Travail et reconnaissance [1]
Mireille Lévy, 17 juillet 2018

1. Le travail

1.1.
Le travail peut être thématisé en tant que solution donnée par une société à ce qui relève de la prise en charge de la réalité et de la lutte contre le mal-être qu’elle nécessite. Il peut s’agir tant de l’éducation des enfants, que de la production de nourriture, de vêtements, d’habitats, de moyens de communication, des services, de l’aide aux êtres fragilisés, malades, vieux. Dans cette perspective, le salariat, l’opposition entre le travail et les loisirs, les formes de la famille nucléaire, peuvent être lues comme des modalités historiques et comme intégrées à un système économico-social.  Certaines formes d’organisation du travail peuvent être désignées comme génératrices de souffrances, d’injustices, d’aliénation, de réification.
1.2.
Mais le travail peut aussi être thématisé comme problème existentiel : la prise en charge de la dimension incarnée et matérielle de la vie, non seulement de soi, mais  d’autrui, des générations à venir, peut être interprétée de différentes manières : le travail est-il saisi comme une dimension de vie qui engage ma responsabilité, comme un lieu annexe de l’essentiel, comme le lieu de l’accomplissement de la personne, comme un moment imposé au-delà duquel se trouverait la liberté, comme le lieu d’où l’humanité pourra trouver son accomplissement ? La perspective existentielle n’est pas réductible à un effet idéologique de l’organisation sociale même si certaines formes d’organisation du travail génèrent des idéologies quant au sens du travail. Ainsi le néo-libéralisme génère une conception de la réalisation de soi à travers la carrière professionnelle, une illusion d’accomplissement de soi à travers la reconnaissance sociale par l’intermédiaire d’un pouvoir (financier ou autre) accru. Mais la distinction entre la perspective existentielle et la perspective sociologique reste opérante dans la mesure où la démarche existentielle permet une prise de distance à l’égard de cette conception du soi qui s’avère illusion dans la souffrance qu’elle génère, comme destruction du rapport éthique à soi. Le rapport au travail peut être l’occasion d’un divertissement au sens de Pascal, d’une fuite de soi, ou d’une affirmation de soi dans la maîtrise, tant de formes de vie qui compromettent la liberté existentielle.
1.3.
La dimension pratique est toujours enveloppée par une dimension relationnelle, une manière de communiquer, ce qui renforce l’impossibilité de séparer totalement le niveau pratique du niveau de la conception existentielle.
1.4.
Du point de vue existentiel, le rapport au travail varie selon la manière dont on conçoit la possibilité de vaincre le mal dans l’histoire, selon l’importance que l’on donne à la vie sociale, selon que l’on prétend la vie rivée au vouloir-vivre ou que l’on reconnaît un devoir-vivre, soit que l’on reconnaît des exigences, comme celle de vérité ou de justice, qui s’imposent à la conscience. Au niveau existentiel, le rapport de l’individu au travail engage sa manière de répondre à la question de l’espérance, ce qui a une incidence quant à la manière de relier le proche et le lointain, le présent et le futur.
1.5.
Dans la perspective de la foi chrétienne, le travail n’est pas le lieu de l’accomplissement de soi ou de l’humanité, mais un des lieux de la résistance au mal, de réponse à un appel, à l’exigence de prendre soin d’autrui. La réalité historique, matérielle, incarnée, de la vie est prise au sérieux dans le mouvement paradoxal de la foi : en même temps que renoncement à faire du fini le lieu de l’accomplissement de soi, retour au fini pour prendre en charge l’existence concrète dans son historicité.
1.6.
Le marxisme tout en critiquant la notion de travail salarié tel qu’il fonctionne dans le contexte du capitalisme et l’opposition qu’il génère entre travail et loisir, vie sociale et vie privée, fait du travail, qui prendra en charge sa dimension de destination sociale, le mode de l’accomplissement humain, de l’instauration d’un monde sensé, juste et authentiquement humain.
1.7.
La perspective chrétienne peut conduire à lutter contre des formes d’exploitation et d’aliénation, mises en évidences par l’analyse économique marxiste, sans partager l’espoir prométhéen quant à l’émancipation de l’humanité. 

2. La reconnaissance

2.1.
Dans le cadre des rapports à autrui on parle d’un rapport de reconnaissance quand on veut signifier que les rapports ne sauraient être réduits à des rapports stratégiques de pouvoir, que les relations entre personnes engagent la problématique de la liberté, liberté qui est perdue, quand elle est interprétée comme affirmation de maîtrise.[2]
2.2.
Dans le cadre de la philosophie de l’existence, reconnaître autrui, c’est reconnaître une liberté, une présence qui engage ma responsabilité et une limite qui me somme de rendre compte de ce que je fais de ma force face à sa vulnérabilité, de la manière dont je réponds ou pas à son appel. En ce sens, reconnaître un enfant, ce n’est pas seulement le reconnaître comme être de besoin, c’est reconnaître que sa vulnérabilité ne m’autorise pas à m’emparer de sa liberté, de son avenir. Cette reconnaissance-là ne consiste pas à être témoin d’une particularité individuelle mais à inscrire l’interaction dans une perspective ouverte, de confiance. Reconnaître autrui, c’est le respecter comme centre d’initiatives comme destinataire de paroles, comme interlocuteur incarné. La reconnaissance de la liberté est inséparable des conditions minimales de sens dans la communication.
2.2.1.
Comme Pierre Paroz l’a fait remarquer, la demande de reconnaissance est peu problématisée quant à sa légitimité et quand elle l’est, ce n’est souvent qu’au nom du soupçon qu’elle cache un rapport de pouvoir,[3] soit au sens d’un désir de domination dans les relations interpersonnelles, soit au sens d’une demande de reconnaissance définie par les institutions pour obtenir la soumission.
2.2.2.
Contre l’avis de Foucault, comme quoi les demandes de reconnaissance ne sont que le résultat d’effets de subjectivation d’institutions particulières, je considère avec la philosophie de l’existence que l’attente de reconnaissance est intrinsèquement liée à la quête de compréhension de soi qui elle-même ne peut avoir lieu que dans l’interaction avec autrui, interlocuteur ou visage qui interpelle. L’indifférence ou le mépris sont destructeurs. L’impossibilité d’être reçu, reconnu comme émetteur d’un discours sensé, le déni systématique des intentions dans la communication sont pathogènes, comme l’ont montré Laing, Esterson et Watzlawick dans leurs descriptions de la communication pathologique.
2.2.2.1.
Il existe bien une idéologie de la reconnaissance promue par le management néolibéral, mais le mot reconnaissance prend alors un autre sens que celui de la reconnaissance en tant que personne et signifie obtenir la confirmation par le gain de pouvoir d’une prétendue excellence, un mérite, qui se targue d’être une valorisation de la personne et le signe de son accomplissement ultime.
2.3
Selon la philosophie de l’existence inspirée par Kierkegaard, la quête de reconnaissance dans les relations interpersonnelles et sociales est traversée par les deux formes de désespoir, vouloir être soi-même ou se fuir soi-même. L’angoisse comme atmosphère dans laquelle se vit la liberté existentielle, liberté qui se cherche mais craint de se perdre, donne à l’existence un aspect de projet contradictoire et confus, présent dans les rapports de reconnaissance, (se montrer-se cacher).
2.3.1.
Comme dans la nouvelle de Dostoïevski, Carnets du sous-sol, la revendication d’autonomie, vécue dans l’angoisse, peut susciter une relation à autrui de double-contrainte, enfermer la personne dans ses aspirations contradictoires et ainsi la couper d’autrui.
2.3.2.
Laing évoque le cas d’une jeune fille qui, sous l’emprise de sa mère, avait développé, pour se libérer, un soi conforme aux attentes maternelles, mais joué de manière parodique comme faux-moi exhibé, parodie de la mère et parodie de son obéissance. Mais Laing suggère en fin de description « Sous le manteau de la personnalité de quelqu’un d’autre, l’individu peut agir si librement qu’il en vient à préférer le sentiment obsédant de futilité, qui accompagne nécessairement le fait de n’être pas soi-même, au désarroi et à l’effroi qui accompagneraient non moins inévitablement le fait d’être lui-même »[4]. Cette remarque de Laing donne à réfléchir, car les rapports à autrui sont constitués étrangement d’aspiration à être reconnu et de stratégies pour se cacher, d’approches et de fuite.
2.3.2.1.
Les crises de confiance au sein de la famille, conflits et souffrances de reconnaissance, ne sont pas réductibles aux dysfonctionnements d’une institution sociale répressive. (Cooper, Marcuse).
2.4.
La psychologie peut décrire l’importance de l’atmosphère de confiance et de dialogue, l’importance de relier autonomie et mutualité, les dégâts opérés par le déni, l’aliénation, la domination, la dérision, l’angoisse comme atmosphère de la liberté.
2.5.
L’accès à une reconnaissance vraie, la possibilité d’une relation de confiance à autrui, d’une authentique compréhension de soi, fait l’objet du débat doctrinal.
2.5.1.
La perspective de la foi chrétienne met en évidence que la quête de reconnaissance dans les relations à autrui est viciée par le fomes[5] et invite à la vivre dans la reddition et l’accueil de la grâce. La reconnaissance de l’autre prend alors le sens de la reconnaissance comme destinataire du message de la Croix, personne dont l’histoire est susceptible de se passer dans une relation JE-Tu transcendante, (dont la clef de lecture de jugement n’est pas saisissable par un tiers). Pour la foi chrétienne, « Il n’y a de reconnaissance vraie que celle que l’on reçoit, selon le modèle de la gratuité. Cela ne veut pas dire que l’agir de l’homme ne compte pas, la reconnaissance cherchée ne sera pas non plus une conquête de ses œuvres méritoires, à l’instant décisif, il lui sera demandé d’agir contre soi. Je lâche prise, je ne suis plus sur mes gardes, l’avenir est ouvert. »[6]
2.5.2.
Pour l’humanisme marxiste athée, une fois le capitalisme dépassé, le travail retrouvera sa dimension sociale, responsable et créative, et les rapports de reconnaissance seront possibles, car la société permettra la participation de chacun à la prise en charge du réel, des soins, de l’éducation, de la production, de la gestion et de l’interprétation du présent pour la construction du futur.
2.5.3.
La manière de Bettelheim[7] d’aborder le problème du sens du travail et de la reconnaissance permet de mettre en évidence l’opposition entre la posture de la quête d’accomplissement de l’humanité et celle de la résistance au mal, la différence entre la  quête de reconnaissance de soi par autrui et la reconnaissance de l’exigence de ne pas s’emparer de l’avenir d’autrui. Bettelheim est une figure du résistant qui comprend son travail d’éducateur comme une tâche qui consiste à appeler autrui à se mettre en chemin, à trouver le courage d’aller à la rencontre de l’essentiel qui l’attend, de se laisser concerner par l’existence et de répondre. Il lutte contre la souffrance, l’emprisonnement sans avoir d’illusion quant à la victoire contre le mal. Le sens de son action dépend essentiellement de sa manière de répondre à l’exigence de sens et à l’appel qui surgit de tout visage rencontré comme énigme, mais ne dépend pas d’une remise sur pied du monde. Les rapports interpersonnels ainsi que thérapeutiques sont inscrits dans un questionnement qui ne réduit pas la dimension énigmatique de la vie ; il ne recourt pas à des simplifications abusives, et renvoie chacun au travail d’interprétation en faisant de l’art et la littérature le moyen d’une communication indirecte. J’y ai donc trouvé cette notion de reconnaissance qui ne passe jamais par une estimation des œuvres réalisées, mais qui reste simplement reconnaissance de présence, incarnée, mais reconnaissance d’une histoire ouverte, reconnaissance d’un destinataire de la promesse.
 
Quand Bettelheim évoque le travail (thérapeutique, de soin, de ménage) c’est donc toujours dans la perspective de la communication, d’une manière de répondre à l’appel et de reconnaitre la présence de l’autre. Dans sa perspective, tout ce qui peut être décourageant dans le travail thérapeutique ou éducatif, le fait par exemple que la confiance ne réponde pas nécessairement à une présence faite de sollicitude et d’amour, le fait que l’autre puisse rester prisonnier d’une angoisse qui le ferme, ne vient pas miner la consistance de sa résolution.  Elle n’est pas alimentée par la reconnaissance de l’autre, mais par sa propre reconnaissance de l’exigence.
 
La perspective de Bettelheim s’oppose tant à celle de S. de Beauvoir, qu’à celle de Honneth et de Marx. La notion de réponse à l’exigence n’est pas sur le même plan que celle d’accomplissement de soi ou d’accomplissement de l’humain. Le présent n’est pas rendu consistant par l’effort d’instauration d’un avenir libéré, mais est ouvert à un présent reçu et ouvert par une promesse.

3. Remarques sur la conception de la reconnaissance de A. Honneth

3.1.
Honneth distingue trois sphères de reconnaissance, l’amour, où s’acquiert la confiance en soi, le droit, où se joue le respect de soi et la sphère sociale où se joue l’estime de soi.
3.1.1.
Honneth reprend les analyses de Winnicot sur le développement de l’enfant dans l’interaction avec sa mère pour justifier l’idée que l’amour est un mode de la reconnaissance. Le soi ne peut émerger que dans l’interaction et sur la base du renoncement à la toute-puissance et de l’expérience que la reconnaissance de l’autonomie ne signifie pas l’abandon. Dans son développement l’enfant doit pouvoir faire l’expérience d’un processus par lequel l’affranchissement est en même temps la fondation d’un lien affectif. Honneth se réfère à Hegel quand il souligne que seule la confiance en soi acquise dans la sphère de l’amour permet la participation à la vie publique.
 
Mais la mise en évidence des complications de la reconnaissance dans la sphère de l’amour, comme je l’ai suggéré dans la deuxième partie, difficultés liées au fait que l’angoisse est l’atmosphère de la liberté, empêche de voir le mouvement d’une sphère de reconnaissance à l’autre comme un mouvement de progression hégélien.
3.1.2.
Honneth met en évidence l’importance de la reconnaissance juridique, à l’opposé de la conception de Marx. Pour Marx en effet, le droit est un voile posé sur la réalité, un masque sur les rôles sociaux, ce qui est le point faible de sa théorie politique, même si l’on en vient à critiquer la notion de contrat de travail tel qu’il fonctionne dans le contexte du capitalisme.
3.1.3.
Par contre la manière dont A. Honneth veut compléter la reconnaissance juridique par celle de l’estime sociale me semble poser problème, particulièrement dans un aspect de sa définition de l’estime sociale où il s’agirait d’être reconnu dans la qualité d’une prestation individuelle. Il me semble plus judicieux de limiter le sens de la reconnaissance dans la sphère du travail à celui d’une confiance dans le pouvoir d’initiative de l’autre. Cette confiance peut se traduire par un type de communication et de participation aux décisions dans le monde du travail, qui permette une disputatio sur les orientations économiques, sur l’organisation des services et de la production, confiance qui est aussi appel à la responsabilité de chacun envers autrui.[8] La visée de valorisation de soi par l’obtention d’une reconnaissance pour une prestation particulière est incompatible avec la prise au sérieux du travail comme service à autrui. On ne peut à la fois accompagner un malade dans la souffrance de l’extrême vulnérabilité et rêver d’exploits de très bon soignant. La communication est tout aussi pathologique pour un faire-valoir dans la relation pédagogique. Au contraire d’une quête de reconnaissance d’une performance individuelle, le climat de confiance qui ouvre à la participation de chacun permet le regard critique sur l’action, soit la reconnaissance des pannes, des failles, des limites du pouvoir.
3.1.4.
Reconnaître un collègue de travail, c’est l’inviter à contribuer à l’œuvre commune, le considérer, en lui faisant confiance, comme quelqu’un capable de porter une responsabilité dans l’action, de faire preuve d’ingéniosité, de perspicacité, pour contribuer à ce que le travail se fasse, comme service à un destinataire, plus ou moins proche. Cette perspective sur le travail donne un éclairage sur le travail du fonctionnaire qui s’oppose à la lecture méprisante que l’on en fait bien souvent. Loin d’être un travail qui invite au désengagement par le caractère impersonnel des règles, c’est un travail qui porte la responsabilité de faire comprendre le sens de l’administration, soit une conception du lien social où l’arbitraire et la force ne sont pas la norme.[9]
3.1.5.
Cette estime, comme je l’ai redéfinie, confiance dans le pouvoir d’initiative de l’autre et ouverture au dialogue, rejoint le sens du respect de la personne. Dans la sphère du travail et des rôles sociaux, il ne s’agit pas de donner une estime à la mesure des réalisations passées, mais de permettre à chacun d’assumer sa part dans la lutte contre le mal-être, par une invitation à la coopération plutôt qu’à la compétition et à la méfiance. Cette conception de la reconnaissance comme reconnaissance de présence et attitude de confiance dans la l’intersubjectivité pratique pourrait être un socle commun aux défenseurs de la démocratie. Elle laisse ouverte l’interprétation ultime du rapport à la praxis, la reprise dans l’orientation intérieure du sens des œuvres. Une législation du travail, dans le cadre de la Déclaration des droits de l’homme, permettrait d’éviter que l’organisation du travail soit couplée avec une espérance dernière qui serait l’avènement de l’homme nouveau, mais serait compatible avec l’idée que bien faire son travail est une manière de répondre à un appel, d’endosser la responsabilité de porter une conception des rapports humains où l’arbitraire et la force ne sont pas la norme.
3.1.5.1.
Si j’ai à faire reconnaître quelque chose c’est simplement mon rapport à l’exigence de sens : je ne peux me laisser décharger de la responsabilité à l’égard du sens de mon activité, je ne peux, sans devoir résister, me voir inséré dans un rapport au travail où la destination du travail est niée ou destructrice.[10] Je dois travailler à ce qu’institutionnellement la dimension de destination du travail soit reconnue. Il ne s’agit pas d’interdire le regard systémique sur l’échange au nom de la priorité du travail comme praxis, mais, par exemple, d’utiliser le regard systémique sur la circulation des biens pour ajuster la dimension de destination de la production compte tenu par exemple du problème écologique.

4. Aliénation et non-reconnaissance dans le monde du travail économique

4.1.
Les analyses économiques de Marx me semblent bien éclairer l’histoire du capitalisme, mais cette reprise est accompagnée d’un recadrage de cette théorie économique philosophie autre que le matérialisme. Dans l’optique de Merleau-Ponty, je propose d’accepter l’hypothèse d’une dialectique des rapports des sociétés avec leur organisation matérielle, sans que ce niveau de réalité soit considéré comme le niveau ultime de l’interprétation de l’histoire humaine.
4.2.
D’après l’analyse de l’économie capitaliste que j’ai proposée, la conception de la reconnaissance que j’ai présentée comme élément des institutions démocratiques et élément à intégrer dans la législation du travail est incompatible avec le néolibéralisme et aussi avec le capitalisme.
4.3.
La réflexion sur l’économie capitaliste et sur les effets de ce mode de production dans les relations sociales aboutit à l’idée que la désinstitutionalisation, la destruction de l’intersubjectivité pratique, l’instauration d’une temporalité de l’immédiat, la flexibilisation et l’évaluation individualisée sur fond de concurrence propres au néolibéralisme font partie d’une évolution inhérente au capitalisme. Ces phénomènes favorisent une banalisation du mal : le déni des pannes et de la vulnérabilité conduisant à la pratique quotidienne de l’injustice et du mensonge[11].
4.4.
L’économie néolibérale est appuyée par une idéologie de carrière professionnelle, de la réussite comme acquisition de pouvoir et de biens, idéologie de la gestion de la subjectivité, de la gestion des ressources humaines, prétendue rationnelle et scientifique, mais relevant non de la raison (entendue comme ensemble de procédés d’investigation et de justification intersubjectifs dans l’interaction de la dispute et de l’expérience) mais de sa caricature, la raison réifiée, dont le prototype est l’interprétation positiviste des sciences, où les visées et démarches de chacune d’elles sont oubliées pour ne considérer que des résultats.
4.5.
L’effet de ces phénomènes est de conduire à une pathologie de communication de deuxième palier. Le deuxième palier est celui de la justification institutionnelle. On atteint ce deuxième palier quand les textes de lois, sur les écoles, sur l’économie, les chartes d’entreprise, les décisions des tribunaux des prud’hommes, les travaux académiques, les Prix Nobel, prétendent justes et rationnellement justifiées des pratiques qui sont mensongères, méprisantes et destructrices, quand de plus les souffrances de ceux qui voient et subissent les failles du système sont traduites en termes de justification du système.
4.6.
La désinstitutionalisation suscitée par le néolibéralisme est une dévitalisation de la sphère politique et un asservissement du droit qui perd sa fonction de reconnaissance des droits de la personne.[12]

5. Principes de l’économie capitaliste et principes démocratiques

Certains défenseurs de l’économie capitaliste, sensibles à l’exigence du respect des personnes ont développé plusieurs arguments visant à établir que ce système économique est compatible avec la réciprocité et la reconnaissance dans le monde du travail, arguments dont voici la teneur dont j’estime avoir fait la réfutation :
5.1.
L’argument selon lequel la division du travail est inévitable dans une société complexe et ainsi que la critique attribuée au marxisme, comme quoi les travailleurs seraient aliénés par la division du travail, n’est pas pertinente.
5.1.1.
J’objecte à cette idée, que la répartition des tâches inévitable n’est pas identique au type de division des tâches produite par l’économie capitaliste et dénoncée par Marx. A une division des tâches qui permet et vise la coopération, s’oppose celle qui détruit l’intersubjectivité pratique et la communication au nom de la rentabilité. C’est tout l’intérêt d’une description minutieuse du passage du capitalisme fordiste au capitalisme néo-libéral, que de montrer le renforcement, à cause des mêmes mécanismes économiques, de la destruction de l’intersubjectivité pratique qui s’y produit, alors que dans les coopératives d’autres types de relations entre salariés s’instaurent. Ainsi l’argument de Weber, cité par Habermas, est remis en cause, argument selon lequel le passage à un autre type d’économie ne délivrerait pas de la cage d’acier de la société industrielle. Mon objection est renforcée par ce qui ressort de certaines expériences institutionnelles participatives, axées sur l’acceptation des résistances (Bettelheim, Tocquelles) et leur insertion dans le dialogue, par comparaison avec les effets destructeurs de l’intersubjectivité pratique par le management néolibéral en milieu hospitalier.
5.2.
L’argument selon lequel la mise en cause du droit à la possession privée des moyens de production, du principe du patronat, serait due à une attitude de ressentiment caïnique.
5.2.1.
J’ai tenté de montrer que cette mise en cause peut se faire au nom du principe que le travail doit conserver sa dimension de destination à autrui, ce que n’assure pas le principe du marché.
5.3.
L’argument selon lequel l’économie de marché[13] est compatible avec un lien social fondé sur le principe de réciprocité.
5.3.1.
On ne peut considérer les rapports induits entre patronat et salariés comme des rapports de réciprocité au sens de Anspach, puisque les uns ont le pouvoir d’éliminer les autres du circuit. [14]Enfin, si le principe du marché contient en lui le passage au néolibéralisme, alors il contient un principe de destruction de la communication au deuxième degré, un principe de désinstitutionalisation, donc de destruction des piliers de l’Etat de droit, et menace la transmission des interprétations de l’existence. C’est au nom de la reconnaissance des personnes telles que le rappelle la Déclaration des droits de l’homme, qui concerne chacun, que cette mise en cause est faite. Cette contestation n’est pas réductible à une épreuve de forces entre deux acteurs sociaux.
5.4.
L’argument selon lequel ne pas remettre en cause le cadre capitaliste de l’économie serait une manière de reconnaître l’inévitable dualité entre le travail et le système des échanges.
5.4.1.
Le double principe de la concurrence et de la propriété privée des moyens de production introduit une irrationnalité dans la manière de gérer les échanges : les critères de rentabilité s’opposant aux critères d’usage ou de distribution écologique (obsolescence programmée, kiwis biologiques de Nouvelle Zélande à Bienne, etc.)

6 Reconnaissance et résistance

6.1.
Si le capitalisme n’est pas un allié de la démocratie et pervertit la communication, il faut me semble-t-il y résister. Et l’on voit mieux comment lui tenir tête quand on saisit les liens qui unissent l’idéologie du marché et des apparentes micro-mesures comme réorganiser l’école en faisant du directeur d’école un employé communal qui doit satisfaire des clients (et non plus se responsabiliser pour porter les valeurs et finalités de l’école publique), ou opter pour une architecture scolaire qui ne laisse plus percevoir la différence entre un supermarché et une école, ou opter pour la bibliométrie, ou confier la communication et la formation continue au responsable des ressources humaines dans les administrations. La réflexion critique sur l’évolution du capitalisme vers le néolibéralisme permet aussi de démystifier des formes de néomanagement comme celles des entreprises libérées, pourtant citées par P.-O. Monteil[15], comme exemple de renouvellement éthique de l’entreprise.[16]
 
En plaçant la lutte, au nom de la rigueur scientifique et de l’exigence de sens, contre la raison réifiée, on touche aux instruments par lesquels le néolibéralisme instaure la communication pathologique au deuxième palier. L’instauration d’une législation du travail fondée sur la participation confiante sera peut-être longue, mais la lecture critique de la déformation actuelle de la notion de rationalité et de l’idéologie qui se niche dans l’idée de néomanagement, y compris dans celui de l’holocratie, management sans hiérarchie[17], serait déjà une manière de libérer la communication de cette mystification.
6.2.
La résistance contre la colonisation du monde vécu, la pathologisation de la communication et la banalité du mal dans le monde du travail et de l’organisation économique ne doit pas engendrer l’illusion que la critique de l’organisation économique serait le dévoilement de l’origine du mal. Comme Dejours l’a souligné, la dérive néolibérale, avec sa ribambelle d’outils de contrôle qualité et de méthodes de pression, ne se serait pas installée sans un certain consentement à la servitude. L’angoisse, comme antipathie sympathisante et sympathie antipathisante, règne aussi dans la sphère vécue du travail, et aucune organisation de la praxis sociale ne peut garantir l’élimination d’un rapport aliéné au travail. On peut viser à ce que les normes ne deviennent pas celles de l’injustice, sans plus. C’est ce qui rend la résistance des juristes réunis autour d’Emmanuel Dockès [18]exemplaire d’un travail de résistance.
6.3.
Dans ce cadre, la dénonciation des tendances antidémocratiques du capitalisme et la recherche d’inclure l’économie dans le débat démocratique, avec la tentative de passer du capitalisme à un mode d’organisation économique plus axé sur la confiance et la coopération, reste une manière d’agir de manière responsable dans les limites qu’assignent la Déclaration des droits de l’homme.
6.4.
Quand la communication est atteinte, quand la colonisation du monde vécu est telle que la possibilité de transmission du débat autour de l’interprétation de la vie est menacée, quand l’image de l’existence donnée par le néolibéralisme devient désespérante et l’image de soi insupportable, la partie n’est pourtant pas absolument perdue, ou plutôt elle ne l’est pas parce qu’elle l’est : ce qui se joue au niveau de la communication, d’une interprétation en termes de péché et d’offre de grâce, est toujours possible et reste la priorité. La sortie du capitalisme comme résultat n’est pas la condition d’un sens retrouvé, de rapports de reconnaissance rétablis. Mais la prise de distance à l’égard d’une économie de marché permet de mieux créer un espace pour désigner la communication pathologique et permet d’instituer des lieux où la souffrance peut se dire, autrement qu’en termes néolibéraux.
6.5.
Toute ma démarche sur le travail et la reconnaissance a été menée en indiquant que la praxis doit être pensée en rapport avec les enjeux de la communication qui comporte la dimension de justification et celle de l’espérance. On ne peut pas situer la lutte contre le mal qu’au niveau de la praxis. La référence au droit joue un rôle central car c’est le lieu où sont reconnus les droits de la personne, dont celle d’interpréter l’existence, où est institutionnalisé un espace pour inscrire la vie sociale dans des rapports où la force n’est pas le dernier mot.
6.6.
La réflexion sur l’économie que je propose prétend se démarquer d’une démarche idéologique. Elle nécessite donc une clarification de l’articulation science/ philosophie d’une part, et d’autre part, science/ philosophie et idéologie. Un débat existe actuellement en ce qui concerne le statut scientifique de l’économie, [i]en particulier sur le caractère idéologique d’analyses économiques telles que celles pratiquées par les économistes atterrés[19], accusés de négationnisme économique. Je pense que la clarification de la notion de scientificité est indispensable. Je me place dans une perspective husserlienne (chaque discipline est tenue d’effectuer la clarification de ses objets d’étude, du type de regard  qu’elle pose sur le réel et de découpage du réel qui s’en suit,  et de ne pas l’oublier au terme de la démarche, chaque discipline surgit sur le fond du monde vécu, chaque discipline scientifique met sa pertinence dans le champ de l’intersubjectivité, se doit d’une démarche, d’un langage, d’une interaction avec son objet, qui reste appréciable de manière intersubjective. Je me démarque de l’idée de la science comme idéologie, qu’il faudrait remplacer par une vue plus totalisante, mais je considère que placée dans le cadre philosophique du positivisme, la science et particulièrement les sciences humaines perdent tout caractère scientifique et deviennent une idéologie. Cette dénaturation de la science en idéologie se voit bien dans l’utilisation des neurosciences dans les programmes de prévention de la délinquance, par exemple. [20]

7. Conclusion 

La notion de reconnaissance dans le monde du travail telle que je l’ai définie me semble une notion importante à défendre dans la mesure où elle est le fondement d’un lien social qui ne soit pas réduit à des rapports de forces, avec des institutions qui reconnaissent dans le droit des personnes et dans le principe de réciprocité la limite de leurs pouvoirs.
 
Mais cette idée entre en tension avec l’organisation économique du capitalisme. La possibilité d’insérer le domaine économique dans la sphère du débat démocratique est à discuter. Le néolibéralisme est certes incompatible avec l’extension des droits démocratiques dans la sphère de la production et de la consommation. Le capitalisme est-il aménageable par l’intermédiaire d’une législation sur le travail[21] et sur la solidarité sociale ? La discussion mérite d’être menée : si la sphère du droit inclut un droit à la délibération démocratique concernant l’organisation du travail et de la production, le problème de l’estime sociale pourra être traité à travers celui du respect : respecter le travailleur, le reconnaître, c’est en faire un acteur-citoyen, invité à débattre du sens du travail, de sa destination et de l’organisation de la production. Quand les principes de la Déclaration des droits de l’homme concerneront aussi la sphère économique, les services publics pourront à nouveau être compris dans leur spécificité, et les travailleurs seront protégés de la contrainte à entrer dans des rapports qui écrasent la solidarité  dans une communication pathologique ou créent une distorsion de la communication au deuxième degré.

Evilard, le 17 juillet 2018  


[1] Une version plus développée est disponible sous le même titre.

[2] Il me semble que Hegel ne voulait pas tellement insister sur l’impossibilité d’une reconnaissance, mais sur le malheur de conscience que constitue le choix de l’affirmation de soi dans la domination ou de la sauvegarde de soi dans la servitude. Une fois ce double malheur surmonté, l’on pourrait trouver selon Hegel un nous qui concilie subjectivité et objectivité dans la cité démocratique. C’est ce dernier point qui, par sa conception de la synthèse, s’oppose à une conception kierkegaardienne de la dialectique de l’existence personnelle et qui reste peut-être très fortement dans l’humanisme marxiste.

[3] Deleuze reprend la conception nietzschéenne selon laquelle toute demande de reconnaissance est un désir d’esclave.

[4] Ronald Laing, Le Moi divisé, Essai, Stock, 1960, p.92-93.

[5] P. Paroz rappelle que Luther utilisait ce terme pour évoquer le péché, « fomes qui veut dire littéralement le brûlot ou l’aliment de la flamme, l’allume-feu, ou le tison ; par cette image le péché n’est plus saisissable comme transgression de tel commandement, de telle règle, ou comme état stable d’imperfection, mais apparaît « comme une virulence qui s’empare en particulier des choses les plus naturelles et des conduites les plus saines pour les charger d’un dessein inavouable et malheureux. »  P.Paroz,La reconnaissance une quête infinie, Labor et Fides,2011,  p. 102

[6] Ibid.

[7] Comme vous le savez certainement, il est la risée et la cible préférée des adeptes de la raison réifiée, qui n’ont d’après mon expérience de tentative de dialogue sur ce point, très probablement, jamais lu ses œuvres. Il est considéré comme défenseur d’une thèse sur l’origine de l’autisme qui serait la froideur maternelle, thèse qu’il n’a pas défendue et même critiquée dans La Forteresse vide, Gallimard, 1969, p.484-495, selon une conception subtile des interactions dans la prime enfance. Mais, un peu, comme de Socrate, on a tenté de se débarrasser de lui en l’accusant, pensant peut-être ainsi être quitte de l’exigence de sens et de reconnaissance dans les relations éducatives.

[8] Yves Clot, l’a suggéré, des relations de coopération plutôt que la compétition devraient rendre possible une dispute sur la manière de procéder ou de faire face aux pannes, aux résistances, aux contrefinalités. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le débat ne porte pas alors seulement sur des questions techniques d’ajustement des moyens, mais du moment qu’il est aussi reconnaissance de présence dans l’intersubjectivité pratique, il est apprentissage du dialogue, de la confiance et de la responsabilité.

[9] Les modes de gestion du New Public Management, imposés au service public, avec l’idéologie de la carrière et de la compétition, sont destructeurs de la destination du service public et contribuent à la colonisation du monde vécu.

[10] Cf. Les analyses de Dejours sur la banalisation du mal dans la sphère du travail, en entreprise et dans les services publics, causée par les nouvelles techniques de management (Lean, qualité totale, flexibilité).

[11] Cf. Christophe Dejours, La souffrance en France, Seuil, 2000

[12] En sociologie, la distinction entre institution du secteur public et entreprises privées, supprimée au profit du terme unique d’organisation a favorisé cette désinstitutionalisation ; Emmanuel Dockès juriste a analysé le nouveau code du travail en ce sens, et parle en ce qui concerne le droit du travail, d’une dérive qui menace le sens des institutions démocratiques.

[13] Ce terme d’économie de marché est peu clair, car les principaux effets négatifs du capitalisme sur les relations sociales et sur la sphère de la communication ne se voient que si l’on se place au niveau de l’analyse de la production et non pas seulement au niveau des échanges.

[14] Rawls ne remettait pas en cause le principe de la propriété privée des moyens de production mais considérait nécessaire d’instaurer le plein emploi pour satisfaire les principes de justice !

[15] Pierre Olivier Monteil Ethique et philosophie du management

[16] Il faut distinguer les entreprises comme les SCOPS qui optent pour la coopération et les entreprises libérées qui adoptent un style de management en conservant la course capitaliste au profit comme principe premier.

[17]   Brian J. Robertson, La Révolution Holacracy : Le système de management des entreprises performantes, Eres, 2016

[18] Il a rédigé avec leur aide un ouvrage : Propositions pour un Code du travail, Dalloz-Sirey, mars 1987

[19] Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le Négationnisme économique, Flammarion 2016
Benjamin Coriat, Thomas Coutrot, et alii, Misère du scientisme en économie, Edition du croquant,2017

[20] Cf. Le documentaire en ligne : L’Enfance sous contrôle, et particulièrement le travail d’observation à prétention scientifique de la psychologue Isabelle Roskam.

[21] L’échec des lois Auroux en 1981, montre qu’il y a une réelle difficulté à rendre compatibles la dynamique économique axée sur la concurrence au sens capitaliste et la démocratie des conseils dans l’usine.