Crêt-Bérard, le 2 décembre 2017 Séminaire de philosophie et de théologie

La vérité en crise

1. Point de départ

Le mépris pour la question de la vérité est sans doute quelque chose qui a toujours existé. Mais à cet égard, notre époque se signale par le fait que ce mépris se donne ouvertement et qu’il se manifeste sans beaucoup de retenue. Nous pouvons évoquer les fake news, les crédits de recherche supprimés à l’endroit de ce qu’on désire ne pas savoir et le développement d’une politique de l’ignorance, la fake science1, le fonctionnement des moteurs de recherche sur internet qui font monter les sites qui propulsent de fausses nouvelles et leur succès auprès des jeunes qui ne lisent pas les journaux, et ainsi de suite...

Ce mépris peut être une manifestation de pure indifférence, au sens de « je n’ai rien à faire de la vérité et j’en ai le droit ». Il peut être une manifestation de condescendance aristocratique : « la vérité pour les élites ; la plébe, on peut la laisser croire ! » Mais la plupart du temps, actuellement, il relève de l’attachement à une volonté de pouvoir et d’emprise qui conduit à un usage utilitariste des vérités et des contre-vérités2.

Dans ce climat d’indifférence, de mépris et de cynisme, quelle écoute peut-il y avoir encore pour l’Evangile qui est habité par une prétention – à préciser – à la vérité3 ? Peut-il encore faire sens ? Le christianisme n’est-il pas voué à une communication qui n’engrène plus ?

Pour une conception fondamentaliste du christianisme, il n’y a pas lieu de prendre ces questions en compte car en dehors de la Révélation, il n’y a de toutes manières pas de vérité, on peut donc se contenter d’asséner celle de Dieu ! Mais pour une conception théologique qui partage avec les Lumières l’exigence de respect de la vérité, la question de l’insertion chrétienne dans ce contexte se pose. Comment entrer en matière ?

2. Intention

L’intention des réflexions que je vous propose est donc d’essayer de préciser la prétention évangélique à la vérité et de lui donner sens dans le contexte contemporain.

3. Angles d’approche de la question de la vérité

Dès nous nous mettons à penser, se trouvent impliqués un sujet et un objet : notre conscience, sujet, se focalise sur quelque chose, objet. La pensée est toujours relation entre un sujet et un objet. Cet objet peut appartenir au monde extérieur, il peut aussi être imaginaire ou imaginé. Mais il est parfaitement loisible également – et même vivement recommandé – que le sujet se prenne lui-même pour objet. Ainsi, dès le départ, la question de la vérité s’ouvre sur une dualité : elle peut être considérée sous l’angle de notre rapport au monde ou sous l’angle de notre rapport à nous-mêmes. Réapparaît ainsi ce que nous avons vu la dernière fois à propos de Kierkegaard : la nécessité de prendre en compte la question de la vérité dans le cadre d’une double réflexion : dans le sens de l’objectivité extérieure et dans le sens d’une adéquation intérieure.

Cette dualité d’approche doit être soulignée dans le contexte d’aujourd’hui, qui n’a que trop tendance à ne considérer que des faits et des chiffres. Tout prétendu constat, tout prétendu calcul, tout jugement provient d’un sujet qui se plaît à croire que ce soit tel. Il est donc indispensable, dans la question de la vérité, que le sujet ne soit pas évacué de la réflexion et que la focalisation ait lieu aussi bien sur le sujet que sur l’objet.

a) La question de la vérité sous l’angle de la connaissance du monde. Depuis l’avènement des Lumières, la connaissance du monde est liée à l’exercice d’une démarche scientifique procédant par observation et théorisation, l’aller et le retour entre ces deux mouvements donnant la possibilité d’une certaine vérification ; dans cette démarche, la vérité constitue une visée, elle ne peut faire l’objet d’une certitude dernière.

- dans le champ des sciences dures : elle correspond au modèle qui, pour l’heure, rend le mieux compte de la réalité étudiée et qui est capable de fournir des prévisions.

- dans le champ de l’histoire, où il faut admettre que les faits historiques sont toujours une reconstruction de l’historien, la vérité recouvre une reconstitution adéquate des faits du passé en fonction des sources, des textes et des vestiges disponibles.

- dans le champ littéraire : la recherche de la vérité est celle de la meilleure interprétation ; il y en a de plus pertinentes que d'autres, si bien que, avec Umberto Eco4, on peut admettre qu'il n'est pas possible d'assurer le vrai, mais qu’il y a du faux qui se laisse exclure.

b) La question de la vérité sous l’angle du rapport à soi : dans cette approche, le regard se fait réflexif ; il examine la manière dont le sujet se rapporte à lui-même, la cohérence entre son dire et son faire, entre son engagement ici et son engagement là, entre son croire et son vivre, la consistance et la pertinence de sa compréhension de soi dans la vie qu’il mène.

Dans la première approche, le regard soucieux de vérité se focalise sur des objets s’offrant à son attention sous l’angle du rapport au monde. Dans la deuxième approche, le regard soucieux de vérité se focalise sur des aspects du sujet sous l’angle de son rapport à lui-même. Entre ces deux approches, il y a discontinuité : la conscience ne peut pas les exécuter en un seul et même mouvement. Le passage d’une approche à l’autre se fait par un saut. Néanmoins, elles ne sont pas totalement indépendantes l’une de l’autre, dans la mesure où ce qui se passe sous l’un des angles peut avoir des conséquences sous l’autre. Autrement dit, les deux approches sont en relation dialectique l’uneavec l’autre.

On peut se représenter la structure dialectique de ces deux approches avec le modèle du prisme. La conscience se situe à l’intérieur du prisme, entre ses faces. Quand elle se tourne vers une face, elle ne peut ignorer qu’il est d’autres faces, mais elles demeurent pour elle dans l’angle-mort. L’une des face du prisme correspond au monde en tant que lieu de connaissance et d’expérience ; c’est avec cette orientation du regard que se positionnent, notamment, ceux qui font des constats sur la réalité extérieure et posent des jugements généraux sur le monde (par exemple, qu’il est naïf de se soucier de vérité en ce bas-monde). Une autre face du prisme correspond au sujet qui se prend lui-même pour objet ; c’est avec cette orientation du regard que nous nous positionnons quand nous faisons retour sur nous-mêmes.

4. La vérité sous l’angle du rapport à soi

La question de la vérité surgit sous cette approche quand, dans un cadre de communication, nous sommes pris en défaut d’insouciance, d’inconsistance, de contradiction ou de dogmatisme et que nous sommes appelés à répondre de nous-mêmes.

Passer d’une approche de la vérité sous l’angle de la connaissance du monde à une approche de la vérité sous l’angle du rapport à soi, c’est donc se trouver aux prises avec une situation d’échec du sujet. Et cet échec se donne à lire dans une dualité de perspectives, liées mais discontinues : il se donne à lire comme échec par rapport à la vérité, car dans la conduite de sa vie, le sujet n’a pas vu clair, il s’est illusionné, il s’est trompé ; et il se donne à lire comme échec par rapport à la liberté, car en même temps le sujet l’a bien voulu, il s’est laissé aller, il a refusé les signes avertisseurs, il s’est obstiné, il a persisté dans son erreur, il n’a pas voulu changer. En situation de réflexion sur lui-même, le sujet est donc appelé à cette double découverte : qu’il s’est fourvoyé par rapport à la vérité et qu’il a choisi l’asservissement plutôt que la liberté ; et il se trouve, par surcroît, que ce double échec est la vérité sur lui-même !

En reprenant le modèle du prisme, nous pouvons donc expliciter le rapport à soi en dédoublant la face ‘soi’ : lui sont alors substituées une face ‘vérité’ et une face ‘liberté’, qui ouvrent entre elles et avec les autres faces de nouvelles relations dialectiques.

Ainsi, sous l’angle du rapport à soi, la poursuite de la vérité est moins une affaire de connaissance que de reconnaissance. Dans une affaire de connaissance, la conscience progresse en clarifiant toujours mieux son champ et en rejetant le faux. Et pour garantir son objectivité, elle met entre parenthèses ses convictions et ses engagements personnels. Dans une affaire de reconnaissance, la conscience part de ses engagements et convictions personnels, se heurte à une mise en question, la reconnaît, fait retour sur elle-même en cherchant un fondement lui permettant de se recons- truire, sur le plan de la vérité et sur le plan de la liberté, puis elle repart sur une autre base jusqu’à ce qu’elle se heurte à une nouvelle mise en question, qui l’oblige à refaire le mouvement. Le mouvement de la reconnaissance suppose donc l’engagement personnel et il ne donne lieu à aucune progression : il ne peut jamais laisser le faux derrière lui. La vérité ne s’y joue pas sous la forme d’une positivité à faire valoir dans l’absolu, mais de la reconnaissance d’un échec et d’une invite à se reconstruire.

Le sujet qui fait retour sur lui-même est conduit à reconnaître son échec, au plan de la vérité et au plan de la liberté, quand la consistance ou la pertinence de sa compréhension de soi se trouvent prises en défaut dans la vie qu’il mène, quand il est mis en face de failles, d’incohérences ou de contradictions entre son dire et son faire, entre son engagement ici et son engagement là, entre son penser et son vivre. Ce retour sur lui-même, c’est ce qui va lui permettre de comprendre son échec, de se distancer de lui-même, de se libérer de son fourvoiement et son asservissement et de se reprendre.

Il pourra repartir une fois qu’il sera revenu à un fondement à même de rectifier ou de renouveler sa compréhension de lui-même. Par compréhension de soi, il faut entendre l’élaboration de différents rapports – au monde, à soi, aux autres, à Dieu, au temps, à la mort, etc - qu’il s’agit de configurer et d’articuler les uns avec les autres de manière cohérente à partir d’un fondement qui les oriente. Une compréhension de soi implique donc une exigence de cohérence interne entre les configurations et de cohérence externe avec la réalité vécue par le sujet qui l’a adoptée pour la conduite de sa vie.

5. La prétention chrétienne à la vérité

Dans l’Evangile de Jésus-Christ, le rapport à Dieu occupe une place fondatrice. Dans la mesure donc où ce qui nous occupe ici, c’est le sens que nous pouvons donner à sa prétention à la vérité dans le contexte contemporain, il est nécessaire de nous arrêter tout particulièrement à ce rapport.

Il se différencie du rapport à un objet. Car Dieu ne se laisse pas objectiver, il déborde. Il n’est pas un donné qu’on pourrait regarder du dehors et dont on pourrait faire le tour. Il échappe à la saisie. Sa transcendance ne se laisse pas arraisonner. Elle ne se laisse ni vérifier ni falsifier. Faire fi d’elle ou vouloir en disposer est une déraisonnable prétention. La raison est renvoyée à ses limites quand elle se heurte à Dieu5. Subséquemment, Dieu et l’existence humaine étant conjoints, la raison est aussi renvoyée à ses limites par rapport à une connais- sance totale de notre vie6. Ainsi, quand il est question de Dieu, il n’est pas de savoir possible, il n’est de place que pour la foi ou le scandale.

Cette alternative n’est en rien dépassée dans l’Evangile. Car l’invitation à la foi qui s’y donne au nom de Dieu est fondée sur le paradoxe christologique de Jésus, parole de Dieu faite chair, signe de contradiction pour la raison, qui a pour effet de battre en brèche les prétentions de notre intelligence à capter Dieu dans les catégories du savoir. Autrement dit, elle fait apparaître la vanité de nos spéculations sur Dieu, elle met en lumière nos échecs à disposer de lui. Et en même temps, dans la mesure où cette mise en lumière nous est donnée grâce à une intervention de Dieu lui-même, elle signifie une incitation à renouer d’une autre manière avec ce Dieu qui est venu nous parler : en entrant avec lui dans un rapport de confiance nue, sans évidence ni garantie.

Ainsi, la prétention de la foi chrétienne à la vérité ne signifie pas qu’elle recèlerait un savoir positif sur Dieu qu’elle aurait pour tâche de faire admettre. Elle n’a rien de tel à faire valoir. Sa prétention à la vérité s’inscrit dans le mouvement de la reconnaissance, de la réflexivité. Elle prétend à la vérité parce qu’elle appelle à l’examen de conscience et au retour sur soi en vérité. Elle prend au sérieux les situations d’échec dans lesquelles nous nous sommes fourvoyés et asservis et elle nous invite à les relire devant Dieu, à la lumière de sa parole en Jé- sus-Christ. Elle nous incite à découvrir en leur profondeur la relation faussée que nous avions avec Dieu et à renouer avec lui dans une compréhension renouvelée.

On pourrait expliciter cette compréhension de Dieu renouvelée par l’Evangile de la manière suivante : elle a pour fondement la personne de Jésus qu’elle reçoit comme lieu de révélation de Dieu. Dans son message, sa vie et sa mort, elle reconnaît la condamnation par Dieu de la prétention humaine à vouloir disposer de lui – soit en cherchant à se l’approprier, soit en le refusant - et la libération qu’il accorde à l’homme qui s’y fourvoie en l’appelant à vivre dans la foi en sa grâce.

6. Les contradictions et les limites du mépris de la vérité

Le mépris pour la question de la vérité se prévaut généralement de considérations sous l’angle du rapport au monde. C’est ainsi que Machiavel, par exemple, justifie la non-obligation pour un prince de tenir sa parole : « Comme les humains sont méchants, et qu'as- surément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi devriez-vous leur tenir la vôtre ? »7 Le rapport au monde est une source inépuisable de justifications pour des choix généraux de vie.

Mais quand les affirmations sont appréhendées sous l’angle du rapport à soi, autrement dit, quand on prend en compte l’exigence de la double réflexion, on voit apparaître de nouvelles donnes.

Celui qui affirme, à partir de son expérience du monde, que la vérité n’a pas d’importance ou qui prône le relatisme se met en contradiction avec lui même dans la mesure où, par là, il prétend justement énoncer une vérité. De même celui qui défendrait le droit à une pure indifférence à l’endroit de la vérité8, se mettrait également en contradiction avec lui-même dans la mesure où il postule la vérité d’un droit à l’indifférence. Et tous ceux qui, suivant Machiavel, jugent que la vérité n’a pas de valeur en soi et que son respect doit être subordonné à l’utilité ou à une stratégie de pouvoir, oublient que pour juger de l’utilité et de l’inutilité ou pour juger des effets ou des risques d’une stratégie, la distinction du vrai et du faux est nécessaire, comme elle est nécessaire, plus généralement, à la raison instrumentale. Par devers eux, dans la contradiction où ils se mettent avec leur mépris, les uns et les autres donnent droit à la quête de la vérité.

Ainsi, si on reprend le modèle du prisme, l’appréhension de leur position change en passant de l’angle du rapport au monde à l’angle du rapport à soi : ce qui apparaît au regard, c’est une situation d’échec au plan de la vérité comme au plan de la liberté.

Dans la mesure où la contradiction n’est pas perçue et où l’échec reste ignoré, ils témoignent d’un aveuglement du sujet sur la situation dans laquelle il se trouve. Et ils donnent à penser qu’il y a quelque difficulté à se mettre au clair sur soi-même et qu’être en accord avec soi-même n’est pas si simple. Cette difficulté est liée à l’impossibilité où nous sommes de regarder en même temps toutes les faces du prisme, ce qui oblige la pensée à demeurer fragmentaire. Mais pas seulement ! Il y a autre chose.

7. Une idée de Dieu qui brouille le penser en rond

Autrefois, Descartes s’était interrogé sur l’origine des idées, sur l’inspiration de l’entendemenent : est-il fiable ou est-il soumis à la malice d’un mauvais génie ? Descartes en avait conclu à la caution par Dieu des évidences de l’entendement9. Il reconnaissait par là la possibilité d’une incertitude sur la vérité dernière de nos jugements et donc le risque d’être inspiré à notre insu.

Dans un contexte d’athéisme, il n’y a plus de dieu pour garantir la vérité des évidences. La pensée est livrée à l’incertitude ultime sur elle-même. Mais la question de Descartes subsiste néanmoins : du fait de cette incertitude, pouvons-nous vraiment nous fier jusqu’au bout à notre entendement ? ne serait-il pas possible que, par devers nous, nous soyons tout de même inspirés et conduits ? C’est peut-être difficile à concevoir, mais ce ne peut être exclu.

Sous cet angle la question de Dieu ne se laisse pas éviter dans le monde actuel prétendant fièrement disposer de sa pensée. Elle y a place. Car dans ce qui inspire nos mouvements de pensée, comme dans ce qui nous conduit à l’échec, nous ne pouvons être sûrs de ne rien redevoir à Dieu10. L’athéisme contemporain ne peut prétendre en avoir fini avec la question de Dieu.

Dans le modèle du prisme, il convient donc d’ajouter une troisième perspective, la perspective théologique, à celles du rapport au monde et du rapport à soi au plan de la vérité et au plan de la liberté. Et elle aussi s’inscrit dans un rapport dialectique avec les autres faces.

8. La vérité malgré nous ou le libre arbitre en question

Dans l’évangile de Jean, Pilate fait figure de sceptique vis à vis de la vérité. A Jésus qui affirme : « Je suis né et venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix » il réplique : « Qu’est-ce que la vérité ? »11

Et pourtant, après, par trois fois, l’évangéliste le présentera comme formulant des affirmations ambiguës qui peuvent être entendues comme proclamant malgré lui la vérité évangélique : face aux grands prêtre qui veulent la mort de Jésus alors qu’il ne trouve aucun grief contre lui, Pilate le leur amènera en habit de mascarade royale avec ces mots « Voici l’homme ! »12 ; quand les grands-prêtres insisteront en évoquant son devoir de loyauté à César, il désignera Jésus en disant « Voici votre roi ! »13 ; et sur l’écriteau qu’il fera placer sur la croix de Jésus, il fera inscrire en trois langues : « Jésus le Nazôréen, le roi des Juifs »14 et le justifiera autoritairement en disant : « Ce que j’ai écris, je (sous inspiration ?) l’ai écrit. »15 (19,22).

De même le grand prêtre qui ne veut rien avoir affaire avec la mission de Jésus avait, plus tôt, lui aussi affirmé malgré lui : « Il est avantageux qu’un seul homme meurt pour tout le peuple ! »16 (11,50).

C’est une originalité théologique de Jean de marquer ironiquement que l’homme ne dispose pas ultimement de son jugement17.

Elle illustre cet état de fait : l’incertitude sur l’origine ultime de notre pensée ne pous permet pas d’exclure que ce que nous pensons et disons à partir d’une perspective soit susceptible de s’inscrire et de se lire à partir d’une autre perspective, et notamment dans celle dont nous imaginons nous distancer.

En vertu de cette incertitude, qui s’ajoute à l’impossibilité de penser en même temps sous tous les angles, nul ne peut prétendre que ce qui se passe pour Pilate et pour le grand-prêtre ne puisse se produire aussi et avec la même ironie dans le monde contemporain. Je pense par exemple à l’exposition « Trop, c’est trop – mythes et limites »18, au Musée Romain de Vidy. Elle s’en prend à l’hybris humaine qui, par ses capacités techniques, singe Dieu et elle est dûe à Laurent Flutsch, qui est un critique acerbe de la foi religieuse, et qui se trouve faire malgré lui un travail que les Eglises auraient pu faire mais qu’elles n’ont pas fait.

Cette impossibilité d’exclure vaut également en considération de la religion chrétienne et des autres religions : il n’est pas possible évangéliquement d’exclure une inspiration divine en dehors des adeptes du christianisme ni même d’être sûr que ces adeptes sont toujours inspirés divinement. Nous ne pouvons mener une guerre des religions au nom de l’Evangile.

9. La vérité évangélique a toujours du sens dans le contexte contemporain

Au terme de ce parcours, rassemblons ce que nos réflexions ont fait apparaître :

- la question de la vérité n’est pas une problématique simple ; elle implique la dualité sujet – objet ; elle doit être considérée et traitée sous différentes perspectives.

- elle ne se laisse pas évacuer du monde de la pensée ;

- elle surgit inévitablement dans le cadre des rapports humains. Le mépris à son endroit se met en contradiction avec lui-même.

- le sujet ne peut prétendre se mettre au clair de manière ultime sur Dieu, sur lui et sur le monde ; sa pensée demeure fragmentaire et un aveuglement demeure toujours possible. La pensée ne peut contrer cette cécité qu’au travers d’une démarche dialectique entre les différentes perspectives.

- L’échec du sujet par rapport à la vérité et à la liberté est un risque permanent et une réalité en fait toujours déjà là.

- La prétention de l’Evangile à la vérité n’est pas une prétention à la connaissance, mais un appel à reconnaître devant Dieu les situations d’échec dans lesquelles nous nous sommes fourvoyés et asservis.

En conséquence, il y a du sens pour la proclamation du message évangélique dans le contexte contemporain. Car dans la mesure où il n’est pas certain que nous puissions mettre fin un jour à la réalité de l’échec, son obsolescence n’est pas encore vérifiée.

Marc-André Freudiger

 

 


1 Cf. le site http: //fakescience.news

2 Cf. Jean Sevillia, in Ecrits historiques de combat : « Le général de Gaulle, en 1969, s’était opposé à la diffusion du film de Marcel Ophuls, Le Chagrin et la Pitié. Au président de l’ORTF qui lui expliquait que l’œuvre contenait des vérité, de Gaulle avait répliqué : « On fait l'histoire avec une ambition, pas avec des vérités. Je veux donner aux Français des rêves qui les élèvent, plutôt que des vérités qui les abaissent ». https://books.google.ch/books?isbn=2262069255

3 Cf. Jean 8, 30-31 : Jésus dit à ces Juifs qui avaient cru en lui : « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples, vous connaîtrez la vérité et la vérité fera de vous des hommes libres.

4 Cf. Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, éd. Grasset, Paris, 1992

5 Cf. Søren Kierkegaard, Les miettes philosophiques, ch. III « Le paradoxe absolu ».

6 Cf. Rudolf Bultmann, Quel sens cela a-t-il de parler de Dieu ? in « Foi et compréhension, vol 1.

7 Le Prince, chap. XVIII, 1513

8 L’indifférence à la vérité en tant qu’attitude personnelle est à différencier d’un positionnement dans le champ de la discussion.

9 Cf. « Après que j’ai reconnu qu’il y a un Dieu, pour ce qu’en même temps, j’ai reconnu aussi que toutes choses dépendent de lui, et qu’il n’est point trompeur, et qu’en suite de cela j’ai jugé que tout ce que je conçois clairement et distinctement ne peut manquer d’être vrai [...], on ne me peut apporter aucune raison contraire, qui me le fasse jamais révoquer en doute, et ainsi j’en ai une vraie et certaine science ». René Descartes, Méditations métaphysiques, Méditations troisième, Libraire philosophique J. Vrin, p. 69, Paris 1966

10 Cf. Pierre-André Stucki, La Trinité au musée ? in « Etudes théologiques et religieuses » 1986/2, Montpellier : « C’est encore une hypothèse plausible que Dieu le Saint-Esprit nous aide dans notre recherche de la vérité alors même que nous entendons la pratiquer seuls en toute autonomie de notre raison ».

11 Jn 18,37-38

12 Jn 19,4

13 Jn 19,14

14 Jn 19,19

15 Jn 19,22

16 Jn 11,50

17 Cf. « Trois procédés littéraires sont fréquemment mis en œuvre dans le quatrième évangile. Leur fonction est de nourrir le commentaire implicite sous-tendant la narration [...]. Enfin, l’ironie (p. ex. 11,47-50 et le récit de la Passion) exploite la discrépance qui existe entre le sens apparent d’un événement et son sens caché – qui est, en fait, son sens véritable. » Jean Zumstein, L’évangile selon saint Jean (1-12), p. 33, CNT Labor et Fides, Genève 2014.

18 http://www.lausanne.ch/sous-sites/mrv/expositions/expositions-temporaires/Trop-c-est-trop/dossier-de-presse-trop-c-est-trop.html