Séminaire de philosophie et de théologie Crêt-Bérard, le 1er décembre 2018

Discours théologique et altérations de la communication

Dans le prolongement de la ligne ouverte par Hubert Wykretowicz lors de notre dernière rencontre, ce que je vous propose, c’est de nous attacher au discours théologique pour examiner les altérations de communication auxquelles il peut donner lieu et mettre en évidence quelques points test qu’il convient de prendre en considération s’il s’agit de nous en prémunir. Dans un premier temps nous nous arrêterons au moment où le discours théologique est émis ; dans un second temps, nous élargirons le champ de vision pour prendre en compte le mouvement d’échanges dans lequel il peut s’inscrire.

1. Référence de départ

Paul Watzlawick et l’école de Palo Alto nous ont appris à considérer que toute communication humaine s’effectue sur au moins deux niveaux : le niveau du contenu et le niveau de la relation (2ème axiome de la Logique de la communication)1. Toute communication implique donc une dualité de perspectives. Quand les niveaux se contredisent ou quand les perspectives sont déniées ou réduites l’une à l’autre, il y a risque d’altération de la communication, avec des effets néfastes sur la compréhension, voire sur la santé de ses protagonistes (l’école de Palo Alto est née d’une volonté thérapeutique !).

Toutefois, il est fréquent que l’un des niveaux demeure hors du champ de considération de l’émetteur, sans pour autant être nié ou dénigré. A ce stade, il n’y a pas d’altération de la communication.

Il y a altération de la communication :

1.1. Quand la communication est structurée de telle manière que ce qu’elle affirme au niveau du contenu et ce qu’elle affirme au niveau de la relation s’excluent. Le sens du message devient alors indécidable. Entre les deux niveaux les affirmations sont paradoxales2 et installent une double contrainte : ex. « Cesse de toujours m’obéir ! », ou « Comme l’affirmait Jean-Jacques Rousseau [?] : il faut se laisser porter par ses sentiments et ne pas écouter les autres ! »

1.2. Quand la communication admet la perspective du contenu mais dénigre celle de la relation, la dénie ou la réduit à une détermination du contenu3. Dans ce cas, le message fait fi des conditionnements de son émission et de sa réception, de la subjectivité de son émetteur et de ses récepteurs, ainsi que de la nature du rapport qui les lie. Il y a altération dans la mesure où le message devient une entité objectivée et abstraite, hors contexte et sans historicité.

1.3. Quand la communication admet la perspective de la relation mais dénigre celle du contenu, la dénie ou la réduit à une détermination de la relation. Dans ce cas, le message fait fi de la consistance du propos ; il ne vise qu’à renforcer un sentiment communautaire ou à asseoir une puissance sans se soucier de cohérence ni d’honnêteté intellectuelle ; l’objet de la communication est asservi à un jeu de reconnaissance ou de pouvoir entre émetteur et destinataire. Il y a altération de la communication dans la mesure où le message devient une entité fluctuante et incertaine, livrée à des jeux extrinsèques.

A partir de ces références, je me propose d’en examiner les implications sur l’émission du discours théologique.

2. Le discours théologique au moment de son émission

Le discours théologique est un discours d’un genre particulier, dans la mesure où il introduit dans la communication un rapport à Dieu. Plus précisément, le discours chrétien se réfère au témoignage du Nouveau Testament ; le Nouveau Testament témoigne d’un événement, la parole que Dieu nous adresse en Jésus-Christ qui, selon ses auteurs, leur a apporté une nouvelle compréhension d’eux-mêmes et les a poussés à en témoigner pour qu’il renouvelle, de même, la compréhension de soi de ceux auxquels ils s’adressent; dans cette compréhension de soi, la personne humaine est considérée en tant qu’individu devant Dieu4, comme un "tu" auquel Dieu sˆadresse ; elle diffère des compréhensions dans lesquelles la personne est ramenée à un exemplaire d’une généralité ou à une composante des lois du monde. Par suite, le discours chrétien entend, sur la base du témoignage du Nouveau Testament, donner à comprendre la parole de Dieu et offrir à ses auditeurs l’occasion d’une nouvelle compréhension d’eux-mêmes. Dans son caractère fondamental et premier, il est porteur d’un contenu en même temps qu’il vise une modification dans le rapport à l’existence de ses auditeurs. Il intègre la dualité de perspectives mise en évidence par Watzlawick.

Mais le discours théologique chrétien est, lui aussi, soumis à la logique de la communication et à ses règles. Il est donc susceptible d’altération dans le cas où il y a distorsion de la communication. Et notamment quand il y a incompatibilité entre le niveau du contenu et le niveau de la relation.

3. Quelques formes d’altération en raison d’affirmations qui s’excluent entre les niveaux.

3.1. Sur la question de l’autorité. L’initiateur de la communication énonce à ses destinataires une promesse ou une exigence à l’endroit des humains qu’il réfère à l’autorité divine ; il peut le faire en considérant ses destinataires commes ses égaux et en se mettant sur le même pied qu’eux. Mais il peut aussi profiter de la communication pour se donner à lui-même une position d’autorité sur eux ; comme s’il participait à l’autorité divine. Dans ce cas, il y a deux affirmations d’autorité qui s’excluent entre le niveau du contenu et le niveau de la relation : au niveau du contenu la promesse et l’exigence mettent l’émetteur sur le même pied que ses destinataires, mais au niveau de la relation il prétend à une position de supériorité. Il en résulte une altération de la communication par rapport à la question de l’autorité.

Une illustration classique de cette altération nous est donnée dans la « Parabole du Grand Inquisiteur », dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski. Le Grand Inquisiteur et ses semblables se sont emparés de l’autorité du Christ pour eux-mêmes et ont détourné son œuvre : « Nous avons corrigé Ton œuvre et l’avons fondée sur le miracle, le mystère et l’autorité. Et les hommes se sont réjouis d’être de nouveau menés comme un troupeau et que leurs cœurs fussent enfin délivrés d’un si terrible présent [= la liberté], qui leur avait valu tant de souffrances.5 »

Toutes les situations où la posture autoritaire d’un gourou ou d’un clergé sur sa commumauté contredit la prétendue fraternité humaine devant Dieu en sont d’autres illustrations.

3.2. Sur la question de l’indicibilité. L’initiateur de la communication affirme à ses destinataires l’indicibilité de Dieu, sa transcendance totale, son mystère impénétrable, son altérité absolue et prétend en même temps contribuer à le connaître, donner des cours sur lui, en dire tout de même quelque chose. Dans ce cas, il y a deux affirmations à propos du parler qui s’excluent entre le niveau du contenu et le niveau de la relation : au niveau du contenu le parler est impossible, mais au niveau de la relation, il y a prétention à sa possibilité. Il en résulte une altération de la communication par rapport à la question de l’indicibilité.

Dans la littérature théologique, il s’est écrit des pages et des pages sur l’indicibilité de Dieu !

3.3. Sur la question du surgissement de la foi. L’initiateur de la communication affirme à ses destinataires que seul l’Esprit de Dieu peut faire naître la foi et qu’il agit dans une liberté souveraine, et en même temps il leur propose une méthode ou un chemin qui leur permettra de développer leur spiritualité et de favoriser le surgissement de la foi. Dans ce cas, il y a deux affirmations à propos de la foi qui s’excluent entre le niveau du contenu et le niveau de la relation : au niveau du contenu la foi ne peut que nous être donnée par Dieu, mais au niveau de la relation, il y a prétention à contribuer à son éclosion, comme si l’émetteur avait part au divin. Il en résulte une altération de la communication par rapport à la question du surgissement de la foi.

De nos jours, nombre d’ouvrages de spiritualité tombent dans ce travers, illustré par les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, très en vogue aujourd’hui chez les protestants.

Nous pourrions évoquer aussi l’attitude des Eglise face à la désertion et à la baisse du nombre des croyants et les discours qu’elles tiennent lorsqu’elles espèrent un renouveau de la réorganisation de leurs structures.

3.4. Sur la question de la reconnaissance. L’initiateur de la communication soutient que c’est face à Dieu que se joue l’essentiel dans la vie humaine et en même temps, à l’égard de ses destinataires, il use de techniques de séduction pour se faire admirer et se valoriser à leurs yeux. Dans ce cas, il y a deux affirmations à propos de la reconnaisance qui s’excluent entre le niveau du contenu et le niveau de la relation : au niveau du contenu la reconnaissance essentielle, c’est celle de Dieu, mais au niveau de la relation, celle qui compte c’est la reconnaisance des destinataires. Il en résulte une altération de la communication par rapport à la question de la reconnaissance.

En son temps, selon l’Evangile de Matthieu, Jésus avait déjà mis le doigt sur cette altération : « Gardez-vous d’accomplir vos devoirs religieux devant les hommes pour être vus d’eux [...] en vue de la gloire qui vient d’eux [...] Adresse ta prière à Dieu dans le secret et ton Père qui voit dans le secret te le rendra. » (Mt 6,1ss)

On se souvient aussi de l’aphorisme de Sören Kierkegaard s’en prenant au clergé de son temps : « Dans la somptueuse cathédrale, voici paraître le Très Révérend et Très Vénérable prédicateur secret et général de la Cour, le favori, l'élu du grand monde; il paraît devant un cercle choisi d'une élite choisie et il prêche avec émotion sur ce texte qu'il a lui-même choisi : "Dieu a choisi ce qui est humble et méprisé dans le monde" - et personne ne rit. »6

Toutes ces formes d’altération du discours théologique proviennent d’une incompatibilité dans la communication entre le niveau du contenu et le niveau de la relation. Dans l’idée d’examiner maintenant les altérations qui peuvent se produire en raison d’une communication déniant l’une ou l’autre de ces perspectives, il convient de considérer de plus près le discours théologique.

4. La dualité du discours théologique7

Le discours théologique dépend du témoignage du NT qu’il entend reprendre fidèlement, et d’autre part il entend le transposer en vue du renouvellement de la compréhension de soi de ses auditeurs. Il se retrouve ainsi devant une tâche herméneutique, interpréter et comprendre les textes du Nouveau Testament pour pouvoir saisir le message et la compréhension de soi qu’il propose et, d’autre part, devant une tâche proclamatrice, mettre en perspective ce message et cette compréhension de soi en les rendant parlants dans le cadre de vie et de relations de ses auditeurs. A ces deux tâches correspondent deux types de discours théologiques : un discours réflexif qui entend établir et contrôler la démarche d’interprétation des textes bibliques pour décrire le processus de changement et la compréhension auxquels ils appellent, et un discours interpellateur qui entend transmettre le message et appeler ses auditeurs à changer de compréhension d’eux-mêmes.

Du point de vue de la logique de la communication, ces deux types de discours théologiques sont à différencier.

Dans la perspective de la relation, le discours interpellateur s’adresse à des auditeurs insérés dans le réseau de leur relations de vie, il vise à agir sur leur compréhension d’eux-mêmes et à contribuer à un changement ; et, dans la perspective du contenu, il se caractérise par la transmission d’un message destiné à éclairer ou interroger la vie de la subjectivité. Dans le discours interpellateur, la perspective de la relation prédomine.

Dans la perspective du contenu, le discours réflexif cherche à comprendre les textes néotestamentaires et à dégager la compréhension de soi à laquelle ils appellent, il met en évidence ses particularités, ses tenants et aboutissants, et il décrit le changement auquel la tâche interpellatrice se doit de contribuer ; et, dans la perspective de la relation, il fait abstraction du contexte de vie de ses auditeurs et il s’adresse à eux en tant que sujets connaissants plutôt qu’en tant que sujets existants. Dans le discours réflexif, la perspective du contenu prédomine.

Cependant, ces types de discours théologiques sont aussi légitimes l’un que l’autre : la tâche proclamatrice a besoin de la tâche herméneutique pour recevoir d’elle le message qu’elle a à transmettre, le vérifier et en rendre compte ; et la tâche herméneutique n’a de sens que si elle débouche dans la tâche proclamatrice. Les deux tâches et les discours qui leur correspondent sont en relation dialectique ; ils sont distincts mais ils s’impliquent mutuellement.

Par conséquent, si, principiellement, le discours interpellateur donne la prééminence à la perspective de la relation, il n’en résulte pas le déni ou le dénigrement de la perspective du contenu. Dans la mesure où il est attaché dialectiquement à la tâche herméneutique, la perspective du contenu est prise au sérieux. De même, si, principiellement, le discours réflexif donne la prééminence à la perspective du contenu, il n’en résulte pas le déni ou le dénigrement de la perspective de la relation. Dans la mesure où il se considére au service de la tâche proclamatrice et où l’objet sur lequel il porte n’est pas une vérité atemporelle et éternelle, mais un processus relationnel impliquant la subjectivité, la perspective de la relation est prise au sérieux.

Cela dit, il demeure tout à fait possible voire courant que, de fait, dans le discours théologique, la perspective de la relation fasse l’objet d’un déni ou d’un dénigrement.

5. Quelques forme d’altération en raison du déni ou du dénigrement de la perspective de la relation.

Dans le cadre d’un discours théologique de type réflexif, le déni ou le dénigrement de la relation se marque dans les implications de son contenu.

5.1. L’objectivation. L’initiateur de la communication prétend faire abstraction de la teneur personnelle et relationnelle et il développe un discours sur l’essence de Dieu et ses attributs, sur les preuves de son existence, sur les relations trinitaires ou sur l’histoire du salut. Il en fait des vérités objectives, qui valent de manière générale par-delà toute subjectivité et toute procédure de communication. Il n’attend aucune appropriation personnelle, aucun renouvellement subjectif, seulement un tenir pour vrai. Il prétend à l’adhésion de l’auditoire universel. Il en résulte une altération de la communication théologique. Ce qui est pari est présenté comme une réalité objective, ce qui est interpellation est transformé en savoir qui s’impose. Et la dimension relationnelle déniée revient ainsi par la fenêtre sous la forme d’une prétention à dominer les consciences.

Le discours théologique métaphysique classique constitue une illustration de cette forme d’altération, de Thomas d’Aquin à Richard Swinburne et Alvin Plantinga.

Mais du côté de la pensée évangélique fondamentaliste, le discours tenu sur la Bible donne lieu à une altération analogue. Dans la mesure où il présente la Bible comme « Parole de Dieu », infaillible et inerrante, et ce qu’elle raconte comme des faits historiques8, il absolutise le texte et le transforme en vérité objective valant de manière générale par-delà toute subjectivité et toute procédure de communication. Là aussi, il y a une prétention à la domination. La Bible n’a plus à être reprise en qualité de témoin dans le cadre d’un processus de communication, elle est un édit divin et la foi n’est plus un changement de compréhension de soi, mais une application sans discussion de l’édit. Nous retrouvons donc une même altération par rapport au changement visé par le discours théologique.

A l’inverse, dans le cadre d’un discours théologique de type interpellateur, le déni ou le dénigrement de la relation se marque dans la perspective de la relation.

5.2. La déconnexion. L’interpellateur prend appui sur la Bible, et développe un discours à propos d’un de ses thèmes ou d’un de ses personnages. Il fait entrer ses auditeurs dans le monde de la Bible, leur explique le contexte historique, commente le thème ou évoque l’histoire du personnage, ce qu’il subit, ce qu’il fait, ce qu’il décide. Il le donne en modèle ou il tire une leçon. Mais tout au long de son discours, il n’a jamais montré en quoi cela pouvait être important aujourd’hui pour ses auditeurs, ni à quoi cela s’opposait ; il n’a jamais pris en compte le contexte actuel (dans lequel le christianisme ou la foi en Dieu ne vont plus de soi) ni connecté son discours avec ce que ses auditeurs pouvaient vivre dans leurs relations et leur environnement à eux. Il les a emmenés dans une autre sphère sans se soucier d’en tirer partipour les ramener ensuite dans leur propre sphère avec la possibilité d’une nouvelle compréhension d’eux-mêmes. Avec son discours, il n’a fait que les divertir. Il en résulte une altération par rapport à la visée de changement du discours théologique.

Et les problèmes de liens entre les sphères peuvent encore empirer, quand le discours se dit en patois de Canaan.

Mais dans le discours théologique, les altérations peuvent aussi se produire par rapport à la perspective du contenu.

6. Quelques forme d’altération en raison du déni ou du dénigrement de la perspective du contenu.

Les formes d’altération du discours théologique en raison du déni ou du dénigrement de la perspective du contenu se donnent de manière similiaire dans le discours de type réflexif et dans le discours de type interpellateur : le contenu n’est pas pris au sérieux dans sa propre logique et il est inféodé à la visée relationnelle.

6.1. L’évaporation. L’initiateur de la communication développe un discours qui entend faire comprendre que ce qui compte dans la foi chrétienne, ce ne sont pas les paroles ou les mots, mais le ressenti, le sentiment intérieur ou l’expérience religieuse que nous pouvons en faire. Il orientera ainsi ses auditeurs du côté de la sentimentalité, des émotions ou de l’extase, voire du parler en langues, au détriment d’un contenu consistant et spécifique. Il prétend inciter à la foi mais en fait il livre ses auditeurs à leur propre subjectivité. Il en résulte une altération par rapport à la consistance et à l’extériorité du message qu’il prétend transmettre.

Le romantisme s’est particulièrement illustré dans la transformation du discours théologique en épanchement de l’âme! Nombre de cantiques en témoignent. Et le romantisme, aujourd’hui, se porte toujours bien ! Il fleurit abondamment sous l’appellation fourre-tout de de « spiritualité ».

6.2. L’accommodation. L’initiateur de la communication développe un discours qui entend donner à comprendre la foi chrétienne, mais en même temps il a le souci de plaire à son auditoire et la crainte de lui déplaire. Aussi va-t-il arranger son contenu de manière à ce qu’il soit recevable. Il passera sous silence, gommera ou trafiquera les aspects qui peuvent déranger ou scandaliser. Et il accentuera ceux qu’il suppose agréables aux oreilles de ses auditeurs. Il en résulte une altération des arrêtes du message qu’il prétend transmettre.

L’illustration classique de cette altération des arrêtes pour complaire à l’auditoire, ce sont les discours jésuitiques rapportés par Blaise Pascal dans ses Lettres à un Provincial. Mais ils n’ont rien de rare, les cas où les locuteurs sont plus soucieux de conforter les vues de leur auditoire que de les mettre en présence de la dimension critique de la foi chrétienne !

6.3. L’utilisation. Plutôt que de chercher à plaire, l’initiateur de la communication peut aussi chercher à s’en servir pour renforcer une cause dans une controverse ou pour étendre son pouvoir. La référence à la foi chrétienne devient alors un argument utilitaire dans le cadre d’une autre problématique. Et alors rien n’empêche qu’elle soit dénaturée. L’honnêteté intellectuelle à son endroit n’a plus rien d’obligatoire. Il en résulte un détournement de la spécificité du message qu’on prétend transmettre.

Une bonne illustration de cette altération nous est donnée par les prédications des Deutsche Christen ; ou, plus proche de nous, par les prêches évangéliques américain en faveur de Donald Trump, notamment quand il se servent de la référence biblique au roi Cyrus pour appeler à le soutenir malgré ses travers et ses étrangetés9. Au reste, lorsqu’en réaction à l’islamisme, les chrétiens tiennent des discours théologiques en faveur de l’Europe chrétienne, ils donnent dans le même détournement.

Notons également que dans le discours théologique, l’honnêteté intellectuelle peut être bafouée encore d’une autre manière : quand par une identification de la Bible à la Parole de Dieu, on en vient à faire de son texte une vérité dernière et à la mettre en concurrence avec les modèles scientifiques pour contester l’évolutionnisme ou les changements climatiques.

Moins extrêmes mais tout aussi répandus, on pourrait évoquer encore ces prédications et ces discours ecclésiaux qui développent leur matière comme si la recherche historico-critique et la rigueur intellectuelle nécessaires au dialogue avec la culture, les sciences et le philosophie n’existaient pas ; soit que l’importance de ces perspectives soit ignorée, soit que qu’elles soient tenues pour inutiles, soit par sous-estimation des auditeurs.

7. Le discours théologique dans le mouvement d’échanges: communication et métacommunication.

Jusqu’ici, en portant l’attention sur les diverses formes d’altération du discours théologique suite à l’incompatibilité entre les niveaux du contenu et de la relation ou suite au dénigrement de l’une ou l’autre de ces perspectives, nous n’avons pris en considération que le moment de la communication où un locuteur émet un discours théologique. Mais la communication est un mouvement, qui se compose d’aller et de retours entre deux ou plusieurs partenaires. Il convient donc maintenant d’élargir le champ de vision et de prendre en compte ce mouvement.

Nous pouvons partir de la situation où un locuteur A adresse à un auditeur B un message l’invitant à regarder sa vie à partir de l’Evangile et à s’interroger sur sa compréhension de soi. Ce faisant, le locuteur A tient un discours théologique de type interpellateur. S’il est tenu correctement, ce discours va mettre l’auditeur B devant un paradoxe : dans la communication humaine qui s’est amorcée, il est question de la parole de Dieu ; la communication ne met pas seulement en présence deux personnes, elle met en présence deux personnes avec un Dieu qui parle.

Ce discours théologique va sans doute susciter un malaise chez B. Car le paradoxe devant lequel il se trouve mis est nimbé d’une invraisemblance certaine. Aussi, s’il ne se détourne pas de A avec commisération, mépris ou amusement, B risque bien de lui demander un certain nombre d’éclaircissements.

Alors A, s’il est cohérent avec sa visée de départ, va tenir à B un nouveau discours, discours dans lequel il va rendre compte de ce qu’il a dit précédemment, en le commentant, le développant, l’expliquant. Ce faisant, il quitte le discours de type interpellateur et passe à un discours de type réflexif.

Ainsi, nous pouvons considérer schématiquement que le rapport qu’entretiennent ces deux types de discours est celui d’une communication et d’une métacommunication. Une métacommunication est une communication sur la communication. Ici, la métacommunication de A entend répondre au malaise de B par rapport à la communication première de A. Le discours théologique réflexif est en situation de métacommunication par rapport au discours théologique interpellateur. Du point de vue théologique, le discours interpellateur est constitutif et la métacommunication est à son service.

Entre A et B, le dialogue peut se poursuivre un certain temps avec des échanges de type réflexif. Soit que B demande de nouvelles explications à A, soit qu’il en conteste certains points. Cependant, une fois les échanges réflexifs épuisés, A, s’il est cohérent avec lui-même et si B n’a pas abandonné le champ de la discussion, estimera nécessaire d’en revenir à un discours interpellateur.

Théologiquement, la communication et la métacommunication sont donc en rapport dialectique : la communication de l’Evangile a besoin de la métacommunication théologique pour pouvoir s’expliquer sur elle-même ; et la métacommunication théologique n’a de sens que si elle sert la communication de l’Evangile. Rien d’étonnant à ce que nous retrouvions ici ce que nous avions déjà relevé de la relation entre discours intepellateur et discours réflexif (Cf. §4, p.4) !

Ce lien dialectique implique que dans le passage de la communication à la métacommunication, le discours réflexif soit compatible avec le discours interpellateur et permette un retour à lui. A défaut, nous avons à faire, sous un nouvel angle, à une altération du discours théologique.

8. Altération dans le passage de la communication à la métacommunication.

Après avoir adressé à B son discours théologique de type interpellateur, B a répondu à A par des questions et des objections. Comme à bon nombre de gens aujourd’hui, l’idée de Dieu lui fait problème et le problème s’exacerbe pour lui devant la prétention de A à invoquer une parole de Dieu. A ouvre alors une métacommunication dans laquelle il essaie de répliquer aux questions et objections de B et de justifier ce qu’il a dit dans son interpellation.

Pour réduire l’obstacle constitué par le paradoxe de la parole de Dieu, A peut vouloir appuyer son interpellation sur un fondement général objectif. Il développe par exemple, comme évoqué en 5.1, un discours justificatif sur l’essence de Dieu et ses attributs, sur les preuves de son existence, sur les relations trinitaires, sur l’histoire du salut, sur un besoin religieux inhérent à la nature humaine ou sur l’inspiration de la Bible. Il en fait des vérités objectives, qui s’imposent par-delà toute subjectivité et toute procédure de communication.

Mais avec ce point de vue, A supprime les raisons qu’il y aurait de coupler son discours avec un discours interpellateur. En résorbant le paradoxe de la parole de Dieu dans une conception générale objective, de fait il l’annule et il entre dans un rapport de pouvoir en n’attendant plus de B une appropriation personnelle, un renouvellement subjectif, mais seulement un tenir pour vrai, une adhésion à la raison universelle et un alignement sur elle. Entre elles, il y a incompatibilité et donc altération du discours théologique.

Il en ressort que la compatibilité entre communication et métacommunication et la possibilité d’un retour de la deuxième à la première supposent que le discours réflexif ne se propose pas de dissoudre le paradoxe de la parole de Dieu dans une conception générale objective ni de le contourner ; et, corollairement, que le discours ne sape pas le rapport égalitaire que ce paradoxe institue, en lui substituant un rapport de domination. Dans sa métacommunication à B, A peut expliquer ce que le paradoxe implique, comment il faut le comprendre, à quelle compréhension de soi il conduit, à quoi il s’oppose, d’où il en a reçu l’idée et par quelles procédures d’interprétation, mais il ne peut ni l’occulter, ni le réduire.

Reprise conclusive : points-tests pour le discours théologique.

Nous ne pouvons assurer que notre discours théologique prendra sens pour nos destinataires. Le surgissement d’un sens pour la conscience reste un événement sur lequel nous n’avons guère de prise, au même titre que le surgissement de la foi. Mais ce que nous pouvons, c’est chercher à nous prémunir contre les risques d’altération de notre communication. Et pour cela la perspective de la logique de la communication de Watzlawick nous offre de précieux points-tests : assurément, il y aura altération de sens si notre communication donne lieu à une incompatibilité entre ce qui se dit au niveau du contenu et ce qui se dit au niveau de la relation, ou si elle dénie l’une ou l’autre de ces perspectives.

Et à cet aspect de la logique de la communication nous pouvons ajouter l’éclairage complémentaire du rapport qui doit lier communication et métacommunication. Il nous offre, lui aussi, un précieux point-test : assurément, il y aura altération de la communication théologique si entre la communication et la métacommunication il n’y a pas de retour possible, si le discours réflexif s’avère incompatible avec le discours interpellateur, s’il le sape sous l’angle du contenu ou sous l’angle relationnel.

Voilà. Merci de votre attention. Maintenant retour à la communication dans sa perspective relationnelle. Et à vous de m’interpeler !

Marc-André Freudiger

  1. P. Watzlawick, J. Helmick Beavin, Don D. Jackson, Une logique de la communication, Le Seuil, Paris, 1972.
  2. Selon Paul Watzlawick : un paradoxe pragmatique (injonction paradoxale, prévision paradoxale, etc) est une contradiction logique : elle se produit au terme d’une déduction correcte à partir de prémisses « consistantes ». Elle se distingue de l’antinomie qui ne fait que juxtaposer sur un même plan deux affirmations contradictoires. Ibidem, p. 188.
  3. Cf. « La communication est ainsi à double face, en elle-même ambiguë [...] Il en résulte la dualité de la perspective sur ce qui est dit et de celle sur la relation entre destinateur et destinataire. Dans le moment où l'on adopte l'une d'elles, on renvoie l'autre à l'arrière-plan (on met l'autre entre parenthèses), mais on sombrerait dans le piège du réductionnisme si l'on en venait à poser que l'une détermine l'autre. » Pierre-André Stucki, in document Sens et non-sens : la rhétorique. Projet, 22.11.2018
  4. Cf. Rudolf Bultmann, La conception de l’homme et du monde dans le Nouveau Testament et dans l’hellénisme, in « Foi et compréhension », tome 1, p. 448, Le Seuil, Paris, 1970
  5. Fédor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, tome 1, p. 326, Livre de Poche No 825, Paris, 1972.
  6. 6 Sören Kierkegaard, L'Instant no 6, in « Oeuvres Complètes », vol. 19, p.199, éd. de L'Orante, Paris 1982
    7 Cf. Pierre-Luigi Dubied, Interprétation et changement. Herméneutique et pragmatique, in « Quand interpréter c’est chan- ger », p. 197ss, Labor et Fides, Genève, 1995.
  7. Cf. Déclaration de Chicago, art. XIV : « Nous affirmons que les événements, les paroles et les discours rapportés par la Bible en des formes littéraires variées sont conformes à des faits historiques. »
  8. « It was Graham [= Rev Franklin Graham, son of the evangelist Billy Graham] who told millions of America’s evangelicals that they could vote for Trump with a clear conscience since Trump was comparable to the ancient Persian ruler Cyrus, men- tioned in the Old Testament. How does this Cyrus-Trump comparison work? Cyrus was an all-conquering Persian king. Around 550BC he overthrew the Babylonians, who had persecuted the Jews by driving them into captivity, and stripped them of their freedoms. When Cyrus conquered the Babylonians, he released all the captives. Moreover, he respected the traditions of the lands he captured and ruled with a lean, decentralised administration. For American evangelicals, the rule of Cyrus is one that worked to the advantage of all its subjects – and especially God’s chosen people. Cyrus is the only foreign ruler referred to as “Messiah” (literally “His anointed one”) in the Old Testament (see Isaiah 45:1), and is the only non-Jewish figure in the Bible to be given this accolade. Graham, in signalling that Trump was a kind of Cyrus, was simply saying that evangelicals and fundamentalists could now rid themselves of a once dominant, centralising liberal hegemony, and reclaim their religious freedoms. They could do this even by voting for someone who manifestly doesn’t share their evangelical faith. But Trump, in this equation, therefore emerges as a liberator-messiah-ruler, and Washington as a kind of centralising Baby- lon. And you don’t need to be a genius to work out that Trump is the Cyrus who delivers all God-fearing Americans from that awful prospect of the Whore of Babylon (Book of Revelation, chapters 17 and 18) living in the White House. “Drain the swamp” and “lock her up” are therefore implicit religious rallying calls, not just injudicious hate speech. These are the chants of the self-proclaimed righteous. » https://www.theguardian.com/commentisfree/2018/feb/06/donald-trump-faith-politics-religious-presiden- cy?utm_source=esp&utm_medium=Email&utm_campaign=GU+Today+main+NEW+H+categories&utm_term=263170&s ubid=17942002&CMP=EMCNEWEML6619I2