Séminaire de philosophie 2021-2022

Contribution sur Dialogue et santé

Pierre-André Pouly, le 4 décembre 2021

Introduction

Cette contribution a un caractère personnel dans le sens où elle tente d’éclairer le dialogue en le situant par rapport à quelques repères (sources bibliques, philosophiques, psychologiques et issues de ma pratique de l’approche Imago en thérapie de couples et facilitation en relation).

La vocation de tout être humain à devenir une personne se réalise dans et par la relation. La place prédominante du langage fait du dialogue un élément essentiel en vue de sa réalisation. M. Buber : « Toute vie authentique est rencontre ». La qualité du dialogue, et ses conditions méritent donc une attention particulière.

Quelques repères bibliques à propos de la parole

Il est banal de dire que la parole joue un rôle primordial dans la Bible ! Mais ce fait est tellement important que l’on n’a jamais fini de réfléchir à ses implications. Quelques repères me paraissent particulièrement significatifs dans le cadre d’une réflexion sur le dialogue.

֍ La parole est synonyme de vie dès l’origine. La création par la Parole (Genèse 1, 1 – 2,4a) en témoigne. Le récit met en évidence la parole divine, à la fois créatrice et ordonnatrice. Elle appelle à l’existence tout en donnant à chaque réalité sa place au sein d’un ordre où le foisonnement d’une vie faite de relations va pouvoir se développer. Appeler à la vie en donnant pleinement sa place à l’autre. J’y vois un repère solide dans une réflexion sur le dialogue.

֍ Avant l’entrée en scène de la parole divine (Ge 1, 1), il est question de l’Esprit de Dieu, du souffle divin « planant sur les eaux ». Certains exégètes pensent que l’image suggérée ici n’est pas forcément celle du vol paisible et majestueux d’un grand oiseau dans l’air limpide des sommets. Le terme utilisé (@xr) peut évoquer une sorte de tremblement, d’agitation fébrile empreinte d’instabilité et de violence potentielle (ex. en Jer 23, 9). Dans cette perspective, la parole créatrice devient une manière de contenir et de canaliser cette énergie. La possible violence du souffle se fait parole créatrice et ordonnatrice. Cela fait penser à la Pentecôte. Le récit d’Actes 2 parle d’une première manifestation de l’Esprit comme du « fracas d’un vent violent qui emplit toute la maison » (Actes 2, 2), avant de s’exprimer dans les paroles échangées par les apôtres (Actes 2, 4). Paroles créatrices de communauté. Paroles de lien et de différenciation. Le dialogue est synonyme de santé lorsque l’esprit, compris ici comme vie intérieure avec tous ses ressentis, renonce à s’exprimer de manière réactive brutale au profit de la douceur d’une expression intentionnelle par la parole. L’immédiateté de l’expression réactive et potentiellement violente des états intérieurs cède la place à la parole et à son écoute. L’espace et le tempo propre au dialogue prennent alors tout leur sens.

֍ Dès les premiers versets de la Genèse, la parole est à la fois source de lien et de différenciation. A peine Dieu a-t-il créé la lumière par sa parole qu’il prend en quelque sorte le recul nécessaire à sa contemplation : « Dieu vit que la lumière était bonne » (Ge 1, 3). Les réalités créées ne s’identifient pas à la parole. Elles sont, d’emblée vouées à une existence différenciée. Les choses semblables sont vouées au silence. C’est peut-être pourquoi, en hébreu, la racine être semblable (hmd) veut également dire être forcé de se taire ! Le dialogue est le lieu par excellence du lien et de la différenciation. L’enseignement important est qu’une ressemblance est positive et souhaitable comme fruit de la relation et non comme condition de celle-ci.

֍ Toujours dans le cadre du récit de Genèse 1, la première intervention divine est pour faire place à l’espace entre la lumière et les ténèbres. Le texte dit littéralement « Dieu sépara entre la lumière et entre les ténèbres ». Or, le mot !yb), qui signifie entre (en général absent des traductions françaises) est aussi la racine du verbe comprendre. L’espace entre est constitutif non seulement de la relation mais aussi de la compréhension que celle-ci rend possible. Dans cette perspective, l’intelligence (bina, même racine) ne se résume pas à des capacités intellectuelles mais représente une attitude relationnelle déterminante pour le dialogue. M. Buber, qui voyait dans la crise de l’homme la crise de l’entre-deux, souligne à maintes reprises l’importance de l’espace entre. Le sens du dialogue, dit-il, « ne se trouve ni dans l’un ni dans l’autre des partenaires, ni dans les deux ensemble, mais seulement dans le corps de ce duo, dans leur entre-deux » (Éléments de l’interhumain, p. 204).

֍ En Genèse 2, 18, le projet de Dieu est de créer pour l’Adam « un secours comme un vis-à-vis ». Soulignons d’emblée qu’on affaiblit dramatiquement le sens du mot rz[ en le traduisant par aide ! Ce dont il est question (le terme utilisé l’indique clairement) est le secours qu’appelle une situation de vie ou de mort. En outre, le mot qui veut dire vis-à-vis (dgn) est la racine d’un verbe en lien avec la parole, et qui veut dire notamment raconter. Un événement de parole se trouve au cœur de la première relation donnée à l’humain. Ce secours (rz[), c’est un·e vis-à-vis qui m’invite à dire « Je » et par là m’invite à être. En empruntant la terminologie de M. Buber, on pourrait dire que la première relation est un dialogue dans lequel un Je et un Tu s’invitent mutuellement à la vie en se disant l’un à l’autre : « raconte-moi ! ». Invitation porteuse à la fois du désir de relation et de la promesse d’offrir tout le temps nécessaire à l’écoute du récit de l’autre. Un exemple se trouve dans le livre de Jonas. Le prophète qui commence par s’illustrer dans la fuite devant la parole divine, dit pour la première fois « je » au moment où les marins lui disent « raconte-nous ! » (Même verbe dgn). En traduisant Ge 2, 18 par « une aide semblable à lui », ce dialogue pourrait bien ressembler à « fais ce que je te dis et tais-toi ! »-

֍ En Genèse 4, il est question du silence en tant qu’absence de dialogue. Ce silence conduit tout droit à la mort. L’absence de dialogue entre les deux premiers frères conduit tout droit à la violence et au meurtre d’Abel par Cain. Certaines interprétations suggèrent d’ailleurs que cette impossibilité n’est pas sans lien avec l’absence totale de dialogue régnant entre les parents. Il faut attendre le chapitre 12 de la Genèse pour qu’après les catastrophes du meurtre d’Abel, celui du déluge et enfin la Tour de Babel, on trouve enfin le premier homme qui parle à sa femme : Abraham ! Curieusement, en hébreu, la racine signifiant être silencieux (~md) a aussi pour signification périr ou faire périr.

֍ La santé est indissociable du dynamisme de la vie. A ce propos, il est intéressant de voir qu’en hébreu, la maladie (hlxm) est exprimée à l’aide d’une racine qui veut dire tourner en rond, tracer un cercle, et que le bonheur s’exprime à l’aide de la racine qui veut dire marcher (rva). La sortie de la maladie suppose de briser le cercle clos des répétitions. Le dialogue occupe une place centrale dans ce processus.

֍ Le mensonge est une maladie de la parole. En hébreu, le mensonge se dit (rqv). Et la sagesse juive n’a pas manqué de faire remarquer qu’il s’agit des mêmes lettres qui forment le mot (rvq) signifiant nœud et aussi conspiration. Et d’en déduire que le mensonge est ce qui empêche la vie de circuler librement. Le passage de la maladie à la santé rime avec un processus littéralement de dénouement. Le dialogue, s’il répond à des conditions spécifiques, contribue à ce processus.

֍ Indissociable du rôle de la parole et appelée par elle, l’écoute revêt une importance tout aussi grande. Nous reviendrons sur la place essentielle de l’écoute. L’impératif solennel du Schema Israël … (Dt 6, 4) est repris par Jésus dans le récit de Marc (12, 29) lorsqu’on lui demandera quel est le premier de tous les commandements. Le même impératif retentit encore venant du ciel sur la montagne de la Transfiguration. Ne dit-elle pas au sujet du Fils « écoutez-le ! » ?

֍ Jésus pose clairement l’enjeu de l’écoute lorsqu’il dit simplement « Soyez attentifs à la manière dont vous écoutez ! » (Luc 8, 18).

Quelques repères plus généraux concernant le langage

֍ Un paradoxe fondamental

Le langage est marqué par un paradoxe fondamental : il n’est ni pure objectivité ni pure subjectivité. Il bute sur l’impossibilité d’exprimer le totalement personnel, ce que serait un langage voué aux seuls états d’âme subjectifs, comme le totalement objectif, ce que serait le langage propre aux régimes totalitaires où règne l’obsession de contrôler le sens donné à chaque mot (voir à ce propos le roman de Boualem Sansal, 2084, Gallimard 2015, où en Abistan, c’est le régime qui définit le sens unique et exclusif de chaque mot). Dans le récit biblique, l’épisode de la tour de Babel illustre le projet d’un tel langage unique : le texte dit que les habitants ne sont littéralement qu’«une seule lèvre ». Genèse 11, 1).

Ce paradoxe est loin d’être purement théorique. Il est très présent dans le quotidien de nos échanges plus souvent qu’on ne le pense. Il est à l’origine de petites et de grandes blessures relationnelles.

La difficulté de sortir de la subjectivité fera dire : « Enlève ta jaquette, j’ai trop chaud ! »

La difficulté de sortir de l’objectivité fera dire : « Mais non, tu n’as pas faim, ce n’est pas encore l’heure du repas ! »

֍ Mon langage, mon monde

Le langage au moyen duquel je m’exprime est à la fois propre à toute une communauté linguistique, tout en étant ma création. Il me précède. Il est fait d’histoire, il est modelé par une culture, mais il est teinté de mon histoire personnelle. Il a beau être commun, lorsque je m’exprime, il s’agit toujours de « mon » langage. Ma façon de choisir les mots et de les organiser, ma manière de les investir de sens et d’émotion de les habiter corporellement par ma voix, mes mimiques ou mes gestes, tout cela me dévoile, dit quelque chose de moi, de mon histoire, de ma relation personnelle avec le monde. C’est « mon langage » dans le sens où il est l’expression de « mon monde ». Mon langage abrite la promesse qui est à la source de mon désir de vivre et de participer au monde.

֍ La réciprocité du langage

Les mots ne trouvent leur véritable sens que dans la réciprocité du langage. Ce qui appelle une écoute pure, dans un climat de bienveillance et d’ouverture. Cela suppose que lorsque j’écoute autrui, je m’efforce de ne pas laisser s’installer l’écran de ce que je crois connaître de l’autre, en particulier le choix et la coloration personnelle donnée à ses mots. L’écoute est alors une manière de visiter le monde de l’autre en visitant la demeure de son langage. Cela implique de ne pas se focaliser sur les seuls contenus. Une telle écoute permet l’engagement entier de la personne, dans le sens où Buber parle de l’avènement d’un Je et d’un Tu. «Alors, l’autre s’affranchit de la confusion universelle […]. C’est chaque fois le miracle d’une présence exclusive ; alors on peut aider, guérir, élever, relever, délivrer » (Je et Tu, p. 35). Le dialogue devient le lieu d’une rencontre où la parole et son écoute deviennent libératrices, autant pour la personne qui s’exprime que pour celle qui écoute.

Pourquoi est-ce si difficile de vivre la dimension relationnelle du langage ? Pourquoi est-ce si difficile, lorsqu’une personne dit :« Je suis triste », de dire simplement : « Oh, tu es triste ; raconte-moi comment c’est pour toi d’être triste en ce moment ! » ? Et d’écouter ! Par une telle attitude, j’aide (je suis un véritable secours au sens de Ge 2, 18) pourtant mon interlocuteur à accéder, en recourant à sa propre parole, au sens que revêt pour lui le fait d’être en proie à la tristesse. Une telle attitude touche le statut du langage et cela ne devrait en principe pas être réservé au cabinet du psychanalyste !

֍ Dialogue et libération

Le dialogue est l’occasion à la fois de me dire et à la fois ce qui me libère de la prison que devient mon langage lorsqu’il ne sert plus à offrir le monde à l’autre, selon la belle expression d’Emmanuel Lévinas. Selon ce dernier, la parole sert à prendre distance avec les choses mais afin de nous les offrir mutuellement. Cela suppose de rompre avec un rapport purement utilitaire et fonctionnel des choses du monde. Le dialogue est le moyen privilégié de trouver la juste distance avec le monde et la juste distance avec autrui. « Offrir le monde à autrui par la parole », c’est faire entrer la réalité dans un monde humain fait de relations.

֍ Danger du penser identifiant

Dans notre société occidentale, nous sommes marqués, depuis le siècle des lumières, par une prépondérance de ce que Théodore Adorno (1903-1969) nommait le « penser identifiant ». Loin de rejeter la valeur évidente de ce mode de pensée, il faut cependant se méfier de sa tendance à vouloir englober la totalité du réel. Dans ce cas, dit Adorno, « le penser identifiant nous ravit la possibilité d’entrer en relation avec une chose à laquelle nous faisons face comme à un vis-à-vis indisponible que nous devrions commencer par écouter et entendre avant de pouvoir lui répondre ». (H. Rosa, Rendre le monde indisponible, p. 122). Dans cette forme de penser identifiant, on néglige le fait qu’il y a toujours une faille qui nous sépare du monde de l’Autre, malgré le projet de l’appréhender. Or, ce n’est pas pour notre malheur. Au contraire, c’est précisément dans cette déchirure, dans ce qui demeure indisponible, dans ce qui se dérobe, que peuvent venir au jour l’expérience et la vitalité réelle. Autrement dit la relation. Ce n’est pas ce que je connais de l’autre qui fait grandir la relation !

֍ Une limite posée à la connaissance de l’autre

On retrouve les récits fondateurs du début de la Genèse : En déclarant qu'il est interdit de manger d'un seul arbre, le Divin garde la place de I'autre, son caractère inviolable. Et la Loi (les Dix Paroles), ne nous dit rien d'autre : tu préserveras une place infinie pour l'autre, auquel tu ne peux accéder, que tu ne peux prendre ni « comprendre » totalement. Dieu a mis une limite, un « point d'inconnaissance », qui permet à l'autre d'exister comme autre.

« Ce qui règle la parole et la rend possible ressemble fort à l’interdit de la Genèse. Ecouter, c’est accepter de ne pas faire disparaître l’autre en soi en le mangeant ; c’est accepter de ne pas le connaître sans qu’il se révèle lui-même. Position de faiblesse ? Oui, si la vie n’est qu’individuelle. Non, si elle est relation » (Marie Balmary, La fragilité. Faiblesse ou richesse ?, p, 29).

Entre besoins et désir

֍ Le secret de l’homme : le désir de l’autre (Denis Vasse, Le poids du réel, la souffrance, p. 43).

« Dans la subjectivité, dit M. Buber, mûrit la substance spirituelle de la personne. » (Je et Tu, p. 98). Cette subjectivité ne peut être comprise que de façon dynamique, dit-il, entre participation et détachement [déconnexion] de la réalité. La subjectivité est le lieu intime «où le Je prend conscience de sa liaison [du lien] et de son détachement [de la perte de connexion] à la fois » (p. 98). Il ajoute : « C’est aussi le lieu où naît et grandit le désir d’une relation de plus en plus haute, le désir de la participation totale à l’Être » (id.). Une alternance entre lien et déconnexion est une condition de vie en ce monde.

֍ Revenir au désir de la relation

On pourrait dire qu’il y a là un processus dialectique. La relation Je-Tu est sans cesse en train de dériver vers le Je-Cela à travers une cascade d’effondrements décrite par Pierre-André Stucki. La perte du lien avec la promesse qui fait vivre et qui constitue la source du désir de relation donne naissance à l’insatisfaction. La reconnaissance de cette perte permet de faire retour (Buber parle du retournement) en vue de retrouver la source (la semence, p. 98) du désir de relation. « L’homme ne peut vivre sans le Cela. Mais s’il ne vit qu’avec le Cela, il n’est pas pleinement un homme » (Je et Tu, p. 60).

֍ Passer du besoin au désir

Le dialogue est le lieu de la transformation du besoin en désir. Lorsque l’écoute est suffisamment pure, il y a dépassement (et donc libération) du besoin d’être écouté au profit du désir de la relation. Le besoin d’être écouté, parfaitement légitime en soi, n’a pas à être nié ou dénigré. Il peut cependant faire obstacle au dialogue. Le besoin demande à être satisfait ; le désir demande à être nourri. Le registre des besoins relève du mot principe Je-Cela. Seul le registre du désir de la relation relève du mot principe Je-Tu. « Désirer revient à ne plus confondre la satisfaction du besoin, coïncidant avec la disparition de son objet, avec la présence irréductible de l’Autre manifestée dans cette disparition même » (Déni Vasse, Le temps du désir, p. 8).

Le dialogue reste en deçà de sa vocation la plus haute lorsqu’il est utilisé au service de la satisfaction des besoins. Le besoin est l’objet d’une lutte (Axel Honneth en a montré la pertinence en ce qui concerne la reconnaissance). Ce qui relève du désir, de la relation, de l’amour, ne peut pas être objet de lutte, sous peine de perdre sa nature. « La reconnaissance du désir de l’Autre est de l’ordre de l’amour dont nous ne savons rien, si ce n’est que c’est lui qui en définitive nous fait vivre, nous fait naître et mourir en vérité » (Denis Vasse, Le poids du réel, la souffrance, p. 36). Le dialogue existentiel est au service de la relation. Et tout le reste, s’il est donné, est donné par surcroît. Lorsque le dialogue s’affranchit de la prison de la fascination pour la satisfaction des besoins, la parole témoigne alors d’un Je car elle s’adresse à un Tu. ; l’écoute est celle d’un Je pour la parole d’un Tu.

֍ Le royaume de la relation et l’empire du Cela

Il y a un passage du Sermon sur la montagne qui met précisément en regard les soucis inhérents à la satisfaction des besoins et la véritable recherche à laquelle l’homme est invité : celle du Règne de Dieu et de sa justice (Mt 6, 33). Comme le souligne Pierre-André Stucki dans le chapitre qu’il consacre à ce passage de l’Evangile (in Education et réciprocité, p. 147-164), ce Règne de Dieu n’est pas à attendre pour la fin des temps. Il s’agit plutôt de rechercher dès à présent une relation avec Dieu, avec le prochain et avec soi-même qui témoigne de la libération proclamée et incarnée par Jésus-Christ. Ce n’est pas trahir le texte de l’entendre ainsi : « Cherchez d’abord la relation et tout cela (v.32, objet du souci des païens et dont Dieu sait bien que vous en avez besoin) vous sera donné par surcroît ».

Si santé et vie en plénitude riment avec satisfaction des besoins, l’humain est irrémédiablement enfermé dans le monde du Je-Cela. Car il est clair que si la vocation de l’humain est la relation, celle-ci ne s’accomplit pas dans la satisfaction mutuelle des besoins (évident en ce qui concerne la relation de couple). La fameuse parole de Jésus disant « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux » (Mt 7, 12), en invitant à se poser la question de notre désir à l’égard des autres, ne pointe-t-elle pas au fond le désir de relation ?

֍ Pas de pain seulement

Si « l’homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu », on peut en déduire que l’écoute est au principe d’une nourriture qui nous fait être humain. Autrement dit, l’homme ne vivra pas de pain seulement, mais de relation. Le pain est nécessaire pour entretenir la vie. Pour être vivant, cela ne suffit pas. La relation est ce qui fait de nous des vivants. Or, une confusion initiale (et peut-être inévitable) est, selon Denis Vasse, de « confondre la vie et le nécessaire besoin qui l’entretient » (Le temps du désir…, p. 2).

֍ Préférer la relation à mon besoin. Le contexte de cette parole de Jésus est la situation de manque induite par le jeûne où il y a renoncement à ce qui satisfait le besoin. « Le renoncement est le pivot du mouvement de retour du besoin sur lui-même. Il signe l’émergence du désir et c’est dans cette conversion du besoin en désir que se situe, à nos yeux, la spécificité de l’homme. Certes, nous ne pouvons pas vivre sans satisfaire nos besoins, mais nous ne saurions vivre en homme sans ce redoublement du besoin qui le nie. « L’homme ne vivra pas seulement de pain ». (Denis Vasse, Le temps du désir…, p. 5).

Le dialogue est lieu de renoncement (comme le jeûne pour la nourriture) à la satisfaction des besoins au profit de l’émergence du désir de la relation. « Le renoncement est la marque du désir qui ne vise plus à se satisfaire de l’autre comme d’un objet [Je-Cela] mais à le poser dans l’existence, dans sa différence de sujet inaliénable » (id p. 5).

La lecture de Denis Vasse aide à comprendre, dans un langage différent de celui de Buber, l’avènement d’un Je comme sujet de parole dans et par le dialogue. « Le secret de l’homme, c’est le désir de l’Autre. Mais pris aux rets d’une structure qui peut imaginairement le réduire au Même, l’homme perd son secret ; et dans une conformité de plus en plus meurtrière à ses images, son propre nom, son identité même lui deviennent étrangers puisque sa souffrance ne veut rien dire d’autre que son altération.
Nous vivons et nous mourons. Le lieu de ce combat est notre corps où une voix cherche à se faire entendre, dans le silence d’une écoute ouverte à ce qui parle au cœur de cette absolue contradiction » (Le poids du réel, la souffrance, p. 43).

֍ Dialogue et conversation intérieure

Selon Buber, sans dialogue avec autrui (au sens de Je-Tu), le dialogue intérieur lui-même est compromis. « Quand l’homme néglige de vérifier dans le monde réel l’apriori [on pourrait dire la primordialité] de la relation, quand il oublie de faire agir et de réaliser son Tu spontané au contact du Tu qu’il rencontre, son Tu s’introvertit. […] Ce qui se produit est un tête-à-tête avec soi-même qui ne peut être une relation, ni une présence, ni une réciprocité féconde, mais une simple division interne » (Je et Tu, p. 106-107).

La difficile écoute

Cette « négligence » dont parle Buber et qui fait fuir le dialogue véritable, a sa source dans une difficulté universellement sous-estimée : celle d’écouter la parole de l’autre en la recevant comme vraiment autre. Difficulté d’autant plus redoutable que chacun est persuadé de savoir écouter !

Accueillir résolument la parole de l’autre et la recevoir comme totalement sienne ne va pas de soi. Si je m’y fonds complètement (je m’y perds) ou si je la mange complètement (elle se perd en moi), il n’y a pas à proprement parler écoute de la parole d’autrui. Il n’y a pour résultat que de la bouillie confusionnelle. Ecouter intégralement la parole d’autrui et la recevoir dans son originalité, comme expression de sa personne unique, est l’expérience constitutive du dialogue.

 

֍ Ecouter ou obéir ?

L’écoute pure comporte une composante d’obéissance. Cet aspect est hélas source de graves malentendus et conduit entre autres, dans le contexte biblique, à traduire trop souvent le verbe écouter par obéir. Ce raccourci porte préjudice à une compréhension correcte de ce qu’est l’écoute. L’écoute est obéissance en commençant par être juste écoute et seulement écoute. Cela veut dire que dans cette écoute, je dois renoncer à mon besoin de compréhension immédiate tout comme à mon besoin d’apporter aussitôt une réponse à une question ou une solution à un problème. La compréhension, si elle doit avoir lieu, viendra en son temps et sera le fruit de l’écoute. Par l’écoute, je me fais visiteur du monde de l’autre comme de celui de qui j’ai tout à apprendre. Mon écoute commence par être une « écoute qui ne sait pas » (D. Vasse, op. cit. p. 43), animée avant tout par le désir de rencontre. Je me « soumets » à l’autre, non pas dans le sens de me plier à ses volontés, mais dans le sens où je m’expose dans la relation, un peu dans le sens où on parlait de l’exposition d’une plaque photographique. La compréhension qui en résulte est relationnelle. On peut en parler comme empathie cognitive. Le philosophe Alphonso Lingis en parle précisément lorsqu’il dit : « Il ou elle s’approche en tant que surface d’un autre impératif [que le mien]. Son approche conteste mon environnement, mon agencement pratique et mon arène sociale. Son approche commande une compréhension qui émerge de la sensibilité affectée par sa souffrance » (La communauté de ceux qui n’ont rien en commun, p. 43). Cette empathie cognitive est le fruit d’une écoute qu’évoque pour moi le terme grec upakouw, utilisé dans le Nouveau Testament et traduit chaque fois par obéissance. Il y a raccourci, à mon sens, car on néglige ainsi l’espace entre la parole et l’exécution éventuelle de la volonté exprimée par cette parole. Par ce raccourci, on fait adhérer en quelque sorte une réponse immédiate à la parole. Or, le moins qu’on puisse dire, c’est que relationnellement, les choses sont plus subtiles ! On voit mal comment une écoute se confondant avec l’obéissance pourrait être source de libération. Jésus, en Jean 8, 31, ne dit pas « Si vous faites ce que je dis,… », mais « Si vous demeurez dans ma parole, vous serez en vérité mes disciples. Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres ».

Un Je, un Tu, une Parole.

Très proche en cela de M. Buber, le dialogue Imago propose la formule : Je t’entends dire… Très précisément un Je, un Tu et une Parole.

Dans Je et Tu, Buber suggère que dans la relation Je-Tu, ce ne sont pas les caractéristiques de la personne, un « faisceau lâche de qualités définies », ses « frontières », qui la définissent, mais que celle-ci « remplit tout l’horizon ». Lorsqu’il y a réciprocité dans cet esprit, chaque partenaire du dialogue est contenu par l’autre et à la fois contient l’autre. Comme si dans la demeure commune de la relation où ils sont contenus, ils peuvent dès lors se contenir mutuellement. L’un ne va pas sans l’autre. Je ne peux contenir l’autre qu’au sein d’un espace de la même nature que l’attitude intérieure requise. Autrement dit, seul l’amour peut correspondre à la définition la plus haute de cet espace à la fois « entre » et à la fois « contenant ». Seul l’amour, au sens où le définit Buber, peut être à la fois cet espace qui contient et ce mouvement intérieur qui ouvre à la rencontre. Cet élan est de l’ordre du désir et non de ce qui en nous cherche constamment à combler des manques ou à satisfaire des besoins.

« Les sentiments, dit Martin Buber, on les « a » ; l’amour est un fait qui « se produit ». Les sentiments habitent dans l’homme, mais l’homme habite dans son amour. Il n’y a pas là de métaphore, c’est la réalité. L’amour n’est pas un sentiment attaché à un Je et dont le Tu serait le contenu ou l’objet ; il existe entre le Je et le Tu. » (Je et Tu, p. 34).

On comprend mieux l’invitation de Jésus à « demeurer dans son amour » (Jn 15, 9). Buber dit que l’amour est « une radiation cosmique ». Dans le Nouveau Testament, l’amour revêt cette dimension comme absolu : « Dieu est amour » (I Jn 4, 8).

 

La parole en travail

« Or je vous le dis : les hommes rendront compte au jour du jugement de tout parole sans portée qu’ils auront proférée » (Mt 12, 36).

Le terme argos (argoj), en grec, évoque ce qui est inutile, ce qui ne travaille pas, ce qui n’aboutit à rien. Une lance qui ne coupe pas, de l’argent qui ne rapporte rien. Au passif : non abouti, inachevé, négligé, non travaillé.

Il s’agirait, appliqué à la parole, d’une parole paresseuse, d’une parole allant avec et exprimant une passivité, une négligence du projet relationnel auquel invite la parole. Dans cette perspective, la parole n’est pas simplement l’expression d’une chose qui a déjà été pensée ou ressentie (en fait, une parole passive), mais elle est liée à un travail, elle est travail. Or, cette parole « en travail » ou « travaillée », active, animée de conscience et ouverte à la relation avec soi et avec autrui, n’est-ce pas précisément celle de tout dialogue authentique? La parole ne se borne pas à être un instrument de pouvoir visant à agir sur une réalité ou sur une personne. Elle est prioritairement indissociable d’un travail sur soi et entre soi. Autrement dit, elle est faite pour être entendue non seulement par l’écoutant mais aussi par l’écouté. Dans la thérapie relationnelle Imago, la pratique du miroir offre concrètement cette possibilité d’écouter « doublement » la propre parole afin que celle-ci puisse endosser tout son poids et ainsi « travailler » en nous, avec le « nous » du dialogue.

Prêchant un jour devant une grande assistance, Rabbi Mikhal de Zlotschov dit: « Ce que je dis il faut l'écouter. » Il ajouta aussitôt : « C'est à dessein que je n'ai pas commandé : Écoutez ce que je dis ! mais bien : Ce que je dis, il faut l'écouter ! entendant par là que moi aussi, je suis tenu à écouter ce que je dis. » (Martin Buber, Les récits hassidiques 1, Points Sagesses 1963, p. 215

Une modélisation du dialogue : la thérapie relationnelle Imago

Le cadre : une dimension rituelle. Un temps dédié au dialogue. Un vis-à-vis intégrant à la fois l’immédiateté du regard, de la connexion et tout le temps nécessaire à la parole et à son écoute

Un face à face où l’on accepte de s’exposer : apprivoiser une proximité féconde

Une invitation douce : « Je t’invite à venir visiter mon monde »

Un miroir fidèle : « Je t’entends dire que … Est-ce que c’est bien ça ?»

Des amorces de phrases : éviter la position d’autorité inhérente au fait de poser une question.

Un résumé : honorer le discours de l’autre

L’empathie cognitive : la compréhension de la logique du monde de l’autre

L’empathie émotionnelle : aller à la rencontre du monde des sentiments de l’autre

Switch : inversion des rôles. « Une chose qui m’a touché·e dans ce que j’ai entendu… »

Deux citations en guise de fin

« Là où l’entretien s'accomplit en son essence, entre des partenaires qui se sont véritablement tournés l'un vers l'autre, qui s'expriment sans réserve et sont libres de toute volonté de paraître, il se produit dans leur communauté un mémorable état de fécondité, comme il ne s'en présente nulle part ailleurs. […].
Ce phénomène, on le connaît fréquemment dans le dialogue à deux ; mais j'en ai fait aussi l'expérience, parfois, dans le dialogue à multiples voix » (M. Buber, Élément de l’interhumain, p. 216).

« Et si une psychanalyse, finalement, c’était ça ? Un espace dans lequel une personne en souffrance trouve chez son interlocuteur l’écho qui lui est nécessaire pour qu’elle puisse s’approprier ses propres expériences du monde ? Autrement dit, un espace dans lequel ce qu’une personne commence à se formuler à elle-même, en l’adressant à une autre, lui est restitué d’une façon qui lui évite de l’oublier ? Ce processus a reçu plusieurs noms dans l’histoire de la psychanalyse, mais il y a peu de temps qu’il est reconnu comme le moteur d’une expérience analytique réussie ».

            Serge Tisseron, Fragment d’une psychanalyse empathique, Albin Michel 2013, p. 65