Séminaire de philosophie et de théologieCrêt-Bérard, le 7 décembre 2019

A propos de l’intelligence :

une connexion entre point de vue biblique et monde de l’informatique

Quand on porte attention au vaste domaine de l’informatique, on ne peut manquer de voir surgir la notion d’intelligence. Elle fait partie intégrante du champ. Elle appartient au langage technique des disciplines qui l’étudient et le développent.

Mais elle n’est pas leur propriété exclusive : la notion a d’abord été utilisée en philosophie et en psychologie dans leurs champs d’étude respectifs. Sa définition s’y trouve amplement débattue. Mais un accord général s’y dégage pour admettre que l’intelligence recouvre la capacité à faire des liens, à analyser, à comprendre et à s’adapter au monde qui nous entoure[1].

Par ailleurs, avant qu’elle ne soit travaillée par la philosophie et la psychologie, l’idée d’intelligence se trouve déjà évoquée dans les textes bibliques ; notamment, pour ce qui est de l’Ancien Testament, dans la tradition de la sagesse et, pour ce qui est du Nouveau Testament, dans les lettres de l’apôtre Paul.

Alors, ce que je me permets de vous proposer, en toute candeur, c’est de nous risquer à une connexion théologique, qui ne manquera pas d’être quelque peu grossière et cavalière, entre le point de vue biblique sur l’intelligence et l’usage qui est fait de ce terme dans le champ de l’informatique. Dans l’hypothèse que, par delà et malgré les différences de contextes et d’époques, il puisse ressortir d’intéressantes incitations à penser.

1. L’intelligence dans les écrits bibliques

1.1. Dans l’Ancien Testament

Les mots ‘intelligence’ et ‘intelligent’ apparaissent de manière erratique dans le Pentateuque (Genèse, Exode et Deutéronome) et dans la tradition deutéronomique (livres de Samuel et des Rois), épisodique chez les prophètes (Esaïe, Jérémie, Osée, Ezéchiel) et largement prépondante dans la tradition de la sagesse  (livres des Psaumes, des Proverbes et de Job). C’est dans cette tradition que la notion d’intelligence reçoit une importance significative.

A titre exemplaire, on peut se référer au grand poème que le livre de Job lui consacre au chapitre 28[2]. Avant d’y être inséré, le poème a dû avoir une vie autonome. Il est porté par un mouvement en trois temps. Il s’ouvre par une célébration grandiose des capacités les plus impressionnantes - pour l'époque - de l’activité humaine : l’industrie minière dans laquelle l’homme creuse des galeries et fouille jusqu’au tréfonds des ténèbres pour découvrir des gisements de pierres et de métaux précieux et ramener ces richesses au jour. Puis le poème se livre à une analogie avec la sagesse, en se demandant, « Mais la sagesse, où la trouver ? où réside l’intelligence[3] ? » et il pose le constat de la limitation humaine : ce qui vaudrait pourtant infiniment mieux que toutes les richesses, la sagesse et l’intelligence, se dérobent aux hommes et aux être vivants et demeurent introuvables. Il en arrive alors à l’affirmation que seul Dieu sait où résident l’intelligence et la sagesse, les discerne, connaît leur chemin, et qu’elles appartiennent à sa création. Et le poème se termine sur ces mots qui, originellement, n’en faisaient pas partie, mais qui lui ont été ajoutés comme une sorte de correctif : « Puis Dieu dit à l’homme : ‘‘La crainte du Seigneur, voilà la sagesse. S’écarter du mal, c’est l’intelligence’’»[4].

De l'examen de ce texte, on peut faire ressortir :

- Le poème couple l’intelligence et la sagesse et les place dans la perspective de l'objectivité du monde créé ; le correctif les place dans la perspective de la subjectivité de l'agir humain. Une dualité de perspective se trouve ainsi mise en place, ainsi qu'un écho entre subjectivité et objectivité.

- L'intelligence et la sagesse ne sont pas une illusion. Elles sont une réalité du monde, en lien avec l’ordre de la création, mais une réalité problématique pour l’homme, parce qu’elles lui demeurent inaccessibles - affirmation du poème. Toutefois, communiquées par Dieu, elles peuvent inspirer l'homme et guider son action - affirmation du correctif. Ainsi l'agir de l'homme peut être marqué par l'intelligence et la sagesse, mais celles-ci ne sont pas pleinement en son pouvoir. Elles ne sont pas présentes dans toutes ses conduites.

- L'intelligence et la sagesse dernières relèvent de Dieu seul. Il n'y a d'intelligence et de sagesse pour l'homme que dans la ‘crainte de Dieu’, c'est à dire dans la reconnaissance que l'homme n'est pas Dieu et que la saisie de la totalité lui échappe. Elles n'existent pour l'homme que dans une relation correcte avec Dieu.

- L'intelligence et la sagesse ne sont pas seulement un fonctionnement intrinsèque, elles s'inscrivent dans une dimension relationnelle par rapport à soi, par rapport à Dieu et par rapport au monde.

- Il n'y a pas de sagesse et d'intelligence sans prise en compte de la dualité du bien et du mal.

1.2. Dans le Nouveau Testament

Les mots ‘intelligence’ et ‘intelligent’ surgissent à quelques reprises dans les évangiles synoptiques : ils y apparaissent en lien avec l’activité de Jésus (« Ils s’extasiaient sur l’intelligence de ses réponses », Lc 2,47 ; « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits ! », Mt 11,25, Luc 10,21 ; « Il leur ouvrit l’intelligence pour comprendre les Ecritures », Lc 24,45) ou dans un reproche de sa part (« Etes-vous sans intelligence ? », Mt 15,16, Mc 7,18, Lc 24,25) ; mais c'est sous la plume de l'apôtre Paul qu'ils sont thématisés de manière plus développée, notamment dans l’épître aux Romains (ch. 1, 7 et 12) et singulièrement dans ses échanges avec les Corinthiens (1 Co 1 et 14, 2 Co 3 et 4). Pour notre réflexion, nous prendrons appui sur les déclarations significatives de l’apôtre au premier chapitre de la première lettre à l’Eglise de Corinthe[5].

Dans un contexte de débat avec le monde de la pensée grecque, Paul entend faire valoir que l’action salvatrice de Dieu envers le monde est un défi pour la sagesse et l’intelligence[6] humaine ; car plutôt que par des miracles, des signes et des prodiges, Dieu a choisi d’agir et de se donner à connaître travers la mise en croix de Jésus et la parole qui témoigne d’elle. Ce qui ne peut représenter qu’une incongruité et une ineptie aux yeux des prétentions de la juste pensée. Par là, Dieu se démarque de ces prétentions, il les confond et démontre leur inaptitude à l’appréhender et le saisir. Et corollairement, en dénonçant leur illusion, il condamne la quête d’une compréhension totale des choses et il ouvre la voie à une existence humaine humble et respectueuse de ses limites devant Dieu. Dans cette optique, la crucifixion de Jésus, représente aussi la crucifixion de la prétention de l’homme à tout savoir et à tout comprendre. Pour Paul, c'est ce que donne à comprendre la ‘parole de la croix’.

De l'examen de ce texte, on peut faire ressortir :

- il s'inscrit dans une certaine continuité avec le poème de Job 28 : il couple l'intelligence et la sagesse: il marque l'impossibilité pour la sagesse humaine d'accéder par elle même à la sagesse de Dieu, il renforce même leur opposition en la rendant conflictuelle ; et il n'attribue qu'à la seule initiative divine la possibilité d'un accord.

- mais il abandonne la perspective de l'objectivité du monde créé et remplace la dualité objectivité / subjectivité humaine par la dualité subjectivité divine / subjectivité humaine : l'intelligence et la sagesse inaccessibles à l'homme ne sont plus celles du monde mais celles de Dieu, telles que manifestées dans la mise en croix de Jésus. En termes théologiques : la problématique générale n'est plus celle de la création, mais celle du salut de l'homme.

- la ‘parole de la croix’ représente pour l'homme la possibilité de s'accorder à la sagesse divine. Mais il n'y accède qu'au prix d'une restructuration de sa compréhension : il doit abandonner ses anciennes certitudes quant à ses capacités d'appréhender l'action de Dieu dans le monde et laisser place à l'ignorance ouverte à l'inconnu et à la nouveauté.

- Pour l'homme, l'intelligence et la sagesse vont de pair avec une dimension événementielle. Elles ne se réduisent pas à une capacité habituelle ou à un mécanisme intrinsèque, elles sont le résultat d'une restructuration résultant d’une confrontation à une résistance, à un obstacle, à une mise en question. Elles s'exercent dans une dimension relationnelle par rapport à soi, par rapport à Dieu et par rapport au monde. Elles s'attestent dans un mouvement typique de reconnaissance (entrée en crise, recherche et adoption d'un nouveau fondement, redémarrage).

2. L’intelligence pour l’informatique

En entrant dans ce champ si vaste et si abondamment arpenté, on constate que l'idée d'intelligence peut s'y manifester en deux cadrages différents : elle peut être rapportée à l'homme capable de se doter d'outils et de machines ; et elle peut être rapportée à l'ordinateur lui-même ou à ses avatars, les divers robots et les services informatisés ; dans ce cas, on se plaît à parler d'‘intelligence artificielle’.

2.1. L'intelligence rapportée à l'homme

Le cadre est celui d'un sujet humain qui, lorsqu’il se trouve confronté à une difficulté, un obstacle ou un échec dans son contexte historique, est susceptible par son intelligence et avec les resssources culturelles et techniques à sa disposition[7] d’inventer l’ordinateur, de développer des programmes, de réparer des bugs, de prendre de la distance et se remettre en question, d’expliquer et communiquer ce qu’il a fait, d’interagir, de travailler en équipe, etc. Qu’est-ce qu’il apparaît de l’idée d’’intelligence’ dans ce cadre ?

2.1.1. Avec la tradition philosophique classique (Locke, Kant…), on peut reconnaître à l’intelligence l’aptitude à comprendre quelque chose. Soumise à un flux d’idées, l’intelligence les retient, les rapproche, les met en lien, les examine, les distingue et les précise, les ordonne selon des règles logiques, élabore des enchaînements et peut rendre compte de ce qu’elle fait.

2.1.2. Avec Jean-Louis Dessalles[8], on peut reconnaître que l’intelligence va de pair avec la faculté de percevoir des contrastes et celle de percevoir des structures. Grâce à la première, l’esprit est en mesure de s’étonner, de se focaliser, de repérer des anomalies, d’accueillir une nouveauté ou une particularité, de définir, de contextualiser ; grâce à la deuxième, il est en mesure d’effectuer des analogies, de différencier des situations, de changer d’échelles, de systématiser.

2.1.3. Avec Jean Piaget[9], on peut reconnaître que l’intelligence relève d’un phénomème dynamique de développement adaptatif, au cours duquel se mettent en place dans l’esprit des mécanismes logiques structuraux. L’intelligence se manifeste quand, confronté à un obstacle ou un échec, l’esprit en vient à restructurer son fonctionnement selon de nouveaux schèmes logiques.

2.1.4. Avec Olivier Houdé[10], on peut reconnaître que l’intelligence ne suit pas un développement linéaire vers des stades de plus en plus logiques et abstraits qui effaçent les stades précédents. Elle reste constamment tributaire d’une tension entre intuition et habitudes cognitives, d’une part, et les stratégies logiques, d’autre part. L’intelligence se manifeste en tant que système d’arbitrage entre ces deux pôles : au cas par cas, elle inhibe l’un et active l’autre. Et elle reste toujours sujette à faillir et à préférer un biais à une démarche rationnellement défendable.

2.1.5. Avec Blaise Pascal[11], on peut reconnaître que dans l’intelligence entre en composition deux types d’esprit : l’esprit de géométrie, caractérisé par une capacité de pensée déductive et d’application de règles, et l’esprit de finesse, caractérisé par une capacité de saisie intuitive et synthétique.

2.1.6. Avec l’école de Palo Alto[12], on peut reconnaître que l’intelligence s’exerce dans un inévitable système de communication ; elle est prise dans des interactions qui se jouent sur deux plans et au sein desquels, elle peut se focaliser soit sur le contenu de la communication, soit sur ce qui se joue dans la relation avec les partenaires de la communication. Elle peut y adopter une position de symétrie ou une position de complémentarité. Face à un obstacle, elle peut chercher à opérer un ‘changement 2’[13]. Elle peut aussi faillir et s’enferrer dans l’effectuation de ‘changements 1’.

Toutes ces appréhensions de l’intelligence humaine sont des approches partielles et non exaustives, qui mettent en évidence, chacune, un aspect particulier. Sans nul doute, d’autres approches de l’intelligence pourraient encore être évoquées. Mais nous en resterons là, les approches esquissées nous permettant déjà de nous faire une idée de ce qui la constitue. D’autant que, comme pour tout ce qui touche à l’humanité, l’intelligence est un phénomène qui ne se laisse pas réduire à une conception ni totaliser dans un ensemble de conceptions.

2.2. L'intelligence rapportée à l'ordinateur

Le cadre est ici celui de l'ensemble de ce qu'un ou plusieurs ordinateurs sont capables d'effectuer sur la base des structures de fonctionnement et des programmations - ou algorithmes - dont le sujet humain les a dotés. L'informatique peut générer du texte, des signifiants, des calculs, des images, de la musique, etc. Elle peut reproduire tout un panel de démarches rationnelles que, jusque là, l'esprit humain était le seul à pouvoir effectuer. Elle peut accomplir rapidement des tâches complexes dont l’humain, sans elle, ne viendrait jamais à bout. D'ou le nom d’‘intelligence artificielle’ qui lui a été donné. Qu'est-ce qu'il apparaît de l'intelligence dans ce cadre ?

2.2.1. L'informatique est née, a-t-on coutume de dire au milieu du XXème siècle, mais elle a accompli un bond significatif en 2012[14] ; il est devenu sensible pour le grand public trois ans plus tard, lorsque l'ordinateur s'est mis à battre régulièrement tous les joueurs de go, jeu qui semblait pour longtemps hors de sa portée. Le bond est dû à l'émergence d'une nouvelle structure de fonctionnement, appelée « apprentissage profond » qui, reprenant à nouveau frais le modèle d'architecture neuronale et lui apportant une amélioration décisive, permet d'optimiser la valeur des millions de nombres représentant les forces des connexions dans un réseau tel que celui des neurones. A ce nouveau système technique, se sont ajoutées d'autres trouvailles : la technique de convolution jointe à celle de rétropropagation du gradient qui permet au système d'apprendre de ses erreurs de classification et de les corriger lui-même, l'apprentissage par renforcement qui s'opère en faisant jouer un programme contre lui-même, la géométrisation des signifiants et le plongement lexical qui permettent à l'ordinateur  d’effectuer par lui-même des rapprochements entre les mots, la technique des algorithmes génétiques qui permet de faire évoluer les programmes et de sélectionner les plus performants. Grâce à ces techniques, un ordinateur peut reconnaître un visage, gagner au go, lire et traduire un texte, effectuer des calculs longs et complexes, nourrir un bout de conversation, connaître vos préférences et vous faire des recommandations, conduire une voiture, établir des diagnostics médicaux et des capacités financières, évaluer la dangerosité de prévenus, produire des contrefaçons de documents, d'images, de sons, de vidéos, entre autres...

2.2.2. Nonobstant leurs remarquables prouesses techniques et leurs indéniables capacités, les systèmes informatiques sont aussi grevés de notables limites :

- Ils n’ont pas de conscience, ni perceptive, ni réflexive. Ils ne ressentent rien et ne disposent d’aucun recul pour comprendre et jauger ce qu’ils sont en train de faire. Ils ne peuvent d’eux-mêmes controler leurs corrélations. Ils ne savent pas ce qu’ils font. Il ne peuvent en rendre compte, et ne disposent d’aucun sens de la responsabilité.

- Ils ne peuvent traiter que ce que nous y avons introduit au départ et ne peuvent exécuter que les opérations pour lesquelles ils ont été conçus. Ils sont dépendants d’un système déterminé de paramètres qui ne peut inclure tous les paramètres imaginables. A partir de là, ils obéissent aux règles et aux protocoles que nous leur avons assignés et les suivent avec des œillères. Ils ne peuvent faire place à l’imprévu. Ils travaillent par statistiques, classements, catégorisations et stéréotypes, de manière réflexe et sans aucune réflexion. Quand ils succombent à certains biais – ce qui n’est pas rare – c’est que le vice était déjà dans les données ou les protocoles qu’ils ont reçus. Mais ils ne peuvent s’en rendre compte.

- Ils sont insensibles à l’insertion de l’objet dont ils traitent dans un contexte de vie ; ils sont déconnectés de l’expérience du monde et fonctionnent « hors sol ». Ils ne peuvent mettre de signification derrière les mots qu’ils renvoient. Ils ne voient pas le point central de ce qu’ils traduisent. Ils sont aveugles à ce qui fait qu’une situation n’entre pas dans un stéréotype et ne peuvent rien contextualiser. Ils ne sont donc pas en mesure de traiter le particulier, le spécifique ou la nouveauté.

- Ils sont focalisés sur les contenus qu’ils ont à traiter et ne peuvent prendre en compte le niveau relationnel dans lequel ils s’inscrivent. S’ils passent à un niveau ‘méta’, par exemple dans le cadre de traductions, il ne peut porter que sur le contenu, jamais sur la relation.

2.3. L'‘intelligence artificielle’ face à l’intelligence humaine

2.3.1. Quand on confronte, en prenant en compte ces limites, l’intelligence rapportée à l’ordinateur à l’intelligence rapportée à l’homme, on ne peut manquer de s’apercevoir de l’écart qu’il y a entre elles : si les systèmes informatiques accomplissent des performances avec lesquelles l’esprit humain ne peut rivaliser, les programmes qu’ils suivent n’ont pas été inventés par eux, mais bien par l’intelligence humaine. Entre eux, se manifestent donc des différences fondamentales de capacités et précisément à propos des caractéristiques de l’intelligence humaine évoquées plus haut :

- les systèmes informatiques ne disposent ni de la conscience, ni de la compréhension dont dispose l’intelligence humaine. Ils ne savent pas ce qu’ils font.

- les systèmes informatiques ne peuvent percevoir le monde comme peut le percevoir l’intelligence humaine. Ils ne sont sensibles ni aux contextes, ni au contrastes, ni aux singularités.

- les systèmes informatiques, devant un obstacle, sont incapables de faire retour sur eux-mêmes, de repenser leurs principes fondamentaux de fonctionnement, de les modifier et de se restructurer.

- les systèmes informatiques n’ont pas les moyens de l’intelligence humaine de repérer des biais, de les inhiber et de corriger leur logique.

- les systèmes peuvent traiter des contenus, mais ignorent complètement le niveau relationnel  sur lequel peut se focaliser l’intelligence humaine.

- les systèmes informatiques sont efficaces parce qu’ils partagent avec l’homme une capacité de fonctionnement selon son esprit de géométrie, mais ils sont dénués de son esprit de finesse. Cette ambiguïté par rapport à l’humain les rend à la fois commensurables et incommensurables, et représente par là une source possible de biais.

Néanmoins, ces différences sont telles qu’elles rendent absurde une assimilation entre intelligence humaine et ‘intelligence artificielle’. En fait, dans les systèmes informatiques, il n’y a pas d’intelligence, au sens où on entend l’intelligence humaine. Certes, ils partagent avec l’intelligence humaine des capacités d’application de règles logiques (esprit de géométrie), et c’est ce qui fait leur intérêt et leur efficacité. Mais ces capacités sont des capacités techniques d’ordonnancements programmés qu’ils exécutent sur des champs déterminés[15]. Elles leur permettent simplement de réaliser plus rapidement des tâches complexes sur une grande masse d’informations. Aussi plutôt que d’‘intelligence artificielle’, il vaudrait donc mieux parler de ‘capacité d’exécution’.

2.3.2. Comment se fait-il donc qu’on en soit venu à parler d’‘intelligence artificielle’ ? L’analogie avec l’intelligence humaine n’est concevable que si on considère l’homme et l’ordinateur à distance, de l’extérieur, sans tenir compte de ce qui les diffère dans leurs propriétés internes. Sous cet angle, on n’est plus en présence que de deux systèmes qui, l’un et l’autre, manifestent la capacité de recevoir des données, de les traiter selon certaines règles, et de ressortir de nouvelles données[16]. Dès lors, il n’y a plus qu’un pas pour assimiler l’intelligence artificielle à l’intelligence humaine ou vice versa. Et le pas est régulièrement et allégrement franchi ; puisqu’elles partagent tout de même les capacités de l’esprit de géométrie et que, par ailleurs, dans le domaine du travail, on ne compte plus le nombre de postes occupés par des humains qui ont été brutalement remplacés par des systèmes informatiques.

Mais il s’agit là d’un biais, donc d’une simplification fallacieuse. Dans la perspective développée par Olivier Houdé, les chantres de l’assimilation se sont laissés prendre dans les filets de l’intuition et ne l’ont pas inhibée au profit d’une stratégie logique correcte. Ils n’ont pas fait bon usage de leur capacité d’arbitrage. Ils ont manqué d’esprit de finesse. Ils se sont laissés séduire par leurs aspirations qui ont pris le dessus. En admettant l’analogie entre ‘intelligence artificielle’ et intelligence humaine, ils illustrent la faillibilité de leur intelligence et témoignent d’un égarement.

3. Pertinence du point de vue biblique sur l’intelligence ?

3.1. Comment comprendre cet égarement ? Qu’est-ce qui peut expliquer ce désir indéfendable rationnellement de rendre les capacités des systèmes informatiques analogues à l’intelligence humaine ? Peut-être l’implication séduisante et flatteuse que, par cette assimilation, le pouvoir humain s’exacerbe à l’extrême : les humains se montrent maîtres de leur cerveau, ils deviennent capables de reproduire leur propre intelligence et donc de se créer eux-mêmes ; ils font passer du rêve à la réalité le mythe démiurgique de l’homme qui s’autocrée, de l’homme devenu Dieu par rapport à lui-même, à l’ensemble de la réalité et à l’avenir du monde.

Naturellement, ce qui reste alors occulté et demeure dans l’angle-mort, c’est la possibilité d’implication inverse, à savoir que l’homme et son intelligence deviennent eux-mêmes des machines…  

A noter toutefois que cette position inverse touve aussi ses adeptes. Ils ne sont pas rares ceux qui choisissent un matérialisme naturaliste parce qu’ils se refusent à croire à l’illusion d’un Dieu ou d’une transcendance. A leurs yeux, tout est gouverné par la nature, ses jeux de forces et de désirs. L’homme est programmé par sa nature physique et biologique. Ce n’est pas son esprit qui pense, c’est son cerveau. Dès lors entre programmation physico-biologique et programmation informatique, le rapprochement est vite fait et le biais de l’assimilation de l’intelligence humaine et de l’intelligence artificielle vite opéré.

3.2. Nous avions noté dans le premier volet de cet exposé qu’aux yeux de la pensée biblique, l’intelligence pour l’homme n’était pas une propriété, que son manque était l’ordinaire, que sa manifestation était événementielle – toutes choses qui s’accordent parfaitement avec la perspective de Olivier Houdé. A quoi il faut encore ajouter qu’elle va de pair avec une  restructuration faisant droit à la ‘crainte de Dieu’, autrement dit à la reconnaissance que l’homme et le monde ne se réduisent pas à eux-mêmes, qu’ils sont ouverts à la transcendance souveraine et imprévisible de Dieu. Ce qui implique aussi la reconnaissance de la distinction entre Dieu et l’homme. L’homme vit dans le monde de Dieu, mais il n’est pas Dieu. Il est sa créature comme le monde est sa création. C’est dire qu’il est appelé à agir dans le monde, mais que la saisie de la totalité lui échappe, car il est incapable d'appréhender et de criconscrire l'action de Dieu dans le monde. Il doit consentir à laisser de la place à l'inconnu, à la nouveauté et à l'ignorance. Pour la pensée biblique, l’intelligence est indissociable de cette relation correcte entre l’homme et Dieu. Et l’apôtre Paul allait même jusqu’à prétendre qu’on n’entre dans cette relation correcte qu’à réception de la ‘parole de la croix’ qui, justement, crucifie la prétention de l’homme à juger de Dieu et de son action dans le monde, et qui l’incite, dans le respect de ses limites, à résister au mal et à mettre avec confiance ses capacités au service d’autrui.

3.3. Il est utile de souligner qu’une relation correcte avec Dieu n’interdit en rien l’exploration et la recherche scientifique. Ne reconnaît-on pas d’ailleurs que la foi au Créateur et la distinction Créateur / créature a désenchanté le monde et a justement permis le développement de la science ? Elles impliquent qu’il n’y a pas d’investigations scientifiques qui seraient interdites a priori. Alors qu’est-ce qu’une recherche scientifique menée dans la ‘crainte de Dieu’ ? Il s’agit d’une démarche de recherche ou d’exploration qui peut très bien être menée avec courage, audace obstination et provocation. Elle aura admis cependant que, Dieu ne pouvant faire l’objet de ses observations, elle se doit d’en faire abstraction en laissant sa question ouverte ; elle reconnaîtra par suite que ses résultats ne peuvent être que des modèles partiels et provisoires[17]. Elle aura en même temps le souci de contrôler son travail du point de vue de la vérité, de veiller à ce qu’il respecte les règles du discours scientifique, de corriger ses biais, de ne pas inférer plus que ce qu’il est honnêtement possible de dire et de ne pas faire passer des extrapolations et des spéculations pour des vérités scientifiques ou de parer des prophéties de l’aura de la science. Autrement dit, elle se doit prendre en compte deux perspectives distinctes mais nécessaires : la perspective de sa recherche et la perspective réflexive du contrôle de sa recherche.

3.4. On peut se rendre compte ainsi que la ‘parole de la croix’ qui remet l’homme dans une relation correcte avec Dieu ne l’installe pas dans une nouvelle intelligence du monde garantie divinement. Elle ne lui apporte pas une révélation qui lui permettrait de tout scruter et de tout comprendre. Elle ne vient pas faire passer l’égarement à la pleine clarté. Elle le ramène simplement aux principes reconnus d’une recherche pertinente et honnête. Il n’y a pas là d’intelligence augmentée. Se l’imaginer serait justement retomber dans une autre forme de présomption, succomber à un autre biais, se faire à nouveau prendre à partie par la ‘parole de la croix’. Car justement la ‘parole de la croix’, en nous renvoyant aux limites de notre humanité devant Dieu, appelle au contraire à accepter l’incomplétude de notre savoir et de notre compréhension sans en désespérer. Par suite, le mouvement de restructuration auquel elle conduit n’est jamais un acquis. Il est toujours à refaire. Car nous nous retrouvons toujours à nouveau en situation d’avoir brouillé la distinction entre ce qui nous appartient et ce qui appartient à Dieu et de devoir retrouver l’intelligence.

Alors face à la dérive de la propension à assimiler les performances informatiques à l’intelligence humaine, ne se pourrait-il pas que ce point de vue biblique trouve là quelque pertinence ? Ne serait-il pas possible de considérer que c’est cette aspiration humaine à occulter la distinction entre Dieu et nous qui nourrit cette propension et nous conduit à ce défaut d’intelligence ? Et ne se pourrait-il pas, corollairement, que revenir à une compréhension correcte de notre relation à Dieu, avec la restructuration qui s’ensuit, marque un retour à l’intellligence ? 

Entre la pensée biblique et les réflexions sur l’informatique, les plans ne sont pas les mêmes. Mais pour le plus grand profit de notre intelligence, ils ne sont pas forcément sans connexion l’un avec l’autre !

Marc-André Freudiger


[1] Cf. Cyrille Chagnon, L’intelligence ou les intelligences, http://cyrille.chagnon.free.fr/Psychologie/dif_Intelligence.htm

[2] Certes, des lieux d’où extraire l’argent et où affiner l’or, il n’en manque pas.
Le fer, c’est du sol qu’on l’extrait et le roc se coule en cuivre.
On a mis fin aux ténèbres et l’on fouille jusqu’au tréfonds la pierre obscure dans l’ombre de mort.
On a percé des galeries loin des lieux habités, là, inaccessible aux passants, on oscille, suspendu loin des humains.
La terre d’où sort le pain, elle, fut ravagée en ses entrailles comme par un feu.
Ses rocs sont le gisement du saphir et là se trouve la poussière d’or.
Les rapaces en ignorent le sentier et l’œil du vautour ne l’a pas repéré.
Les fauves ne l’ont point foulé ni le lion ne l’a frayé.
On s’est attaqué au silex, on a ravagé les montagnes par la racine.
Dans les rochers on a percé des réseaux de galeries, et tout ce qui est précieux, l’œil de l’homme l’a vu.
On a tari les sources des fleuves et amené au jour ce qui était caché.
Mais la sagesse, où la trouver ? Où réside l’intelligence ?
On en ignore le prix chez les hommes, et elle ne se trouve pas au pays des vivants.
L’Abîme déclare : « Elle n’est pas en moi. » Et l’Océan : « Elle ne se trouve pas chez moi. »
Elle ne s’échange pas contre de l’or massif, elle ne s’achète pas au poids de l’argent.
L’or d’Ofir ne la vaut pas, ni l’onyx précieux, ni le saphir.
Ni l’or ni le verre n’atteignent son prix, on ne peut l’avoir pour un vase d’or fin.
Corail, cristal n’entrent pas en ligne de compte. Et mieux vaudrait pêcher la sagesse que les perles.
La topaze de Nubie n’atteint pas son prix. Même l’or pur ne la vaut pas.
Mais la sagesse, d’où vient-elle, où réside l’intelligence ?
Elle se cache aux yeux de tout vivant, elle se dérobe aux oiseaux du ciel.
Le gouffre et la mort déclarent : « Nos oreilles ont eu vent de sa renommée. »
Dieu en a discerné le chemin, il a su, lui, où elle réside.
C’était lorsqu’il portait ses regards jusqu’aux confins du monde et qu’il inspectait tout sous les cieux
pour régler le poids du vent, et fixer la mesure des eaux.
Quand il assignait une limite à la pluie et frayait une voie à la nuée qui tonne, alors il l’a vue et dépeinte, il l’a discernée et même scrutée.
Puis il a dit à l’homme : « La crainte du Seigneur, voilà la sagesse. S’écarter du mal, c’est l’intelligence ! »

[3] En hébreux : hnyb, binah = intelligence, compréhension

[4] Job 28,28

[5] « Christ ne m’a pas envoyé baptiser, mais annoncer l’Evangile, et sans recourir à la sagesse du discours, pour ne pas réduire à néant la croix du Christ. La parole de la croix, en effet, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui sont en train d’être sauvés, pour nous, il est puissance de Dieu.  Car il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages et j’anéantirai l’intelligence des intelligents.

Où est le sage ? Où est le docteur de la loi ? Où est le raisonneur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas rendue folle la sagesse du monde ?

En effet, puisque le monde, par le moyen de la sagesse, n’a pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu, c’est par la folie de la prédication que Dieu a jugé bon de sauver ceux qui croient.

Les Juifs demandent des signes, et les Grecs recherchent la sagesse ; mais nous, nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs, il est Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes. (1 Corinthiens 1,17-25)

[6] En grec : sunesij, synesis = compréhension, intelligence

[7] On ne crée, ni n’invente à partir de zéro. Cf. la formule de Guillaume de Conches, reprise par Jean de Salisbury, qui la met dans la bouche de son maître Bernard de Chartres, et après lui par beaucoup d’autres : « Nous sommes des nains assis sur les épaules de géants ».

[8] Jean-Louis Dessales, Des intelligences TRES artificielles, Odile Jacob, Paris, 2019

[9] Jean Piaget, La psychologie de l’intelligence, Armand Colin, Paris, 1967

[10] Olivier Houdé, L’intelligence humaine n’est pas un algorithme, Odile Jacob, Paris, 2019

[11] Blaise Pascal, « L’esprit de géométrie et l’esprit de finesse », Pensées, p. 23-25, Livre de Poche, 1962

[12] P. Watzlawick, J. Helmick Beavin, Don D. Jackson, Une logique de la communication, Le Seuil, Paris, 1972 ; P. Watzlawick, J. Weakland, R. Fisch, Changements, paradoxes et psychothérapie, Paris, Seuil, 1975.

[13] Selon l’école de Palo Alto, un ‘changement 2’ est un changement qui conduit à changer le système, par opposition à un changement qui a lieu à l’intérieur du système (‘changement 1’)-

[14] Les informations données dans ce paragraphe sont tirées de Jean-Louis Dessalles, Des intelligences TRES artificielles, Odile Jacob, Paris, 2019

[15] La blague des deux amis qui se racontent des histoires drôles qu’ils ont numérotées permet de l’illustrer humoristiquement :

- La 5.
- Ah oui, elle est drôle.
- La 42.
- Celle-là, je l'ai toujours trouvée plate.
-  La 57.
- Ah, ah ah ! Celle-là, elle est ultra drôle ! Je ne la connaissais pas.

La situation que postule la numérotation des histoires drôles implique un échange mécanique sur la base de connaissances communes et partagées. En elle, il n'y a pas de place pour du nouveau et de l'inédit. Tout doit avoir déjà été répertorié. Le comique vient donc du fait que dans ce système, on y introduit de l'inédit comme si c’était une possibilité, ce qui est une incohérence.

La discrépance entre le traitement informatique et la communication humaine est du même ordre : l’ordinateur ne peut comprendre ce qui n’a pas été programmé et répertorié. Dans la communication humaine, c’est possible ; elle est tout à fait en mesure de transmettre de nouvelles métaphores qui seront comprises par le destinataire humain, mais que l'ordinateur ne comprendra pas. De l’inédit peut surgir.

[16] Dimitri Garncarzyk, Les traducteurs doivent-ils redouter la concurrence de l’intelligence artificielle ? Article publié dans le périodique « Bon pour la tête » du 20 août 2019, a bien mis le doigt sur le processus : « Cette généralisation repose sur le malentendu de la boîte noire. Impressionnés par les résultats fulgurants de l’IA, nous lui prêtons les capacités qu’il faudrait à un humain pour atteindre les mêmes résultats avec la même efficacité. Ce faisant, nous négligeons que l’IA fonctionne d’une manière très différente de la cognition humaine, et que nous ne pouvons pas prêter aux machines nos propres processus mentaux : il faut donc ouvrir la boîte noire […] Ouvrir la boîte noire permet ainsi de mettre le doigt sur la distinction fondamentale entre performance et compétence […] Pour résumer: la compétence de la machine est, quand on ouvre la boîte noire, d’une nature différente de la compétence humaine; et la performance de la machine repose, en dernière analyse, sur la compilation des produits de la compétence humaine. Le danger vient moins d’une concurrence existentielle immédiate d’une IA qui est très loin d’être généralisée que de décisions économiques… qui seront prises par des hommes… »

[17] Cf. Blaise Pascal : « Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui [l’homme] invinciblement caché dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini où il est englouti. Que fera-t-il donc, sinon d’apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ? », Pensées, p. 50, Livre de Poche, 1962