animés par une conception (explicite ou implicite) d’une vie bonne. Si la promesse d’autonomie et d’autodétermination se trouve au cœur du projet de modernité (Habermas), les conditions sociales qui sapent notre capacité à l'autodétermination, qui minent nos potentiels d'autonomie individuelle et collective, peuvent et doivent être identifiées et critiquées car elles empêchent systématiquement les gens de réaliser leurs conceptions de la vie bonne. H. Rosa confronte sa conviction qu’un processus continu d’accélération sociale transforme la société aux débats actuels alimentés par deux auteurs : J. Habermas et A. Honneth. Le premier estimant que la synthèse de toute société réside dans ses relations de communication alors que pour le second, ce sont les relations de reconnaissance sociales qui forment la base de la société. H. Rosa va montrer que ces approches de la société ne peuvent être abordées correctement sans prendre en compte la dimension dynamique et les forces de propulsion de l’accélération sociale.
Pour Habermas, les pathologies sociales émergent à partir de distorsions systématiques des conditions de communication. La base et la logique de la « force du meilleur argument » sont ce qui justifie et légitime toute forme de pouvoir et le savoir lui-même. Or, il est évident que la confrontation des arguments dans le contexte scientifique tout comme le débat politique en démocratie sont des processus hautement chronophages. L’impact de l’accélération va pousser les acteurs du monde scientifiques dans une course ressemblant à une ruée folle vers toujours plus de publications dont le succès ne dépend pas forcément de la force des arguments. Dans le monde de la politique, la restriction des ressources temporelles impose un rythme de plus en plus soutenu à la prise de décisions. Dans ce contexte, la force du meilleur argument risque bien d’être supplanté par le pouvoir de l’instantanéité émotionnelle orchestrée par le pouvoir des images. Les majorités sont obtenue non pas en exprimant des arguments mais en manipulant, en mettant en scène des événements et en s’appuyant judicieusement sur les sondages d’opinion réalisés en temps réel.
Il se pourrait bien, dit H. Rosa, que les mots, et même pire encore les arguments soient devenus trop lents pour la vitesse du monde de la modernité tardive. Il lui semble évident que quiconque partage l'inquiétude fondamentale de Habermas à propos des conditions de communication, et les considère comme le point de départ de la Théorie critique, doit sérieusement prêter attention aux structures temporelles de ces conditions.
Si une conception de la communication telle que celle d’Habermas contient de fait une limite de vitesse intégrée, il semble au premier abord que le modèle d’Axel Honneth fondé sur la reconnaissance soit moins lié à la temporalité. La reconnaissance ne semble pas nécessairement chronophage. Cependant, au moment où les structures temporelles apparaissent comme des données naturelles et non comme des normes sociales construites, il devient naturel que les bénéficiaires de la reconnaissance sociale soient les plus rapides et que les plus lents soient ceux qui restent privés de cette reconnaissance. De fait, ceux qui souffrent de la non-reconnaissance dans le jeu de la vitesse ressentent rarement qu’ils sont en train de souffrir d’une injustice. La compétition devient un mécanisme légitime de la distribution de la reconnaissance. « De ce fait, la lutte pour la reconnaissance dans la société moderne est devenue elle aussi un jeu de vitesse : puisque nous gagnons l'estime sociale à travers la compétition, la vitesse est essentielle à la reconnaissance dans les sociétés modernes » (p.79). La lutte pour la reconnaissance n’est plus centrée sur la position mais sur la performance, plus sur la réussite d’une carrière, mais sur une suite frénétique d’exploits quotidiens. Si des auteurs tels qu'Alain Ehrenberg ou Axel Honneth [comme aussi Zygmunt Baumann, David le Breton] observent une tendance croissante à l'« épuisement » de l'être dans la modernité tardive cela est largement (sinon uniquement) attribuable à une lutte pour la reconnaissance qui, pour parler métaphoriquement, recommence encore et encore chaque jour, et dans laquelle aucune niche ni aucun palier sûrs ne peuvent plus être atteints. H. Rosa en conclut qu’une théorie critique des conditions de la reconnaissance est elle aussi liée de façon inhérente à une théorie critique de l'accélération sociale ; en fait, elle pourrait même être une partie essentielle de cette dernière.
L'hypothèse est que, en réalité, l'accélération sociale est devenue une force totalitaire interne à la société moderne et de la société moderne elle-même, et qu'elle doit donc être critiquée comme toutes les formes de domination totalitaire. Il est proposé de considérer comme totalitaire un pouvoir lorsque a) il exerce une pression sur les volontés et les actions des sujets ; b) on ne peut pas lui échapper, c'est-à-dire qu'il affecte tous les sujets ; c) il est omniprésent, c'est-à-dire que son influence ne se limite pas à l'un ou l'autre des domaines de la vie sociale, mais qu'elle s'étend à tous ses aspects ; et d) il est difficile ou presque impossible de le critiquer et de le combattre. Puisque la progression de l'accélération sociale transforme notre régime spatio-temporel, on peut très bien le considérer comme omniprésent et invasif. Il exerce sa pression en induisant la peur constante que nous pouvons perdre le combat, que nous pouvons cesser d'être capables de suivre le rythme, c'est-à-dire de satisfaire tous les besoins (en augmentation constante) auxquels nous faisons face, que nous pouvons avoir besoin de repos et être exclus de la course folle.
Cependant, le point central de l’approche critique de H. Rosa est « le fait que ces diktats ne sont guère reconnus et perçus comme étant construits socialement : ils ne sont pas formulés comme des affirmations ou règles normatives — qui, en principe, a) peuvent toujours être discutées et auxquelles b) on peut résister et qu’on peut transgresser—et ils ne font pas partie du débat politique »(p. 85-6). « Ainsi, alors qu'une certaine dose de dynami-sation du monde était inévitable pour la poursuite du «projet de la modernité», les niveaux de vitesse atteints dans la modernité tardive tendent à l'empêcher » (p.86).
Le temps est un élément constituant omniprésent du tissu social. Toutes les institutions, structures et interactions sociales sont processuelles par nature et elle sont concernées par des modèles temporels. L’accélération sociale se trouve au cœur de la modernité et une critique de la société moderne a donc tout intérêt à la considérer comme son point de départ.
Trois formes fondamentales de critique sociale : fonctionnaliste, normative et éthique. Une théorie critique de l’accélération sociale pourrait intégrer ces trois forme de critique sociale.
H. Rosa procède à une analyse des contradictions internes générées par le phénomène d’accélération et produisant des pathologies sociales. Dans une entité sociale, il y a toujours des éléments qui peuvent être accélérés et d’autres qui ne le peuvent pas, ou en tout cas pas dans la même mesure. Il en résulte d’inévitables frictions et des tensions aux frontières entre vitesses différentes. Qu’il s’agisse de l’harmonisation des horaires de trains (TGV et trains régionaux), de problèmes de circulation (autoroutes et entrées dans les villes), rejet de déchets dans la nature et vitesse de décomposition de ceux-ci, d’épuisement de ressources naturelles comparée au temps nécessaire pour les renouveler, …
Le réchauffement climatique est lui-même un processus d’accélération du mouvement moléculaire des gaz constituant l’atmosphère.
Sur le plan personnel, le corps et le psychisme humains ont de capacités et des résistances diverses à l’accélération. Les phénomène de dépression ou de burnout sont étudié du point de vue de ces composantes temporelles.
Sur le plan sociologique, des couches de la population peuvent vivre une accélération très différente que d’autres. Dans le monde de la politique, l’idée que le politique encadre et régule les grandes orientations de l’économie, de la science et de la technologie se confronte à l’abîme existant entre le rythme de la prise de décision en démocratie et le rythme de fonctionnement des technologies à l’œuvre dans la société. Ce fossé augmente encore dans une société pluraliste et moins conventionnelle. « Ainsi, les mêmes processus qui accélèrent les changements sociaux, culturels et économiques ralentissent la formation de la volonté et la prise de décision démocratiques, ce qui mène à une nette désynchronisation entre la politique, d'une part, et la vie et l'évolution socioéconomiques, d'autre part » (p.97).
Au sein de l’économie elle-même, une désynchronisation est évidente entre la quasi instantanéité en vigueur dans le monde financier et la lenteur des processus de production et de consommation, en dépit de tout ce qui peut être fait pour accélérer ces processus. Cela pointe un élément de la théorie critique qui est celui de faux besoin.
Sur le plan des normes culturelles, la stabilité résultant de la transmission d’une génération à l’autre disparaît à partir d’une certaine vitesse des changements. Cela aboutit à des générations vivant dans des monde différents et cela menace de bloquer la reproduction symbolique de la société. Il se pourrait donc bien que la pulsion inlassable de la société moderne vers l’innovation et la dynamisation incessantes soit la cause qui sape sa capacité à l’innovation essentielle et à l’adaptation créative.
Un paradoxe a été déjà souvent relevé : Comment pouvons-nous être complètement libres et pourtant excessivement coordonnés, régulés et synchronisés, dans les deux cas à un degré jamais atteint ? Sous la perception libérale dominante de la liberté il y a une autre prise de conscience sociale dominante qui va dans la direction opposée. Alors que les individus se sentent eux-mêmes libres, ils se sentent également dominés par une série d'exigences sociales excessive et en constante augmentation. Comment les sociétés modernes satisfont-elles le besoin de coordination ? Elle y parviennent par la mise en place rigoureuse de normes temporelles, par la domination des horaires et des délais imposés, par le pouvoir de l’urgence et de l’immédiateté, par la logique de la gratification et de la réaction instantanées. Les acteurs de la société se sentent virtuellement incapables en permanence de parvenir à la fin de la liste des choses à faire. Les coachs des managers font penser aux psychologue qui travaillent sur les complexes de culpabilité des gens ayant été élevé des contextes religieux rigoureux et restrictifs. Ces normes temporelles ne se présentent pas sous une apparence éthique, ni même comme des normes politiques, mais comme des faits bruts, des lois de la nature qui ne peuvent être remises en question ni discutées. Les normes temporelles semblent simplement être là, et il est du ressort des individus de les satisfaire ou non. Elles œuvrent ainsi comme des forces temporelles silencieuses et cachées. C’est ce qui en fait un pouvoir quasiment totalitaire, remplissant toutes les caractéristiques du totalitarisme. Ces normes violent la promesse qui est au cœur de la modernité, la promesse de réflexivité et d’autonomie.
Le projet de modernité est centré sur la promesse d’autonomie, au sens de l’autodétermination éthique. Ce projet intègre le fait que l’individu a besoin de « réseaux d’interlocution », de communautés, pour construire une vie riche de sens. Ce projet est lié également à l’idée de participation démocratique et d’autonomie politique. Car les conditions socioéconomiques doivent être modelées par une formation de la volonté politique et collective. Le projet de modernité est mû par la volonté de lutter contre les contraintes extérieures imposées par la nature, la pauvreté, la maladie, l’infirmité, l’ignorance ainsi que contre toutes les formes de conditions naturelles défavorables.
Le projet de modernité va nécessairement de pair avec l’émergence de l’énergie cinétique de la société, pour ainsi dire, avec l’avènement d’un changement social accéléré. L’émergence d’une économie capitaliste forte, le progrès scientifique et technologique, ont produit les ressources nécessaires pour donner sa crédibilité à la promesse d’un modelage politique (redistributif) de la société et d’un pouvoir discrétionnaire individuel.
Même si la modernité n’a jamais vraiment tenu ses promesses, le système a réussi à maintenir le rêve en vie jusqu’au dernier tiers du XXe siècle. Jusqu’à ce moment, l’accélération et la compétition pouvaient être considérées comme des moyens d’atteindre l’autodétermination.
La thèse H. Rosa est que cette promesse n’est plus crédible dans la « société de l’accélération » moderne tardive. Le pouvoir de l’accélération n’est plus perçu comme une force libératrice, mais plutôt comme une pression asservissante. Il s’avère aujourd’hui que l’accélération sociale est plus forte que le projet de la modernité. L’accélération n’assure plus les ressources nécessaires à la poursuite des rêves, des buts et des projets de vie individuels, et au modelage politique de la société selon les idées de justice, de progrès, de durabilité, etc. c’est plutôt l’inverse : les rêves, les buts, les désirs et les plans de vie individuels sont utilisés pour alimenter la machine de l’accélération.
Sur le plan politique, le but presqu’unique est de maintenir les sociétés compétitives, de soutenir leur capacité d’accélération. Sous peine de commencer par chuter, puis de rester en retrait et d’être renvoyé à un état de pénurie et de totale pauvreté.
Selon H. Rosa, « les conditions sociales dans lesquelles, d'une part, les acteurs sont encore engagés de manière éthique pour l'idée d'autodétermination, alors que, d'autre part, ces mêmes conditions sapent de plus en plus la possibilité de suivre ou de réaliser en pratique cette idée, mènent nécessairement à un état d’aliénation » (p. 113). Cet état d’aliénation est défini comme le fait d’être poussé à faire volontairement ce que nous ne voulons pas vraiment faire.
H. Rosa tente de montrer que l'accélération sociale est sur le point de franchir certains seuils au-delà desquels les êtres humains deviennent nécessairement aliénés non seulement par rapport à leurs actions, aux objets avec lesquels ils vivent et travaillent, à la nature, au monde social et à leur être, mais aussi par rapport au temps et à l'espace.
H. Rosa a voulu montrer
Les signes de cette aliénation sont à chercher dans la confusion entre le besoin d’appropriation du monde et la consommation effrénée d’objets. L’appropriation du monde devenant de plus en plus impossible à cause de l’accélération, la tentation est grande de compenser ce déficit par la consommation, celle-ci devenant elle-même un facteur d’accélération sociale.
Avec Zygmunt Baumann, H. Rosa constate que pour la société des individus, tous les échecs et les défauts relèvent directement des individus. C’est uniquement de notre propre faute si nous sommes malheureux ou si nous échouons à nous maintenir dans la course. Dans les environnements ultrarapides de la modernité tardive, les sujets n’arrivent plus à réconcilier et à aligner les différents horizons temporels de leur vie : l’urgence incessante du court terme ne permet plus la prise en compte du temps long sur l’horizon duquel nous pensons notre vie comme un tout. On pourrait dire qu’il nous manque le temps long pour faire de notre vie un récit, une histoire personnelle.
Thèse : « Le fait que le monde semble être trop insaisissable non seulement pour être modelé politiquement de façon organisée mais aussi pour permettre sa reconstruction rationnelle et son appropriation épistémologique, n'est selon moi pas la cause, mais le résultat d'une aliénation dont le cœur est une distorsion (temporelle) poussée de la relation moi-monde » (p.139). Si la « réactivité » dans la relation moi-monde est l’«opposé » adéquat de l’aliénation, le fait que le monde paraisse silencieux, froid et indifférent à l’homme moderne est le signe d’une profonde aliénation.
Le concept de « résonnance » pour caractériser la relation moi-monde fait sens pour l’auteur, qui voit dans le retour de la religiosité et la « musicalisation » généralisée de la société des manières de combler cette absence de « résonnance ». Une vie bonne (en opposition avec l’aliénation) pourrait être une vie riche d’expériences multidimen-sionnelles de « résonnance » ; une vie qui entrerait en vibration avec des « axes de résonnance » perceptibles.
Pierre-André Pouly
Né en 1965, Hartmut Rosa, sociologue et philosophe, est professeur à l'université Friedrich-Schiller de léna et directeur du Max-Weber-Kolleg à Erfurt, en Allemagne. Il est notamment l'auteur de Accélération. Une critique sociale du temps (La Découverte, 2010, 2013).