HOMO DEUS

 Yuval Noah Harari

 Résumé par Claude Petitpierre

Yuval Noah Harari, né le 24 février 1976 à Kiryat Ata, est historien et professeur d’histoire à l’université hébraïque de Jérusalem, il est l'auteur du best-seller international Homo Sapiens et de sa suite Homo Deus. Il a encore écrit 21 leçons pour le XXIe siècle. Même s’il ne peut être considéré comme philosophe et si la structure de son livre « Homo Deus » est un peu difficile à saisir, sa vision du monde ne peut laisser indifférent.

Le livre « Homo Deus » comprend deux parties distinctes. La première partie décrit les moteurs qui conditionnent les actions d’Homo Sapiens

   - Notre niveau de vie
   - Le projet d’immortalité
   - Le droit au bonheur
   - L’imitation des dieux
La deuxième partie décrit ce qui pourrait advenir d’Homo Sapiens

   - Comment il pourrait conquérir le monde
   - Comment il pourrait lui donner sens
   - Comment il pourrait en perdre le contrôle

Avant toutes choses, il faut préciser la position d’Harari. Il écrit : « Ma prédiction met l’accent sur ce que L’Humanité va essayer d’accomplir au XXIe siècle, non pas sur ce qu’elle parviendra à accomplir. » et il ajoute plus loin « Cette prédiction est moins une prophétie qu’une façon de débattre de nos choix présents. Si la discussion nous mène à d’autres choix, et que la prédiction se révèle fausse, tant mieux. »

1 – Première partie : introduction

L’humanité, en général, s’est libérée de bien des maux qui rendaient la vie aux époques précédentes très difficile, et n’est plus dans un mode de survie. Homo sapiens a donc dû se trouver de nouveaux buts pour satisfaire ses besoins d’action. Selon Harari ces buts sont essentiellement les suivants: l’immortalité, le bonheur et les activités qu’on pensait réservées aux dieux (d’où le titre du livre). Pour prendre la mesure de ce dernier but, imaginez qu’on ait pu dire à Jupiter qu’on irait un jour derrière la lune dans une fusée.

1.0 – Notre niveau de vie

Malgré toutes les difficultés auxquelles l’humanité est confrontée aujourd’hui, elle n’a donc jamais été dans une situation aussi bonne. Pendant des milliers d’années ce sont les mêmes trois problèmes qui ont préoccupé les habitants de l’Inde médiévale, ceux de l’Égypte ancienne, voire même ceux de la Chine du XXe siècle : La famine, les épidémies et la guerre.

Aujourd’hui, nous ne pouvons que constater que les choses ont complètement changé. Nous avons réussi à maîtriser la famine, les épidémies et la guerre. Cela pourrait paraître cynique, mais il faut comparer la situation actuelle avec la famine qui a eu lieu entre 1692 et 1694 en France, dans laquelle 15 % de la population est morte de faim, alors que le roi Louis XIV batifolait à Versailles avec ses maîtresses. La peste fit mourir quatre personnes sur dix en Angleterre dans les années 1330. Il y a des famines en Afrique, bien sûr, mais nous avons les moyens d’y remédier, même si cela n’est pas toujours simple.

Quant à la guerre, la plupart des hommes l’avaient prise pour un fait acquis et la paix pour un état temporaire et précaire. Là aussi, on retrouve beaucoup d’exemples où la guerre sévit encore. Cependant alors que dans les anciennes sociétés agricoles la violence humaine était la cause d’environ 15 % des décès, au XXe siècle 5 % des morts seulement ont été imputables à cette violence et au début du XXIe siècle, celle-ci n’est responsable que de 1 % de la mortalité mondiale. En 2012, la guerre a tué 120 000 personnes, le crime 500 000 et le diabète 1,5 millions. Ainsi le sucre est devenu plus dangereux que la poudre à canon.

Notons que toutes ces considérations sont confirmées dans le livre « Factfullness » écrit par Hans Rosling, conseiller de l’OMS et de l’UNICEF, une personne qui n’est pas déconnectée des réalités, puisqu’elle a vécu plusieurs années en Afrique.

1.1 - Le projet d’immortalité

La première conséquence de cette nouvelle situation est que l’homme n’a plus besoin de se référer à un dieu pour expliquer les épidémies ou les guerres, ce qui change forcément la vision que l’on a de Dieu. La deuxième conséquence est que les humains devront se trouver d’autres buts ou activités. Harari propose un but particulier qui constitue en fait le sujet premier de son livre: l’humain va s’attaquer au problème de la mort et essayer d’atteindre l’immortalité ou plutôt a-mortalité, c’est-à-dire la victoire sur les causes de mort naturelle, considérant que l’on ne pourra jamais réanimer quelqu’un qui a passé sous un train.

Ainsi, en 2012, Ray Kurzweil a été nommé directeur de l’ingénierie chez Google, et un an plus tard cette compagnie a lancé une filiale, Calico, dont la mission déclarée est de résoudre le problème de la mort. Ces rêves sont partagés par d’autres sommités de la Silicon Valley. Le cofondateur de PayPal, Peter Thiel, a dernièrement confessé qu’il compte bien vivre éternellement. Certains experts pensent que les humains triompheront de la mort d’ici 2200, d’autres parlent même de 2100. Kurzweil et de Grey sont encore plus confiants. Ils soutiennent qu’en 2050 quiconque possède un corps sain et un solide compte en banque aura une sérieuse chance d’accéder à l’immortalité en trompant la mort de décennie en décennie.

Toutefois, Harari ne suit pas ces inclinations. En fait, la grande prouesse de la médecine moderne a été de nous sauver d’une mort prématurée, pas tant de prolonger la vie des personnes âgées. Mais du temps sera consacré à ce projet, qui aura peut-être des retombées inattendues.

1.2 - Le droit au bonheur

Le second projet auquel pourrait s’attaquer l’humanité est le bonheur. Si l’on vit éternellement, ce ne saurait être dans la misère.

Au XIXe et XXe siècles, la réussite des nations était mesurée au moyen du PIB (produit intérieur brut). Considérant que la famine, la peste et la guerre disparaissent et que l’espèce humaine connaît une paix et une prospérité sans précédents, on pourrait penser que les êtres humains ne sauraient donc manquer d’être heureux. En fait, comme le disait Epicure à ses disciples, il n’est pas facile d’être heureux. Malgré une prospérité, un confort et une sécurité accrus le taux de suicide dans le monde développé est bien plus élevé que dans les sociétés traditionnelles.

En fait, la seule chose qui nous rende malheureux ce sont les sensations désagréables éprouvées par notre corps. On ne souffre pas d’avoir perdu son emploi ou d’avoir divorcé, mais de percevoir les sensations générées dans notre corps par ces événements.

Inversement, ce n’est pas obtenir une promotion, gagner à la loterie, ou même trouver le grand amour qui rend heureux. Une chose et une chose seule rend les gens heureux : les sensations agréables.

Et donc, si notre système biochimique détermine notre bonheur, l’unique manière d’assurer une satisfaction durable est de truquer ce système. Si hier tout le monde s’entendait sur le fait que pour améliorer l’éducation il fallait changer les écoles, aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire, certaines personnes au moins, pensent qu’il serait plus efficace de modifier la biochimie des élèves. L’armée américaine suit la même voie : 12 % des soldats en Irak et 17 % des soldats en Afghanistan prenaient des somnifères et des antidépresseurs pour les aider à affronter la pression et la détresse de la guerre.

Qu’importe que cela soit bien ou mal, il semble que le deuxième grand projet du XXIe siècle - assurer le bonheur de tous - implique de manipuler Homo sapiens pour qu’il puisse jouir d’un plaisir éternel. C’est ce qu’Harari a répété à l’EPFL lors de sa présentation en été de cette année au moyen de cette formule : B x C x D = AHH, c’est-à-dire (biology x computer x data = ability of hacking humans).

1.3 - Comme des dieux

Au XXIe siècle, l’humanité se fixera comme troisième grand projet d’acquérir des pouvoirs divins de création et de destruction et de hisser ainsi Homo Sapiens au rang d’Homo Deus. En considérant que lorsque l’on parle de dieux, on pense plus aux dieux grecs ou aux dévas hindous qu’au père tout-puissant du ciel biblique.

LE CORPS DU LIVRE

Première partie  - Homo sapiens conquiert le monde

2. L’anthropocène

L’expulsion du paradis, telle que représentée dans la genèse, frappe par sa ressemblance avec la révolution agricole. Au jardin d’Éden, Adam et Eve fourrageaient comme les chasseurs-cueilleurs. Dans la plupart des langues sémitiques, « Ève » signifie serpent ou femelle du serpent. Le nom même de notre mère biblique ancestrale cache donc un mythe animiste archaïque suivant lequel les serpents ne sont pas nos ennemis, mais nos ancêtres. La Bible nous dit qu’après l’expulsion du paradis, au lieu de permettre à Adam de cueillir des fruits sauvages, un Dieu en courroux le condamne à gagner son pain à la sueur de son front. Cela ressemble effectivement au passage de la vie de chasseur-cueilleur à celle d’agriculteur.

La Bible, avec sa croyance en la singularité humaine a été l’un des éléments de la révolution agricole qui a initié une nouvelle phase dans les relations entre humains et animaux (ou l’inverse). Ainsi les animaux ont pu être domestiqués et élevés à notre profit. Et cela d’ailleurs, dans des conditions qui souvent sont indignes et provoquent des souffrances intolérables.

Par un raccourci que je trouve hâtif, Harari prétend que les biologistes, en étudiant les animaux et leurs émotions, ont acquis la conviction que ces émotions sont en fait des algorithmes biochimiques, vitaux pour la survie et la reproduction des espèces et d’autre part que les humains, étant plus proches des animaux que ce qui était imaginé auparavant, étaient donc forcément aussi gérés par des algorithmes. Par ces remarques, Harrari prépare la thèse présentée dans la dernière partie de son livre : le culte des informations.

3. L’étincelle humaine, âme et croyance

Toute coopération humaine à grande échelle repose en définitive sur notre croyance en un ordre imaginaire : un ensemble de règles que nous croyons aussi réelles et inviolables que la gravité, même si elles n’existent que dans notre imagination. Cet ordre parvient souvent à créer des hiérarchies et des réseaux de coopération stables, du moins tant que les gens croient que ceci reflète les lois inéluctables de la nature et les commandements de Dieu plutôt que de simples caprices humains. Un billet de banque garde sa valeur tant que tout le monde y « croit » (?). Lors de la signature des accords de Minsk, un crayon effleure le papier et - abracadabra! - l’Union soviétique disparaît. Lors d’un discours de Ceausescu, qui s’avéra être son dernier, quelqu’un dans la foule cria des injures. Puis une autre, puis toute la foule. Quelques minutes plus tard le gouvernement n’avait plus d’autorité. (taper Ceasescu, dernier discours sur Youtube)

Le concept monothéiste traditionnel est que seul Sapiens possède une âme éternelle. Le corps se décompose et l’âme poursuit son chemin vers le salut ou la damnation et connaît soit une joie durable au paradis soit une éternité de malheur en enfer. L’idée que les hommes ont une âme éternelle, alors que les animaux ne sont que des corps transitoires est un pilier central de notre système juridique, politique et économique. Cependant, Darwin, avec sa théorie de l’évolution, a mis à mal cette idée d’âme. En effet, l’âme, contrairement à un organe concret, ne peut avoir évolué pas à pas. Il ne peut y avoir tout à coup un bébé qui en possède une alors que ses parents en sont dépourvus.

Par contre, alors que l’existence de l’âme éternelle est pure conjecture, l’expérience de la douleur est une réalité directe et très tangible. Quand je marche sur un clou il est certain à 100% que j’ai mal, même si je ne peux l’expliquer scientifiquement. Certains chercheurs admettent que la conscience est bien une réalité, et pourrait avoir une grande valeur morale et politique, mais qu’elle ne remplit aucune fonction biologique. La conscience est pour eux le sous-produit biologiquement inutile de certains processus cérébraux.

Quant aux animaux, les similitudes entre leurs cerveaux et les cerveaux humains, ainsi qu’entre leurs réactions fournissent des preuves solides que les chiens, par exemple, sont conscients.

Et une intelligence artificielle si elle se prétend consciente, devrons-nous la croire ? En bref, non.

Deuxième partie  - Homo sapiens donne sens au monde

4. Les conteurs / Un monde sur papier

Les animaux comme les loups et les chimpanzés vivent dans une réalité double. D’un côté, ils sont familiers des entités objectives extérieures à eux, comme les arbres, les rochers et les rivières. De l’autre, ils sont conscients des expériences subjectives en eux, telle la peur, la joie et le désir.

Les Sapiens, en revanche, vivent dans une réalité composée de trois strates. Outre les arbres et les rivières, les peurs et les désirs, le monde de sapiens contient aussi des récits sur l’argent, les dieux, les nations et les sociétés anonymes.

Dans les villes antiques d’Uruk, de Lagash et de Shuruppak, les dieux fonctionnaient comme des entités juridiques pouvant posséder champs et esclaves, accorder et recevoir des prêts, verser des salaires, construire des barrages et des canaux, de la même manière que de nos jours, les entreprises, entités juridiques fictives, possèdent des biens, prêtent de l’argent, embauchent des employés et font des affaires.

Pour se développer, les entités antiques nécessitaient des administrations performantes, limitées à l’origine par les capacités des clercs à se souvenir des transactions : qui devait payer des impôts, qui les avait payés, à qui appartenaient les champs et les troupeaux ? Ces administrations se sont affranchies de ces limites voici quelque cinq mille ans, quand les sumériens inventèrent à la foi l’écriture et l’argent.

Dans l’Égypte antique, le pharaon biologique était doublé d’un pharaon imaginaire qui n’existait que dans les histoires que se racontaient des millions d’Égyptiens. Les bureaucrates sillonnaient le royaume, calculaient les impôts que devait chaque village et les notaient sur leurs rouleaux de papyrus qu’ils envoyaient à Memphis. Quand arrivait de Memphis l’ordre écrit de recruter des ouvriers pour un chantier ou des soldats pour l’armée, les officiels rassemblaient les hommes nécessaires. Lorsque le pharaon mourrait, l’administration procédait aux funérailles, mais continuait son travail, pérennisant ainsi le royaume.

Une administration vit donc sur le papier, qui devient plus « réel » que la réalité. Et s’il y a yatus entre les deux, on arrange la réalité, pas la représentation bureaucratique. Les dirigeants chinois ont affamé leur population, car les chefs de village se sentaient obligés de rapporter les quotas exigés, les frontières de l’Afrique ont été tracées selon les parallèles géographiques puis ont été maintenues pour les pays en dépit des ethnies, les frontières entre le Pakistan et l’Inde ont été tracées dans des bureaux, par manque de temps, etc.

Par ailleurs, on ne saurait organiser efficacement des gens en grand nombre sans s’en remettre à des mythes fictifs. Si vous vous accrocher à une pure réalité, sans y mêler la moindre fiction, peu de gens vous suivront.

En parlant de mythes, on ne peut évidemment éviter de citer les Saintes Écritures. L’establishment religieux proclame que le Livre saint contient les réponses à toutes nos questions. Elles ont beau tromper les gens sur la vraie nature de la réalité, les Écritures n’en ont pas moins conservé leur autorité pendant des milliers d’années. Et Harari de relever l’ironie qu’on peut voir dans le geste du président des États-Unis qui prête un serment de rigueur sur un livre plein de fictions, de mythes et d’erreurs.

5. Le couple dépareillé / Science et religion

La relation entre science et religion a fait l’objet d’innombrables analyses, sans qu’on soit arrivé à un consensus acceptable pour tous. Pour avancer, il faut distinguer la religion de la spiritualité. Selon Harari, la religion est un deal, la spiritualité un voyage. Un deal permet de stabiliser une communauté: les règles de vie sont sacrées et les violer a des conséquences négatives. Ainsi le communisme, par exemple, accède au rang de religion, que ses adeptes le veuillent ou non. Par contre, on ne sait pas où la spiritualité mène celui qu’elle influence. La spiritualité est même une menace pour la religion. Martin Luther réclamait des réponses à des questions existentielles, spirituelles, et refusait le marché de l’Église catholique concernant le salut. Mais comme la coopération humaine exige aussi des règles fermes ceux qui fulminent contre des règles en cours finissent toujours par en refaire d’autres. Ce que fit Luther.

La science n’est pas une religion. Les deux se rejoignent pourtant par le fait que les personnes qui s’en réclament utilisent leurs connaissances pour essayer d’accéder au pouvoir. Et ces deux mondes sont complémentaires, la science s’occupe des faits et la religion de l’éthique. La science peut interférer avec une religion particulière en permettant de prouver que certains documents sur lesquels cette religion se base n’ont pas pu apparaître dans les circonstances qui sont censées leur conférer leur caractère sacré. Toutefois, elle ne peut déterminer si une règle suivie par une communauté est éthique ou non, bien qu’il ne soit pas toujours facile de déterminer l’articulation entre faits et éthique et il me semble qu’Harari même se contredit dans ses exemples.

6. L’alliance moderne / Perte de sens et croissance

La modernité est un autre deal qui peut se résumer en une seule phrase : les hommes acceptent d’abandonner le sens (de leur univers) en échange du pouvoir.

Avant les Temps modernes, la plupart des cultures attribuaient aux êtres humains un rôle dans le grand dessein cosmique. La culture moderne rejette cette croyance. Selon nos connaissances scientifiques, l’univers est un processus aveugle et sans dessein, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. Cette culture est la plus puissante de l’histoire ; elle ne cesse de rechercher, d’inventer, de découvrir et de croître. En même temps, aucune autre culture n’a été davantage en proie à une angoisse existentielle.

Si pendant des millénaires la croissance était si faible, c’est qu’il n’y avait pas de véritables moyens de financement. Aujourd’hui, si suffisamment de nouvelles entreprises réussissent, alors la confiance dans l’avenir augmente, le crédit se développe, les taux d’intérêt baissent, les entrepreneurs ont plus de facilité à trouver des fonds et l’économie croît. La croissance économique est ainsi devenue le carrefour où se rejoignent la quasi-totalité des religions, idéologies et mouvements modernes. De l’Amérique à la Chine en passant par l’Union soviétique et le Japon tous les pays sont obnubilés par cette croissance. Il faut toutefois relever que le capital de marché n’a pas que des désavantages ; il mérite même des lauriers pour avoir réduit la violence humaine et accru la tolérance et la coopération.

Évidemment la croissance ne saurait être infinie, puisque les matières premières et les ressources vont finir par manquer. Toutefois, les hommes ont trouvé une échappatoire dans la connaissance. Cette dernière n’est en effet pas soumise aux mêmes limites que la matière.

7. La révolution humaniste

La modernité a vidé le monde de sens. Pour combler ce vide, l’humanisme, nouveau credo révolutionnaire, a conquis le monde au cours des derniers siècles.

Selon l’humanisme, les humains doivent puiser dans leurs expériences intérieures le sens non seulement de leur vie, mais aussi de tout l’univers. Ce n’est plus Dieu seul qui peut créer et définir le beau, le bien et le vrai. Et même les fanatiques religieux adaptent leur discours. Par exemple à Jérusalem ils ne disent pas : « Ces pêcheurs doivent être privé de parade gay parce que Dieu interdit l’homosexualité. » Mais ils expliquent que « voir une parade dans les rues de la ville sainte de Jérusalem blesse notre sensibilité. Les gays nous demandent de respecter leurs sentiments, qu’ils respectent les nôtres.» Après l’attentat de Charlie Hebdo, le syndicat des journalistes égyptiens a condamné l’attentat, mais a ajouté (à juste titre) que les dessins du journal ont « blessé la sensibilité de millions de musulmans à travers le monde. » Peut-être qu’Allah est également blessé, mais ce n’est plus le problème central.

Dans l’Europe médiévale, la grande formule du savoir était : Savoir = Écriture x Logique. La révolution scientifique a proposé une formule très différente : Savoir = Données empiriques x Mathématiques. Cependant, cette formule ne permet pas de répondre aux questions d’éthique. L’humanisme permet alors de combler ce déficit en proposant la formule : Savoir = Expérience x Sensibilité. Ainsi, le but suprême de la vie humaniste est de développer pleinement son savoir par un large éventail d’expériences intellectuelles, émotionnelles et physiques.

On peut mesurer le chemin parcouru en se référant à la littérature. Achille, Arthur, Roland et Lancelot étaient des guerriers intrépides qui restaient intrépides jusqu’à la fin, mais n’apprenaient guère de leurs aventures. Quant à L’homme de fer blanc dans le magicien d’Oz, il suit la route de briques jaunes avec Dorothy et ses amis, espérant que, arrivé à Oz, le grand magicien lui donne un cœur. Cependant, à la fin du voyage il découvre que le grand magicien est un charlatan, mais aussi une chose autrement plus importante : tout ce qu’il désirait était déjà en eux. Nul besoin d’un magicien divin pour devenir sensible, sage ou brave.

Cependant, l’humanisme tiré de l’individu se heurte au problème de la gestion de la communauté. Que faire quand des individus ont des besoins différents. Harari cite un événement particulier: la rencontre d’Angela Merkel avec la jeune palestinienne qui était sur le point d’être expulsée avec sa famille. Merkel lui expliqua que la politique peut être rude et que l’Allemagne ne pourrait pas non plus accueillir les centaines de réfugiés palestiniens cantonnés dans le Liban. Suite aux réactions suscitées par cette réponse sans fard, elle a offert l’asile à la jeune fille et sa famille, puis a ouvert la porte à d’innombrables autres réfugiés, ce qui a provoqué le tollé d’autres individus.

L’humanisme s’est scindée en trois sectes particulières, à l’instar de toute religion qui réussit: l’humanisme libéral, l’humanisme socialiste et l’humanisme évolutionniste.

Dans l’humanisme libéral, la politique prétend que c’est l’électeur qui sait le mieux. Ainsi, l’éthique libérale nous conseille de faire ce qui nous fait du bien et l’éducation libérale nous apprend à penser par nous-mêmes, parce que c’est en nous que nous trouvons toutes les réponses.

L’humanisme socialiste, porté par Marx et consorts, considère bien que l’expérience humaine est la source de tout sens, mais exige que l’on cesse d’être obsédé par soi et ses sentiments pour se concentrer sur ce que les autres ressentent et sur l’influence de ses actions sur leurs expériences. Lénine ou Mao prétendaient que l’auto-exploration individuelle était un vice de bourgeois complaisant. Dans la politique socialiste, c’est le parti qui sait, et dans l’économie socialiste, c’est le syndicat qui a toujours raison.

Quant à l’humanisme évolutionniste, il est enraciné dans la terre ferme de la théorie darwinienne de l’évolution. Le conflit est la matière première de la sélection naturelle, moteur de l’évolution. Certains hommes sont simplement supérieurs à d’autres. La figure qui porte ce type d’humanisme est évidemment Adolf Hitler, mais j’aimerais ouvrir une parenthèse pour rappeler que l’eugénisme sélectif n’était pas restreint à l’Allemagne. Harari suggère encore que l’humanisme évolutionniste a joué un rôle important dans la formation de la culture moderne, et qu’il est susceptible de jouer un rôle encore plus grand dans la formation du XXIe siècle.

Au tout début du XXe siècle, l’espoir était grand que l’humanisme libéral se mette en place. Las, le libéralisme évolutionniste a pris le dessus avant d’être terrassé par l’humanisme libéral associé à l’humanisme socialiste. Puis ce dernier, tempéré par l’équilibre de la terreur atomique, a cédé sa place à l’humanisme libéral (ou libéralisme), le supermarché se révélant bien plus fort que le goulag.

Par contre, le libéralisme est sorti plus intelligent de cette expérience, moins vaniteux qu’il ne l’était voici un siècle. Il a emprunté à ses rivaux socialistes et fascistes diverses idées et institutions, notamment l’engagement d’assurer au grand public éducation, santé et services sociaux.

Troisième partie - Homo sapiens perd le contrôle

8. La bombe à retardement en laboratoire - libre arbitre.

La science du XXIe siècle est en train de miner les fondements de l’ordre libéral par sa négation de la possibilité d’un libre arbitre. Deux arguments invalident le concept de libre arbitre. Tout d’abord, si les êtres vivants disposaient d’un libre arbitre, la sélection naturelle n’aurait pas pu avoir lieu. On pourrait objecter que le libre arbitre pourrait n’être apparu que chez l’humain, mais alors il y aurait eu à un moment ou un autre un bébé d’hominidé doté d’un libre arbitre, alors que ses parents n’en auraient pas disposé. Peu raisonnable.

Deuxièmement, les gens objectent souvent qu’ils se sentent libres et agissent suivant leurs désirs et leurs décisions. C’est vrai. Si par libre arbitre nous entendons la faculté d’agir suivant nos désirs, alors oui, les humains ont un libre arbitre, au même titre que les chimpanzés, les chiens ou les perroquets. Mais la question à 1 million de dollars est de savoir si en premier lieu ils peuvent choisir leurs désirs. C’est-à-dire décider de ce qu’ils veulent désirer. J’aimerais relever ici la position des membres du parti socialiste face à la burka ou celle des députés anglais face au Brexit. S’ils ont un libre arbitre, ils campent quand même sur leurs positions.

Harari relève que si cette idée de libre arbitre peut paraître terriblement compliquée, il est étonnamment facile de la tester: la prochaine fois qu’une pensée vous traverse l’esprit, prenez le temps de vous demander : « Pourquoi cette pensée là ? Ai-je décidé voici une minute d’y penser ? Et de penser précisément à cela ?» Je suis désolé, mais je ne pouvais pas passer à côté de ces remarques.

9. Le grand découplage entre conscience et intelligence

Harari déclare : « le système politique et militaire » s’intéressera d’une part aux collectivités, et d’autre part à un nombre restreint d’individus formant une nouvelle élite de surhommes améliorés.

En ce qui concerne les autres individus, la majorité des hommes et des femmes perdront leur valeur militaire et seront remplacés par des forces high-tech: drones ou cyber-virus. De même dans l’économie, robots et ordinateurs rattrapent leur retard et pourraient bientôt surpasser les hommes dans la plupart des tâches.

Parmi les succès de l’informatique qui justifient ces prédictions, Harari cite la reconnaissance des formes et des visages, les transactions boursières, le jeu d’échecs, le jeu de go (l’algorithme a appris à jouer tout seul et a proposé des solutions qui ont stupéfié les joueurs), la conduite de voitures. En 2002, le petit club de basket d’Oakland a utilisé un mystérieux algorithme pour former une équipe harmonieuse en choisissant des joueurs délaissés par les équipes fortunées. L’équipe ainsi formée a battu des records. Bien sûr les années suivantes, le club d’Oakland a été relégué encore plus bas dans le classement, car les grandes équipes ont également utilisé des algorithmes semblables, mais avec des puissances financières supérieures.

David Cope, un musicologue de l’Université de Californie a développé un programme qui compose des concertos, des chorals, des symphonies et des opéras. Il a pu introduire des chorals créés à la façon de Jean Sébastien Bach dans une série de concerts sans que les auditeurs ne remarquent rien. Ce genre de programme a aussi été utilisé pour créer des haïkus, qu’il est impossible de discerner de haïkus écrits par des humains.

Il est vrai que les ordinateurs ne sont vraisemblablement pas conscients. Ni ne le deviendront. Mais pour toutes ces tâches, il suffit de disposer d’intelligence, la conscience n’est pas nécessaire.

Que vont donc devenir les individus quand ils seront remplacés en grand nombre par les ordinateurs. Et que deviendront donc les masses qu’ils composent. L’argument moral suffira-t-il pour protéger les droits de l’homme et les libertés ? Les élites et les gouvernements continueront-t-il à apprécier la valeur de chaque être humain sans que cela ne rapporte le moindre dividende économique ? Harari ne donne pas de réponse.

La technologie permet déjà d’augmenter les capacités des humains, bien qu’aujourd’hui, il s’agit surtout de pallier des déficiences : aides auditives, pacemakers, pompes d’insuline contre le diabète, émissions de courants électriques pour lutter contre le Parkinson ou l’épilepsie, commande de prothèse, etc.

Harari cite encore quelques expériences de Google et de Facebook relevant la connaissance toujours plus grande que ces entreprises ont des gens qui les utilisent. En 2008, Google a lancé Google Flu Trends, un logiciel qui traque les épidémies de grippe en suivant les recherches que les gens font sur son système. Ce système a détecté l’arrivée de la grippe deux jours avant les organes traditionnels.

On peut donc imaginer le danger que peuvent comporter les fameux assistants personnels qui vous proposent de s’occuper de vos rendez-vous, de vos voyages, etc. Comment être sûr qu’ils travailleront bien pour vous et non pour « le système » ? Le système Amazon vous propose des lectures en fonction de celles que vous avez appréciées. On peut imaginer un pas de plus. L’application Kindle pourrait détecter, par le temps que vous passez sur les pages d’un livre, le genre de situations que vous appréciez, pour vous orienter dans des directions qui vous plaisent, voire dans des directions qui répondent aux besoins d’on ne sait qui.

10. L’océan de la conscience

Un des problèmes auquel s’attarde Harari est la façon dont nous pourrions choisir dans quelle direction augmenter notre esprit. La conscience humaine est ce qui est considéré par l’humanisme dont nous avons déjà parlé comme l’aspect le plus important de l’homme. Cet humanisme ne saurait donc proposer de corrompre la conscience au moyen d’artifices high-tech. Et donc, si l’humanité fait un saut en avant (dans l’inconnu), c’est qu’elle aura acquis une autre religion pour définir l’éthique (pour éviter le nom de morale). Cette religion, c’est le dataïsme.

11. La religion des data

Le dataïsme est très solidement enraciné dans ses deux disciplines mères : l’informatique et la biologie. Des deux, c’est la biologie qui et la plus importante. Et c’est l’adhésion de la biologie au dataïsme qui a fait d’une percée limitée au domaine de l’informatique un cataclysme renversant qui pourrait bien transformer la nature même de la vie.

Pour les experts, l’économie est un mécanisme qui recueille les données concernant les désirs et les capacités des humains puis transforme ces données en décisions. Selon ce point de vue, le capitalisme de marché et le communisme sont fondamentalement des systèmes de traitement de données. Le capitalisme recourt aux traitements distribués tandis que le communisme s’en remet au traitement centralisé. Et si le capitalisme a pris le dessus sur le communisme, c’est que les systèmes distribués sont plus efficaces que les systèmes centralisés.

Selon le dataïsme, les expériences humaines ne sont pas sacrées et Homo Sapiens n’est pas le sommet de la création ni le précurseur de quelque futur Homo Deus, mais il n’est qu’un outil visant la création de l’Internet-de-tous-les-objets qui, de la planète Terre pourrait bien se propager à toute la galaxie, voire à tous les univers.

Dans sa conclusion, Harari, après avoir décrit ce futur angoissant se met à l’abri des critiques en posant les trois questions suivantes:

1. Les organismes ne sont-ils réellement que des algorithmes, et la vie se réduirait-elle au traitement des données ?

2. De l’intelligence ou de la conscience, laquelle est la plus précieuse ?

3. Qu’adviendra-t-il de la société, de la politique et de la vie quotidienne quand des algorithmes non conscients mais hautement intelligents nous connaîtront mieux que nous ne nous connaissons ?

Mes propres réflexions sur ce livre

Qu'est-ce que je retire de toutes ces idées. Faut-il penser que l’humanité mérite ce qu’il lui arrive ? Est-ce qu’elle pouvait éviter d’en arriver là ? Est-ce qu’elle va s’en sortir ?

Tout d’abord, après avoir lu ce livre, j’ai l’impression qu’il y a plus de continuité que de discontinuité dans le développement de notre monde.

Repartons de la vie de chasseur-cueilleur. Chacun s’occupait de sa propre nourriture et n’était que peu soumis aux autres. Puis l’humanité a inventé l’agriculture. Il a fallu géré les champs, les semences, les récoltes, leur stockage, etc. Cela a introduit le concept de propriété. Il a donc fallu trouver des organisateurs à qui on a donné des pouvoirs de décision et donc des pouvoirs tout courts. Cela a produit les classes de société, puis les esclaves. On a vu comment l’agriculture, puis l’administration, est arrivée dans les villes d’Ur ou d’Égypte et à quel point ces administrations, légitimées par des mythes, ressemblent finalement aux gouvernements ou aux directions d’entreprises d’aujourd’hui.

Imaginez le premier sumérien qui a imprimé une série de A majuscules sur une tablette d’argile pour mémoriser le nombre de taureaux qu’il possédait. Il dessinait le A avec la pointe en bas, pour représenter un museau et des cornes. Le taureau, se disait aleph. Cela ressemble beaucoup à alpha. Puis un autre sumérien a réalisé que posséder la tablette d’argile avec les A, c’était en fait posséder les taureaux référencés sur cette tablette. Il pouvait donc envoyer quelqu’un d’autre pour prendre soin du taureau et consacrer son temps à la construction d’un palais. Ces sumériens, donc, ont été à l’origine d’un plus grand chamboulement que les ingénieurs du chaos qui ont manipulé l’opinion avec leurs fake news. C’était il y a 5000 ans. « Les ingénieurs du chaos » c’est le titre du livre de Giuliano da Empoli, qui montre comment les politiciens actuels, tel Trump, Orban ou Netanyahou ont instrumentalisé les fake news pour se faire élire.

Les ordinateurs, en plus de mémoriser de l’information comme le font les tablettes d’argiles, permettent de la trier, de la sélectionner, de l’agglomérer et de réécrire des résultats, comme le faisaient il y a longtemps les clercs. La technique pour faire cela, l’intelligence artificielle, est effectivement un fantastique outil pour garder le pouvoir. En Chine Xi Jinping l’utilise pour contrôler chacun des individus du pays qu’il dirige, et pour manipuler l’opinion au moyen du contrôle de l’information (fake news, élimination de certaines informations, etc.), mais en quelque sorte, les tablettes d’argile sont des précurseurs de cette collecte d’information. Vous avez peut-être vu le film « La vie des autres » dans lequel la Stasi surveillait un auteur de théâtre à succès. C’était moins efficace, mais tout aussi choquant que les caméras de Xi Jinping, et dans la ligne des clercs qui notaient les possessions et les dettes des administrés.

Par contre, il faut aussi relever que la paix règne en principe à l’intérieur des goupes d’humains, comme l’écrit Mike Martin dans son livre « Why We Fight ». Selon Martin, un groupe d’humains partagent une hiérarchie, une identité, le commerce, la gestion des maladies et les punitions (morale). Les îlots de paix sont donc d’autant plus grands que les groupes sont grands et ces derniers sont d’autant plus grands que les communications sont efficaces. La puissance de ces communications a explosé lors de trois événements majeurs: l’avènement de l’écriture, l’avènement de l’imprimerie et finalement celle d’Internet. Même si chaque fois que les références des groupes sont chamboulées, les adaptations sont chaotiques, une certaine harmonie finit par prend le dessus. On l’a vu, le sucre tue aujourd’hui plus que la poudre à canon.

Une question qui découle de ce continuum, c’est si Homo Sapiens a décidé librement de la voie qui l’a mené jusqu’ici. Était-il possible que les humains ne découvrent pas le dessin, l’écriture, les bateaux, la roue, la marche des étoiles, l’électricité et les moteurs à explosion ? Il me semble qu’il était en quelque sorte condamné à découvrir ces concepts, à se développer et se multiplier jusqu’à atteindre les limites de leur monde. Et comme le sumérien qui a dessiné le premier A, les gens qui ont développé la science, y compris l’informatique, avaient rarement des intentions qui dépassent le futur immédiat. Marie Curie ne pouvait pas se douter que ses recherches allaient aboutir à la bombe atomique. Shannon ne se doutait pas que « comprendre qu’un relais réalisait une fonction logique abstraite » allait aboutir à la dispersion incontrôlée de nos données. Par contre, une fois le pas franchi, il a toujours été impossible de remettre le diable dans sa boîte.

Je ne peux d’autre part concevoir que Dieu ait arrêté ses vues à une humanité qui cultive la Terre et que nous ayons transgressé des limites interdites en développant tous les objets et concepts dont nous disposons aujourd’hui. Si Dieu n’a pas contrôlé explicitement ces développements Il n’a évidemment pas été dépassé non plus.

Harari voit le diable dans le dataïsme (dans la religion du dataïsme). Doit-on interdire la collection des données ? Si l’on me répond: « interdire la collection de certaines données seulement », cela signifie qu’il y a de bonnes et de mauvaises données. Mais la science n’est pas à même de déterminer ce que sont les bonnes et les mauvaises données. Ce n’est pas que la science soit en elle-même irresponsable, mais c’est que la science n’est pas un outil à même d’aborder ce problème.

Il faudrait donc se tourner vers la religion, censée être un outil de gestion de l’harmonie. Mais la religion elle-même peut être un outil d’éthique aussi bien que de pouvoir. Et comme la science, elle a souvent été détournée pour le servir, comme le relève Harari.

Harari a écrit avant que la crise climatique ne soit au-devant de la scène. Si Homo Sapiens s’ennuie sans la perspective d’une guerre, le dérèglement climatique va bien l’occuper. Tout est organisé pour la suite de son voyage.