Séminaire à Crêt-Bérard, 13 février 2022.

   Paul Ricoeur

 Vivant jusqu’à la mort.

Seuil 2007

 

      par Marc Peter

Avant de nous plonger dans l’ouvrage posthume de P.R. « Vivant jusqu’à la mort », je désire poser quelques repères tirés de la mythologie, de la bible et de théologiens, dont G. Siegwalt et Daniel Marguerat.

Ces repères se sont précisés à la suite de la lecture du petit livre de P.R. et du fil rouge que j’y perçois. Comment décrire ce fil rouge ? Comme un pari sur la vie, sur le Vivant.

P.R. redonne la parole à la vie malgré la présence de la mort. Il affirme, envers et contre tout, que nous sommes nés pour vivre et non pour mourir. Il s’exprime en qualité de philosophe par métier et de protestant par hasard et par choix continu. Il a toujours insisté sur cette différenciation tenant tête à ceux qui, intoxiqués par la laïcité à la française, voulaient le disqualifier. P.R. est l’homme du en même temps, à la fois nourri par sa conversation avec les philosophes et celle avec le judéo-christianisme. Il n’est pas l’homme d’une école tellement il est attaché à rechercher les résonances, les liens et les oppositions comme les contradictions entre les pensées et les penseurs.

Son orientation majeure : nous sommes nés pour vivre. Son espérance : demeurer vivants jusqu’à la mort.

A cet endroit de la réflexion nous rencontrons Heidegger pour qui vivre une existence authentique se conjugue avec l’angoisse d’être sans cesse face à la mort (op.cit. p. 12). Je pense à certains tableaux où l’on voit un personnage en méditation tout à côté d’un crâne blanc et luisant. Ce genre de peinture a pour nom « vanité » et tient la vie sous l’ombre de la mort.

Tout à l’autre extrême on rencontre Spinoza « pour qui la sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie, et du demeurer « vivant jusqu’à » (référence à la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, p. 465-466). Poursuivant sur cette thématique P.R. évoque Levinas.  « Levinas est clair et ferme sur l’avant de la mort, qui ne peut être qu’un être-contre-la mort et non un être-pour-la-mort » (op.cit. p. 470)

P.R., dans Le volontaire et l’Involontaire ( 1955), développait sa pensée en l’adossant au consentement. On accède à une vie bonne dans la mesure où l’on consent à être un mortel. Au consentement assailli par l’angoisse s’oppose le consentement selon l’espérance. C’est le philosophe qui parle. Je ne peux pas ne pas entendre ici, en résonance, Paul et le dynamisme de la vie restaurée par le Christ : « là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » (Rom. 5/20). Et Luther de s’exclamer : en plein dans la vie, je suis entouré par la mort. Au beau milieu de la mort, je suis entouré par la vie.

J’en viens aux repères annoncés.

A. Je commence par le mythe d’Orphée dont Monteverdi a fait un héros de son opéra. Tout commence avec un mariage. Orphée épouse Eurydice. La joie est à son apogée. On se dit qu’à ces deux élus du bonheur rien de grave ne pourra arriver. Survient la morsure du serpent qui précipite Eurydice dans les enfers. Accompagné de sa lyre Orphée chante, espérant charmer le passeur Charon qui veille et tient fermée les portes du malheur. Emus par la complainte lancinante d’Orphée, Proserpine, gardienne des enfers, et son mari Pluton établissent un contrat avec Charon. Qu’il laisse donc Orphée descendre aux enfers pour chercher Eurydice et la ramener dans le monde des vivants. Une condition toutefois est posée par Charon. Il faudra ne regarder que devant soi et ne pas se retourner sous peine de perdre Eurydice à jamais.

Orphée triomphant a retrouvé Eurydice et l’entraîne vers la sortie. Elle est là tout près de lui, juste derrière lui. Le couple progresse. Vient le passage redoutable entre tous puisqu’il faut encore traverser les ombres de l’angoisse et de la peur. Submergé par l’inquiétude, comme si le mal reprenait le dessus et effaçait la conscience de la présence de son épouse derrière lui, Orphée se retourne et perd Eurydice.

Ne pas se retourner. Le mythe énonce une vérité de l’existence. Nul ne peut revenir en arrière. Nul ne peut effacer l’épreuve survenue. L’innocence et l’insouciance sont inatteignables. On ne ressort pas du mal et du malheur en les niant. L’âge d’or est une illusion. La peur et l’angoisse ont submergé Orphée. Il n’a pas compris que l’on ressort du malheur à la condition de ne pas regarder en arrière. Il nous donne à comprendre une vérité de l’existence quand elle est durement éprouvée. Il n’existe pas d’autre solution que de traverser les enfers sans regarder en arrière en fixant l’horizon de la sortie, en se laissant porter par l’espoir, en reprenant le chant de l’espérance.

La vie ne sera plus comme avant puisque l’âge d’or est une illusion. Elle sera autre, comme secrètement marquée par la conscience de sa fragilité, mais en espérance de reconstruction.

Le mythe d’Orphée donne à penser. J’entrevois avec émotion celles et ceux qui ont été atteints dans leur santé de manière irréversible. Je pense aux personnes qu’un accident a laissé handicapées. J’entends encore le témoignage, lors des jeux olympiques de la jeunesse à Lausanne, des personnes qui avaient renoué avec un sport, autrement, mais résolument, parce qu’elles avaient pris la mesure de l’impossible, et par conséquent du possible à condition de le vouloir et d’y tendre. Je pense aux personnes durement marquées par un burn out ou un échec professionnel et qui, peu à peu, grâce aux ressources enfouies en elles-mêmes, grâce aux proches aidants et sans doute, pour certains, grâce à leur foi retrouvent l’énergie de croire à un avenir et de le construire.

B. Laissant le mythe grec, je me tourne vers la Genèse où l’on trouve dans l’histoire de Lot et de sa femme l’injonction de ne pas se retourner. Abraham a intercédé en faveur de Sodome, inlassablement. Promettant de ne plus parler qu’une fois, il demande à Dieu d’épargner Sodome s’il s’y trouve seulement 10 justes. Mais il ne s’en trouve pas un seul. Alors Dieu se retire parce qu’il n’y a pas de place pour lui dans un monde où seul règne l’injustice. Il est urgent de quitter Sodome qui va être détruite. Les messagers pressent Lot de lever le camp alors qu’il s’attarde encore. Tout quitter d’un instant à l’autre est difficile et douloureux. Mais le temps presse et les messagers ajoutent qu’une fois partis il ne faudra pas regarder en arrière. Lot entend l’injonction cependant qu’il s’enfuit avec sa femme et ses filles. Il ne se retourne pas. Mais sa femme, elle, regarde en arrière et se transforme en statue de sel. Elle est comme pétrifiée. Tout quitter lui a trop coûté. Plus de maison, plus de biens, plus rien sauf quelques menus bagages pour la route. Elle ne voit plus que ce qu’elle a perdu. Elle est la prisonnière du passé perdu.

C. Dans l’Evangile de Luc (9/62), nous trouvons dans une parole de Jésus une injonction qui ressemble à celle intimée à Orphée et à Lot. « Celui qui, après avoir mis la main à la charrue, regarde en arrière, est impropre au Royaume de Dieu ». Dans l’enseignement de Jésus le Royaume de Dieu n’est pas tourné vers le passé, comme s’il convenait de rester plongé dans la nostalgie d’un paradis perdu. Dans sa foi confiante en Dieu comme dans son rapport au monde et à la vie, Jésus tourne ses regards et nous invite à les tourner vers Dieu qui vient. Le Royaume de Dieu est à l’approche.

D. Dans son livre Vie et destin de Jésus de Nazareth, Daniel Marguerat, opérant une synthèse des chercheurs sur le Jésus de l’histoire, présente celui-ci longtemps à l’écoute et à l’école de Jean-Baptiste. Survient un jour la rupture avec le maître, ou plutôt l’éloignement à son égard. La prédication de Jean-Baptiste était toute centrée sur le jugement imminent et menaçant de Dieu. Désormais, avec Jésus, revenir à Dieu, se convertir, n’a plus pour premier but d’échapper à la colère à venir. Jésus se démarque d’une religion où la crainte de Dieu se confond avec la peur. Il est tout habité par la découverte, faut-il dire la redécouverte, si l’on pense à l’épopée d’Abraham, d’un Dieu de bonté, de miséricorde, de bienveillance active qui vous remet sur pied et vous arrache à la prostration et à la désespérance.

Quand Jésus enjoint de ne pas regarder en arrière, c’est dans le but d’accueillir Dieu et la vie bonne qu’il souhaite pour nous (j’ajoute, la vie envers et contre tout jusqu’à son terme). Ce n’est plus la menace qui domine, mais l’énergie créatrice qui est Dieu, source de vie. Dieu est le dynamisme créateur qui advient et qui entoure notre vie de notre naissance jusqu’à notre dernier souffle. L’Eglise trouve ici sa vocation première. En célébrant la foi, les paroles, les actes, les enseignements de Jésus, elle fait place à l’action de Dieu, son règne, son royaume et les saisit comme une protestation sans cesse recommencée contre les forces du mal. Un chemin s’ouvre qui est la résistance au fatalisme, au défaitisme, à la désespérance. Comme l’exprime Daniel Marguerat à la page 118 de son ouvrage, les Evangiles racontent la foi des disciples. » Ils ont fait l’expérience d’un Jésus qui les guérissait de leurs peurs, de leur précarité, de leur sentiment d’échec. Le récit est à la hauteur de leur expérience intense de libération ». Et rappelons-le, Jésus a sans cesse attesté qu’il tenait ce pouvoir de Dieu. Accueillir le Royaume de Dieu qui vient exprime la foi en ce pouvoir.  

E. Le livre de Job est indispensable pour se déprendre d’une spiritualité punitive. Le livre de Job est l’histoire d’un homme aux prises avec une théologie réduite à un système, à un ensemble de dogmes dont le terrible et mortifère dogme de la rétribution. Ce dernier a enfermé l’humanité dans le carcan de la culpabilité et de la faute. A cet endroit de ma réflexion, j’aime entendre ce rabbin déclarer que la réponse est le malheur de la question. Les amis de Job sont des champions de la réponse. Job reste tout entier tourné vers la question. Et P.R. demeure dans cette direction quand il écrit Le Mal. Un défi à la philosophie et à la théologie.      

 Avec Job, Dieu est souvent appelé le Shaddaï. On s’est trop souvent satisfait d’une traduction qui égare, à savoir Dieu Tout-puissant. Il convient de sortir du piège en décortiquant les vocables qui structurent le mot « El shaddaï ». El désigne Dieu, sh- littéralement signifie « celui qui dit ». Daï signifie « ça suffit ». Entendre Dieu, « celui qui dit - ça suffit » change la donne. La traduction Dieu Tout-puissant a le défaut d’enfermer Dieu dans un immobilisme de surplomb. Des rabbins ont opté pour une traduction plus littéraire, mais qui colle aux vocables hébraïques : « Dieu – tout opposé au chaos ».

Job nous emmène à l’orée du mystère. Il entend Dieu l’interroger : « Où étais-tu quand je fondais la terre ? Dis-le moi si tu connais l’intelligence qui en fixa les mesures, le sais-tu ? »

(Job 38/4-7, voir Marion Muller Colard dans L’autre Dieu, p. 85, 86)

Avec Job nous quittons le terrain de l’explication pour celui de l’invocation. Dans l’Evangile de Marc en particulier on rencontre Jésus qui se retire pour prier, pour invoquer Dieu à l’heure des grandes décisions et des grands défis. Avec Job, nous pouvons entendre les premiers mots de la Genèse nous parlant de tohu bohu, de l’informe et du vide, du sans dessus-dessous, du désordre qui s’oppose à la vie. Le texte biblique poursuit en parlant de l’Esprit de Dieu planant sur les eaux. La vie jaillit du chaos et nous laisse désormais avec cette question étonnée « pourquoi y-a-t-il quelque chose et non rien ? »

Avec Job nous comprenons que la menace de retomber dans le chaos originel est possible et qu’il est temps d’invoquer Dieu, celui qui dit « « ça suffit », l’Esprit qui s’oppose au retour du chaos et qui nous invite à dire en mots et en actes, en discernement et en volonté responsable non au retour du chaos.

C’est cela que j’entends dans le beau livre de P.R.  Vivant jusqu’à la mort. Jusqu’à notre dernier souffle nous sommes, comme disait Bonhoeffer dans le temps de l’avant-dernière parole, dans le temps de dire oui à la vie et non à l’assaut du chaos.

F. A mes yeux, cette réflexion autour de El Shaddaï entre en résonance avec un article de P.R. intitulé D’un testament à l’autre : essai d’herméneutique biblique. (écrit en hommage à Pierre Bonnard, in La mémoire et le temps. Mélanges offerts à Pierre Bonnard, p. 299 à 317))  P.R. y rend compte de sa dette envers E. Jüngel dans son livre intitulé Dieu mystère du monde. Fondement de la théologie du crucifié dans le débat entre théisme et athéisme. Une expression en forme de confession de foi nous est proposée : « Dieu est l’événement de l’unité de la vie et de la mort au bénéfice de la vie ». Nous voici bel et bien tournés vers l’avenir et non pas emprisonnés dans les filets d’un âge d’or fantasmé. Dieu n’est pas hors du temps, dans une sorte de vision « supranaturaliste ». Il est celui qui est, qui était et qui vient. Il est Dieu tout opposé au chaos. Et Jésus nous appelle à nous mettre du côté de Dieu pour résister au glissement dans le chaos.

G. Un dernier repère me permet de percevoir les enjeux du livre de P.R. Vivant jusqu’à la mort. Gérard Siegwalt est un professeur de théologie émérite de Strasbourg et nous a offert en 2021 un livre intitulé La réinvention du nom de Dieu. Où donc Dieu s’en est-il allé ? La question posée dans le titre raconte notre modernité qui a perdu la trace de Dieu. Elle l’a bien voulu parce qu’elle a pensé construire et préserver son autonomie en évacuant la question importante entre toutes : « qu’est-ce que je dis quand je dis Dieu ? » On peut dire que l’athéisme et l’agnosticisme sont la réponse (malheureuse ?) à la question. Quand toute ouverture à la transcendance est évacuée l’espace est susceptible d’être envahi par des absolus dont l’apôtre Paul déclare qu’ils sont des dieux qui ne le sont pas de leur nature (Gal. 4/8).

Mais Siegwalt ne se contente pas d’interroger la modernité. Il traque la responsabilité des Eglises et des théologies qui ont laissé se développer une représentation « supranaturaliste » de Dieu. La religion en est devenue un monde clos, fermé sur lui-même, sans prise sur la réalité.

Comment comprendre ce dérapage de part et d’autre, du côté de la modernité et du côté des croyants ? La réponse tient pour l’auteur dans le fait que l’on a considéré Dieu comme un principe explicatif, alors qu’il est le Vivant, celui qui vient, le Souffle de vie. La modernité a perdu le sens de Dieu qui est au fondement de toutes choses et lié à la finalité de toutes choses. Perdre la trace de Dieu laisse la réalité enfermée dans la marchandisation de toutes choses et dans un utilitarisme qui a éjecté de son champ la question de la finalité.

Pourtant rien n’est perdu si l’on consent à s’engager du côté de la réinvention du nom de Dieu. Citation de Siegwalt p.20 : « Dieu est toujours au fondement du réel, pas seulement hier mais aussi aujourd’hui comme il le sera demain, créant à partir du chaos, du tohu-bohu, selon cette affirmation au début du premier livre de la création : « La terre était informe et vide (tohuvabohu), et l’Esprit – créateur – de Dieu planait sur l’abime des ténèbres » (Gen 1/2) ».

Si l’on consent à quitter le terrain des explications et des dogmes, si l’on revient à la bible en assumant une responsabilité herméneutique, alors la modernité se retrouve située en regard de la réalité dans sa totalité. Le livre de Siegwalt s’ouvre dans ses premières pages sur cette parole en Gen 4/26 « c’est alors que les hommes commencent à invoquer Dieu ». Cette invocation suit le chaos survenu avec le meurtre d’Abel. Le réel fait choc. Il est temps de crier, d’invoquer. Il n’est plus temps d’éviter le choc de la réalité qui a pour noms : la catastrophe écologique et climatique, la catastrophe sociale, la catastrophe humaine, personnelle. Il est temps d’invoquer et de chercher Dieu au fondement du réel. Il est temps de renouer avec la Source de la vie, le Souffle de vie.

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J’ai voulu poser des repères dans le souci d’être mieux attentif au fil rouge qui sous-tend, selon moi, le livre posthume de P.R. L’ensemble du texte manuscrit de P.R. que Catherine Goldenstein a saisi se trouvait dans une chemise cartonnée intitulée « Jusqu’à la mort. Du deuil et de la gaieté ». Dans une préface à Vivant jusqu’à la mort, Olivier Abel situe la méditation de Ricoeur autour de la mort en lien avec trois questions annoncées dans l’hiver 1995-1996 : « 1. Les figures de l’imaginaire (que puis-je me représenter ?) ; 2. Du deuil et de la gaieté (quelle en est la racine ?) ; 3. Suis-je encore chrétien ? (et en quoi ne suis-je pas un philosophe chrétien ?) » (p.9) Se souvenant de conversations avec P.R. il propose de les articuler dans trois directions :

a. « P.R disait aussi qu’il y a deux choses difficiles à accepter dans la vie, à accepter vraiment : la première est que l’on est mortel, la seconde, que l’on ne peut être aimé de tout le monde » (p.10).

b. Il convient de reconnaître que l’on ne peut pas tout savoir et que les évangiles nous invitent à faire le deuil de représentations quant à l’après, quant à la survie. On ne peut pas ne pas évoquer ici, ajoute Olivier Abel, Calvin « qui dans son refus du culte des morts avait demandé à être jeté comme les pauvres à la fosse commune, affirmait qu’il faut d’abord se vider de tout souci de son propre salut ».

c. Le consentement selon l’espérance (c.à.d. l’acceptation d’être un mortel) encourage « à chercher à être soi, jusqu’au bout, à tenir sa place au moment même où l’on fait place » (p.13)

1ère partie  : Jusqu’à la mort…du deuil et de la gaieté (p.29 à 73)

2ème partie  : la mort (p. 74 à 91)

1ère partie jusqu’à la mort…

Cette partie, en forme de notes, contient des références à des citations bibliques tirées d’Esaïe 40 et 45. P.R. y entend la plainte et le deuil, mais aussi la consolation malgré le deuil. L’être humain doit consentir à sa finitude. Il est comme l’herbe qui sèche (40/7-8). Cependant un mouvement se profile dans le texte du prophète qui va de la plainte vers l’espérance et la consolation parce que Dieu face à ses créatures ne se lasse point, ne se fatigue pas, donne de nouvelles forces à ceux qui mettent leur confiance en lui. Plus loin, P.R. accueille ces mots « Vraiment tu es un Dieu qui te caches, Dieu d’Israël, Sauveur » (45/15). Il voit un oxymore dans cette parole, c.à.d. deux directions contradictoires : Dieu qui se cache et Sauveur. Notre condition, si je comprends bien P.R., est de ne pas savoir. Notre désir de vivre se heurte à notre conscience d’être mortel.

La première phrase du texte de P.R. contient le mot apprentissage. Nous sommes des apprentis de la vie en ce sens que l’être humain ne peut jamais s’installer dans des certitudes parce qu’il est confronté à ses limites, à sa finitude. Pour vivre il faut apprendre à accepter d’être aux prises avec « un vouloir-exister après la mort » et d’en faire le deuil. Cet apprentissage est difficile, mais il peut déboucher sur « une gaieté jointe à la grâce espérée d’exister vivant jusqu’à la mort ».

Mais pourquoi donc cet apprentissage est si difficile ? Parce qu’il s’accompagne de l’angoisse de n’être plus un jour, de devenir un futur antérieur : j’aurai été. Mais aussi parce que le mot mort nous plonge dans un fouillis où s’entremêlent la mort d’un autre (un être aimé, un proche, l’ami), ma propre mort et la mort qui est le mal absolu, ainsi lors d’une guerre, une pandémie, une volonté génocidaire. Cette confusion ne fait qu’ajouter à l’angoisse et, pour s’en affranchir un tant soit peu, P.R. recommande de procéder à « une clarification conceptuelle », car celle-ci a « déjà une valeur thérapeutique ».

Quelqu’un a disparu, un être cher ou un autre inconnu. « Une question surgit et resurgit obstinément : existe-t-il encore ? et où ? en quel ailleurs ? sous quelle forme invisible à nos yeux ? visible autrement ? Cette question lie la mort au mort, aux morts » (p.36). Même si elles sont sécularisées, nos sociétés ne considèrent pas les morts comme des déchets domestiques.

La question sur le sort des morts est rejointe par la question de ma propre mort. L’imaginaire revient. Viendra pour moi aussi le futur antérieur. J’aurai été un vivant parmi les vivants. Que serai-je alors pour les autres, mes survivants ? Revient la question de la survie.

« La question de la survie est ainsi d’abord une question de survivants qui se demandent si les morts eux aussi continuent d’exister… » (p.38). Nous sommes en présence du « passage à un autre état d’être » que les cultures et les individus modulent de manière différente. Que l’on parle de résurrection, de réincarnation ou – pour les esprits philosophiques – de changement de statut temporel, la préoccupation reste la même : « quelle sorte d’êtres sont les morts ? »

Quant à moi-même qui pense à ma propre fin, je fais face à la hantise du futur antérieur. Viendra le jour où j’aurai été. Imaginer ce jour vient « inquiéter, braver, insulter l’insolence de l’appétit de vivre » (p.39) Qu’est-ce qui va l’emporter : la hantise ou bien le consentement selon l’espérance ? Est-il possible que ma vie accède à la joie d’être un vivant, « la joie de vivre jusqu’à la fin », « l’appétit de vivre coloré par une certaine insouciance que j’appelle la gaieté » ? (p.39) Nous retrouvons ici l’espérance présente dans le titre du livre.

La phrase latine « mors certa, hora incerta » (la mort est certaine, l’heure est incertaine) donne à comprendre que la pensée de la mort et la réflexion sur notre finitude sont frappées d’une relative abstraction en ce sens que notre impérieux désir de vivre a le pouvoir de faire reculer l’angoisse. Il est alors possible d’espérer demeurer vivant jusqu’à la mort et de se replier (se recentrer) sur l’étonnement reconnaissant d’être vivant aujourd’hui.

Franchissant une étape dans sa pensée P.R. porte son regard et sa réflexion sur le moment où la mort fait son œuvre. Le mourir devient alors un événement. Les verbes passer, finir, terminer tentent de saisir la mort comme événement. Le mot moribond est requis. Mais ce mot échoue à rendre compte de l’événement dans sa profondeur, dans son Essentiel. Plus loin P.R. précisera sa pensée sur l’inadéquation du mot moribond.

Tourné vers l’événement qu’est la mort quand elle survient, P.R. se propose de le regarder depuis les deux côtés, du côté de celui qui arrive au terme de sa vie d’une part, et du côté de celui qui assiste la personne qui s’en va d’autre part. Concernant la personne entrée dans les derniers instants de sa vie, P.R. a interrogé les médecins en soins palliatifs. Il a retenu d’eux que le malade en fin de vie ne se perçoit pas comme un moribond, mais comme un vivant. Il n’est pas occupé par le souci de ce qu’il y a après la mort parce qu’il est mobilisé par la vie qui s’affirme encore. Dans cette vie concentrée dans les ressources de vie qui s’affirment encore P.R. entrevoit l’Essentiel. La mort est à l’approche certes, mais la vie s’exprime encore et c’est là que l’on touche à l’Essentiel qu’il nomme le religieux commun. Pour Ricoeur on est ici en-deça et au-delà des religions instituées.

Le religieux commun consiste dans le fait d’être tous ensemble des vivants et de connaître jusqu’au terme « les ressources les plus profondes de la vie ». Pour Ricoeur nous sommes ici en présence de la fraternité essentielle entre tous les vivants et cette fraternité est particulièrement palpable à l’heure où la vie qui s’achève réunit la personne qui s’en va et la personne qui est auprès d’elle.

Toutefois observe le médecin spécialisé comme Ricoeur qui en fait l’exposé, la mobilisation des ressources les plus profondes ne se manifestent pas avec la même intensité chez tous les malades en fin de vie. Cette considération n’empêche pas Ricoeur d’affirmer ceci : « ce n’est peut-être que face à la mort que le religieux s’égale à l’Essentiel et que la barrière entre les religions, y-compris les non-religions (je pense, bien sûr, au bouddhisme) est transcendée » (p.45).

P.R. se place maintenant du côté de la personne qui assiste aux derniers instants de celui ou celle qui s’en va. A nouveau il constate que le mot moribond est impropre car il chosifie quand il faudrait parler de la vie qui va son chemin jusqu’à son terme. Le mot moribond installe l’accompagnant dans une posture du dehors alors qu’il conviendrait de saluer sa présence avec les mots compassion, accompagnement, attention aux ressources profondes de la vie qui se manifestent encore. Dans la marge de son manuscrit P.R. écrit compassion et amitié. Ces deux mots lui permettent de franchir un pas dans sa réflexion et de le faire en introduisant le récit que fait Jorge Semprun dans l’Ecriture ou la Vie (1994). Pour ajouter de l’amplitude au témoignage de Semprun il cite Kemp, qui dans son ouvrage Ethique et médecine fait référence au donner-recevoir. Ces deux verbes accouplés laissent accéder à l’irréductible lien d’humanité que l’on voudrait voir demeurer jusqu’à l’ultime instant de la vie.

Semprun se trouve, et le lecteur avec lui, au bloc des agonisants du camp de Buchenwald en 1944. Lui, l’auteur du récit, est auprès de son ami Maurice Halbwachs qui est à l’agonie. Celui-ci est épuisé à l’extrême. Je cite : « Il souriait mourant, son regard sur moi, fraternel…J’avais pris la main de Halbwachs qui n’avait pas eu la force d’ouvrir les yeux. J’avais senti seulement une réponse de ses doigts, une pression légère : message presque imperceptible (le donner-recevoir encore là) », mots qu’ajoute Ricoeur dans une parenthèse. Cette citation retenue par Ricoeur nous transporte dans le registre de l’Essentiel et du religieux commun pour autant qu’on veuille bien voir dans la religion, par-delà toutes les particularités, ce qui lie de manière irréductible les humains les uns aux autres.

Ce lien entre celui qui s’en va et celui qui accompagne suscite en Semprun une émotion intense. Il voudrait exprimer ce lien. Mais comment ? Il poursuit son récit. « Alors dans une panique soudaine, ignorant si je puis invoquer quelque Dieu pour accompagner Maurice Halbwachs, conscient de la nécessité d’une prière, pourtant, la gorge serrée, je dis à haute voix, essayant de maîtriser celle-ci, de la timbrer comme il faut, quelques vers de Baudelaire. C’est la seule chose qui me vient à l’esprit.

O mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre…

Le regard de Halbwachs devient moins flou, semble s’étonner. Je continue de réciter. Quand j’en arrive à

…nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons,

un mince frémissement s’esquisse sur les lèvres de Maurice Halbwachs. Il sourit, mourant, son regard sur moi, fraternel » (p.50).

Baudelaire exprime la fraternité essentielle, ce lien qui perdure malgré la mort puisque les vies qui se sont rencontrées, celle qui s’achève et celle qui continue, communiquent l’une avec l’autre. Le poète évoque les cœurs qui sont remplis de rayons. Il en va ainsi des vies qui rayonnent. L’Essentiel est là dans ces vies qui s’éclairent, se réchauffent, s’enrichissent l’une l’autre.

Comment ne pas penser ici (Ricoeur y a-t-il pensé ? je ne sais…) à cet instant saisi par l’Evangile de Jean (chap.15) où Jésus pressent sa mort qui approche. Il nomme ses disciples ses amis. Il sait les risques qu’il encourt en montant à Jérusalem. Il sait le rejet et la condamnation qu’il a suscités chez certains. Le pouvoir religieux aux mains des gardiens du Temple ne lui pardonne pas le trouble et la confusion qu’il a jeté dans le train-train de l’Institution. Et les Saduccéens, leurs dirigeants, complotent et convainquent l’autorité romaine, Pilate, qu’il y a une menace de désordre dans la cité et le pays avec cet homme-là venu de Nazareth et qui parle de Dieu comme s’il était son familier.

Les paroles de Jésus ont une connotation de confidence : « Je vous ai appelés mes amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai appris de mon Père ». Il ajoute une parole qui n’en finit pas d’inspirer des vies : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis ». Le donner-recevoir jette un défi à la mort. Elle lui ôte le pouvoir de prononcer la parole ultime. La mort recule devant l’amour qui demeure et continue de répandre ses rayons.

Revenons à Ricoeur. Le moment est venu pour lui d’aborder la mort selon un troisième paramètre annoncé. Quittant l’exploration de l’Essentiel qui est la fraternité, le religieux commun, il aborde son contraire. Il le fait à contre cœur : « Le livre de Jorge Semprun, comme celui de Primo Levi Si c’est un homme, me force, un peu contre mon gré, à traiter comme une troisième configuration imaginaire (conceptuelle) la désignation de la mort elle-même comme un personnage agissant » (p.52)

Certes Maurice Halbwachs à l’instant de son dernier souffle a été seul à mourir, mais il n’est pas mort seul. Tout à l’opposé de cette fraternité qui est la marque de l’humain, il y a dans le camp de Buchenwald un amoncellement effrayant de cadavres. Parce que Hitler l’a voulu avec la complicité du parti nazi, la mort règne. Ricoeur s’attarde à une citation de Semprun qui donne sa pleine mesure à la mort devenue personnage agissant. Il s’agit d’une voix qui chante le Kaddish, la prière des morts dans la tradition juive.

« Une voix ? plainte humaine, plutôt. Gémissement inarticulé de bête blessée. Mélopée funèbre, glaçant le sang… C’est quoi ? a demandé Albert, d’une voix blanche et basse. – La mort, lui ai-je dit. Qui d’autre ?... C’était la mort qui chantonnait, sans doute, quelque part au milieu de l’amoncellement de cadavres. La vie de la mort, en somme, qui se faisait entendre… » (p.50)

La prière des morts, le Kaddish, devrait pouvoir relier les vivants accompagnants et les personnes en fin de vie. Au camp de Buchenwald une inversion s’est produite. La mort est devenue omniprésente. Elle frappe indistinctement, massivement, anonymement. Le Méchant a mis la mort à la place de la vie, du rester vivant jusqu’à la mort. La barbarie est à son comble. Autrui n’est plus le frère, la sœur que l’on accompagne mais l’obstacle à éliminer. Mais quel obstacle ? L’obstacle à la réalisation de l’idée, que l’idée soit la race purifiée ou la dictature du prolétariat. La mort a pris le pouvoir et règne, que ce soit avec la peste brune ou la peste rouge, ou tout autre idéologie mortifère. On est à l’opposé de l’Essentiel, du religieux commun, du vivant accompagné comme du vivant accompagnant le vivre finissant.

P.R. poursuit sa réflexion en l’adossant à l’expérience des deux revenants des camps de concentration, Semprun et Levi. Les thèmes s’entrecroisent, le thème de la masse indistincte des morts et des moribonds, le thème du Mal absolu et du Méchant, le thème du travail du deuil et de la Mémoire de l’extermination.

Qu’a donc vécu le survivant, dit mieux, le revenant des camps d’extermination ? Réponses : l’expérience que les morts et les moribonds formaient une masse indistincte. Et aussi la probabilité de rejoindre à plus ou moins brève échéance cette masse. P. R. relie cette réalité de la masse indistincte à la massa perdita chez Saint Augustin. On est en présence d’une « atroce théologie » (p. 59) parce que la massa perdita est reliée à une théologie du péché originel et de la souffrance. Elle est atroce parce qu’elle a envahi l’imaginaire humain de terreur. En écrivant La Peur en Occident Jean Delumeau l’a bien décrite.

Mais comment se déprendre de l’horreur ? Réponse : sans doute en identifiant « la mort infligée en masse par le Méchant » comme le mal absolu, le mal radical (p.60). Quand on opère cette identification on comprend alors que la mort est « l’Ennemi de la fraternité ». Il n’y a plus de personnes singulières et uniques appelées à tenir leur rôle jusqu’au bout (p.89, expression du théologien Urs von Balthasar). Il n’y a plus que la masse indistincte des moribonds et des morts.

Ricoeur écoute Semprun parlant de sa hantise de ne pas parvenir à sortir d’une alternative funeste : « ou vivre au prix d’oublier, ou se souvenir, écrire, raconter, mais être empêché de vivre, parce que la mort dépassée serait le vrai réel et la vie un songe, une illusion ». On est en présence de la mort devenue plus réelle que la vie. Semprun, lui, finira par sortir de l’alternative. Levi, lui, y succombera et n’entreverra pas d’autre issue que le suicide.

A cette réflexion s’ajoute l’expérience de l’indicible (p.61). Elle tient à l’impossibilité pour les survivants/revenants de faire partager aux personnes, retrouvées au sortir du camp, la réalité de la massa perdita, de la masse indistincte des moribonds et des morts. Il est des revenants qui ont choisi de se taire parce qu’ils éprouvaient le sentiment que le récit de leur expérience était inaudible.

A noter que dans sa réflexion Ricoeur ne converse pas seulement avec Semprun et Levi, mais aussi avec Malraux qui, lui, parle aussi de Mal absolu à propos de l’attaque par les gaz déclenchée par les Allemands sur la Vistule en 1916 (p.56) On retrouve ici le thème du Mal absolu s’opposant à la fraternité. Et dans ce couplage, mort, mal, fraternité, Malraux voit « le plus vieux dialogue chrétien » (p.56) aux prises avec la théologie de la massa perdita. Et Ricoeur de profiler sa question : « La Mort serait-elle plus réelle que la vie… ? » (p.57)

Il précise cette question en d’autres termes : « dans quelle condition la mort ordinaire est-elle contaminée elle-même par la mort-limite, la mort horrible ? » (p.61), c.à.d. la mort rencontrée dans les camps, dans la guerre, dans les pandémies, dans les exodes des réfugiés… Réponse : en opérant une différenciation entre la mort-ordinaire, celle qui nous attend au terme de notre vie et la mort exterminatrice. Dans ce travail de différenciation, Semprun, Malraux, Levi nous viennent en aide. Semprun quand il écrit à propos des morts dans les camps de concentration : « Ils avaient besoin que nous vivions, tout simplement, que nous vivions de toutes nos forces dans la mémoire de leur mort ». Malraux quand il déclare qu’il veut « chercher – et trouver ? – la région cruciale de l’âme où le Mal absolu s’oppose à la fraternité ». Levi quand il devient un obsédé de la mort : « J’ai compris que la mort était de nouveau dans mon avenir, à l’horizon du futur » (p.70)

Pour réussir ce travail de différenciation, il est nécessaire de ne pas associer « prétentieusement » la mort ordinaire et la mort exterminatrice, figure du Mal absolu. « Prétentieusement » (p.63) est un adverbe fort, mais aussi à portée thérapeutique. Il conduit à recevoir le livre du théologien Tillich Le courage d’être (p.70). Comme je le comprends, le courage d’être s’articule avec l’acceptation d’être mortel. Et de cette acceptation peut naître une confiance retrouvée dans la vie, une gratitude pour la vie qui m’est donnée, une volonté de servir la vie, la foi confiante que nous sommes nés pour vivre.

Claude-Edmonde Magny, citée par Semprun, dans sa lettre sur le pouvoir d’écrire affirme que la transmission, en récits, de l’expérience de l’extermination dans les camps de concentration est un « chemin obligé de la thérapie du mourir ordinaire » (p.64 selon les mots de synthèse de P.R.) Le travail de Mémoire consacré à l’horreur des camps permet d’accéder au travail de deuil, à savoir à l’acceptation d’être mortel (p.71).

Qu’est-il donc arrivé à Primo Levi ? Sans doute cette réalité que pour lui la massa perdita est redevenue, après un temps d’euphorie d’être en vie, plus réelle que la communauté fraternelle des vivants. « A portée de la main, cette certitude : rien n’est vrai que le camp, tout le reste n’aura été qu’un rêve depuis lors ». Quand la mort envahit le champ de la vie, Gabriel Marcel y voit la définition de « l’inespoir » (p.70)

Le travail de différenciation entre la mort ordinaire et la mort exterminatrice dans les mains du Méchant s’oppose « au déploiement funeste du Mal absolu ». Il nous engage dans « l’éternelle lutte entre la fraternité et le Mal absolu » (p.73). Comment ne pas entendre en résonance les mots de Jésus dans l’Evangile de Jean reliés à tout ce qu’il a appris du Père, du souffle de vie depuis le commencement. Le discours invite les disciples à demeurer dans l’amour et s’achève dans ces mots : « Je vous donne ces commandements, pour que vous vous aimiez les uns les autres » (15/17). En écho, dans les évangiles synoptiques, le Royaume de Dieu, son règne, est à l’approche contre le règne du Mal absolu.

2ème partie : la mort (22 pages)

Ricoeur entre en dialogue à la fois avec Maître Eckhart (le mystique rhénan) et l’exégète catholique Xavier Léon-Dufour traitant de la résurrection dans son livre Face à la mort. Jésus et Paul (1979).

La réflexion se structure en suivant deux lignes de pensée :

Celle du détachement parfait et

Celle de la confiance dans le souci de Dieu.

1. La première ligne de pensée a pour programme « le démantèlement poussé sans restriction de l’imaginaire de la survie » (p.75). Cet objectif poursuit l’appel à consentir un apprentissage tel que présenté au début de la première partie. Il est nécessaire et difficile « de faire le deuil d’un vouloir-exister après la mort » (p.35). Nous avons à renoncer à l’imaginaire d’un monde qui serait le double, ou la copie, de notre monde (cf. le texte sur la page couverture du livre).

Le détachement se précise en deux développements :

a.  D’abord il s’agit de mener ce détachement à son accomplissement. Comment ? En se déprenant de l’attachement à soi. Maître Eckhart nous a laissé une pensée forte à ce sujet. Il parle de renoncement. Nous devons renoncer à imaginer que notre moi identitaire survivra à notre mort. Nous devons perdre l’idée du même. Après notre mort il n’y aura plus le même temps, celui de ma vie avant ma mort et celui des survivants qui me survivront. Ainsi je dois faire le deuil de ma survie. Et Ricoeur de poser cette affirmation forte : « La survie, c’est les autres » (p.76).

b. Une fois accompli ce travail de détachement de soi, sa « dimension éthique » peut se déployer. Il est possible alors de vivre « le transfert sur l’autre de l’amour de la vie ». Il est possible, en se détachant de soi, « d’aimer l’autre, mon survivant ». J’observe que chez Ricoeur le détachement de soi débouche sur l’agapé. Je cite : « Cette composante « agapé » du renoncement à la survie propre complète le « détachement » en deçà de la mort : il n’est pas seulement perte, mais gain : libération pour l’essentiel » (p.76).

J’observe que Ricoeur, à la suite de Maître Eckhart, se tient à distance, faut-il dire à l’opposé, de la pensée d’un maître zen japonais en dialogue avec le théologien Tillich (Le Christianisme et la rencontre des religions, p.122s). Le maître zen trace la voie qui est de devenir éveillé à son moi calme, d’atteindre le non-esprit (No-Mind) ou la non-conscience (No- Consciousness). Ricoeur et Maître Eckhart suivent un autre chemin dont on peut dire, me semble-t-il, qu’il est celui proposé par Jésus. L’objectif du renoncement à soi n’est pas le vide, la non-existence, mais le transfert sur autrui de l’amour de la vie. L’objectif est d’aimer les autres, mes survivants. L’accomplissement du détachement de soi libère pour l’Essentiel qui est se décentrer de soi-même pour reporter son amour de la vie sur les survivants.

Maître Eckhart et les mystiques rhénans permettent à Ricoeur de préciser ce qu’il entend par essentiel. « Les grands mystiques rhénans ne se sont pas seulement « niés », mais rendus disponibles pour l’essentiel. Au point d’être étonnamment actifs : créateurs d’ordres, enseignants, voyageurs, fondateurs… C’est qu’ils étaient ouverts sur le fondamental par le détachement à l’égard de l’inessentiel. Eh Bien ! C’est la disponibilité pour le fondamental qui motive le transfert sur l’autre de l’amour de la vie » (p.76)

Le détachement ne débouche pas sur le vide, mais sur la générosité, un mot introduit par Ricoeur à ce moment de sa réflexion. Le détachement s’accomplit, éthiquement parlant, dans « le transfert sur l’autrui qui me survit ».

Cette première ligne de pensée se prolonge et s’explicitera dans cette parole de Jésus répétée six fois dans les évangiles synoptiques : « Qui cherchera à conserver son existence la perdra et qui la perdra la maintiendra vivante » (p.80).

2. La deuxième ligne de pensée porte sur la confiance en Dieu, plus exactement sur la confiance dans le souci de Dieu. Ricoeur s’intéresse aux implications de cette confiance sur nous-mêmes. Avant tout cette confiance nous conduit à croire que notre existence a un sens et que nous avons raison d’y croire et de le chercher. Notre vie n’est pas là pour rien. Ricoeur veut aller bien au-delà du fameux thème de la justification des pécheurs. L’enjeu fondamental consiste à croire que ma vie, comme celle d’autrui, est justifiée, a des raisons d’être et que nul n’est là pour rien.

Ricoeur approfondit cette thématique du sens de la vie dans deux directions, celle de la mémoire de Dieu d’une part, celle de l’attitude de Jésus face à la mort d’autre part.

 

a. Qu’implique la mémoire de Dieu pour mon existence ? « Dieu se souvient de moi ». On pense à cette exclamation du psaume 8/5 : « qu’est-ce que l’homme pour que tu prennes garde à lui ? ». On pense à Jésus nous invitant à ne pas nous mettre en souci et à rechercher premièrement le royaume de Dieu, le souffle de vie faisant émerger la vie du chaos. Ricoeur voudrait que l’imaginaire de la survie ne revienne pas brouiller les cartes. « La phrase « Dieu se souvient de moi » est dite au présent éternel qui est le temps du fondamental, de l’essentiel » (p.78) Ricoeur évoque la Process Theology qui perçoit Dieu comme dynamisme créateur. Il souligne l’existence éphémère de chacun. Mais le souci de Dieu donne à penser que chaque existence trouve sa marque en Dieu. « Chaque existence « makes a difference » en Dieu » (p.78)

Mais comment ne pas retomber dans l’imaginaire de la survie, comment ne pas en rester à un détachement imparfait ? Qu’est-ce qui peut m’y aider ?

Et Ricoeur de répondre :

« Seulement l’idée de la grâce. La confiance dans la grâce. Rien ne m’est dû. Je n’attends rien pour moi ; je ne demande rien ; j’ai renoncé – j’essaie de renoncer ! – à réclamer, à revendiquer. Je dis : Dieu, tu feras ce que tu voudras de moi. Peut-être rien, J’accepte de n’être plus.

Alors une autre espérance que le désir de continuer d’exister se lève.

Peut-on penser encore cette espérance dans la mémoire de Dieu dans les catégories du « salut » ? Difficilement : au prix d’une radicale purification par rapport à l’héritage paulinien de la rédemption des péchés. Il s’agit d’un sauvetage infiniment plus radical que la justification des pécheurs : la justification de l’existence ». (p.79) (Olivier Abel, à la p. 19, relève que Ricoeur abordait déjà ce thème dans La critique et la Conviction).

b. Ricoeur pense que ce thème de la justification de l’existence se trouve quelque peu « dans la reconstruction par Xavier Léon-Dufour de l’attitude de Jésus face à la mort, en de ça de l’interprétation paulinienne » (p.79) Quand on centre son attention sur l’attitude de Jésus face à la mort, on cesse d’être accroché à la question du salut, de la rédemption des péchés. On est aux prises avec ce paradoxe présent dans un logion de Jésus répété à six reprises dans les évangiles synoptiques : perdre son existence – la maintenir vivante (Luc 17/33, 9/24, Marc 8/35, Mat.10/39, Jean 12/25).

Pour Xavier Léon-Dufour « Jésus a utilisé un autre langage que celui de l’après-mort et de la fin des temps et en cela il s’écarte de la tradition prophétique » où tout est au futur (p.80). L’Evangile de Jean est clair à ce propos quand il parle de la résurrection au présent. C’est maintenant que le croyant « est passé de la mort à la vie » (p.80).

Ricoeur est convaincu qu’il faut se distancier de l’idée de jugement, de punition, de péché. La mémoire de Dieu alors prend sens et donne sens à notre vie : « La mémoire de Dieu est pardon, au sens plus que juridique d’acquittement ou de rachat, au sens de proximité retrouvée » (p.81). On n’est plus alors dans la catégorie avant/après la mort, mais dans la dichotomie sens/non-sens.

c. Ricoeur poursuit sa réflexion autour du thème déjà entrevu du « ne pas avoir existé en vain » (p.82). Il l’approfondit en introduisant les termes de « récapitulation de l’existence ». Il établit un lien entre le « être inscrit (ma vie inscrite) dans la mémoire de Dieu » et le « nul cheveu de la tête ne tombe que Dieu ne l’ait consenti. Cela veut dire : tout fait sens, rien n’arrive en vain » (p.83) (à propos du cheveu cf. Mat. 10/30, Luc 12/7, 21/18).

Exister dans la mémoire de Dieu délivre du ne-plus, sauve du ne-plus, préserve mon avoir-été. Le sens de ma vie est sauvé. Je n’ai pas existé en vain.

L’Evangile de Jean, souligne Xavier Léon-Dufour, met en évidence ce déjà-là. Nous ne sommes plus dans la catégorie de l’avant/après, mais de la récapitulation. La grâce de Dieu se manifeste dans le préservé. Ma vie est préservée/récapitulée dans la mémoire de Dieu. Elle ne se dissout pas dans l’attente d’un après livré à l’imaginaire, mais dans le désir de vie, l’espérance de demeurer vivant jusqu’à la mort, et aussi dans le transfert de ce désir sur autrui, mon survivant.

d. Les termes d’ipse et d’idem permettent les précisions. Ma mort ne s’ouvre pas sur un même qui est une vision naïve d’un autre monde qui serait le double, ou la copie, de ce monde-ci. Elle ouvre sur la préservation de ce que j’ai été (ipséité) dans la mémoire de Dieu.

3. Ricoeur reformule une fois encore la question : « Peut-on penser ensemble les deux lignes : d’un côté le détachement, poussé jusqu’au renoncement à l’imaginaire de la survie ; de l’autre la confiance dans le souci de Dieu, schématisé comme mémoire de Dieu et préservation durable de l’avoir-été ? » (p.84, au-dessus de durable Ricoeur a écrit pérenne)

Xavier Léon-Dufour appelle paradoxe de Jésus cette mise en regard du « perdre son existence » et du « la maintenir vivante ». La parole paradoxale est, selon lui, un logion authentique. Le paradoxe de Jésus signifie que « c’est à travers la mort que l’existence s’assure définitivement ». Pour Jean12/25, il retient la traduction suivante :

« Qui veut sauvegarder son existence la perdra

Qui aura perdu son existence la sauvegardera ».

Ricoeur fait le lien entre sauvegarder et s’accrocher à la vie, puis il fait le lien entre perdre et se dessaisir de sa vie, lâcher prise.

Il observe que Jésus a fait déboucher le paradoxe de manière exemplaire sur le transfert sur l’autre : « L’idée de service reverse sur le futur des survivants le sens de la mort imminente » (p. 87). Auprès de Jésus nous apprenons « la disponibilité à l’essentiel », à savoir « le transfert de toutes mes attentes vitales sur l’autre qui est ma survie » (p.87).

L’hymne de Philippiens 2, que Ricoeur cite ici, parle d’abaissement. Le mourir de Jésus doit être disjoint de la foi pascale des disciples relayés par les évangélistes. Le mourir de Jésus n’est pas en lien avec la résurrection assurée, mais avec la transmission à l’autre de l’obéissance dans le service. » On n’insistera jamais assez sur la corrélation dans la catégorie du service du « détachement » (de soi-même) et du « transfert sur l’autre » de l’efficace du détachement, ce que j’ai appelé plus haut l’éthique positive du détachement » (p.87).

Ainsi Jésus s’est appliqué à lui-même le sort tragique des prophètes. Jésus a anticipé la perte que serait sa mort pour ses amis. Un logion jugé authentique par Xavier Léon-Dufour exprime le désarroi et la tristesse à venir : « Viendront des jours où l’époux leur sera enlevé ; alors ils jeûneront en ce jour » (Marc 2/19-20).

Jésus a accueilli la probabilité de sa mort dans l’obéissance et la douleur. Il l’a vécue sous le signe que Dieu le demande. « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup et soit rejeté » (Marc 8/31 et Luc 17/25).

Ricoeur renoue ici avec un thème présent dans La critique et la Conviction. Il parle de la théologie sacrificielle comme d’une théologie douteuse et développe en face d’elle une théologie du don. Ainsi la mort de Jésus ne doit pas déboucher sur une théologie tragique.

Dans le mourir de Jésus on voit comment se conjuguent « le détachement de soi, par rapport à la mission » et le report sur les autres.

Xavier Léon-Dufour et Ricoeur prennent des distances à l’égard d’une théologie sacrificielle. Pour l’exégète « la rédemption n’est pas un terme sacrificiel » (sauf dans un texte) et voit dans le mourir de Jésus « un don de la vie pour » (p.90). Le sang versé pour la multitude n’a pas le sens de sacrifice sanglant. Le sang signifie la vie, le « donner sa vie pour ». En de ça du sacrificiel il faut écouter Jésus dire « je suis au milieu de vous à la place de celui qui sert » (Luc 22/27).

Ricoeur en a tiré les conséquences pour sa réflexion sur la mort. Il en appelle à « la disponibilité à l’essentiel qui régit le transfert de toutes mes attentes vitales sur l’autre qui est ma survie » (p. 87).

Déjà dans La critique et la Conviction Ricoeur s’interrogeait sur le sens à donner à la Passion et à la Mort de Jésus :

« Une tradition majoritaire, qui a une base dans le Nouveau Testament, en particulier chez Paul, a compris cette mort dans les termes du sacrifice, de la satisfaction vicariante donnée à la colère divine, Jésus puni à notre place. Une autre tradition minoritaire, mais autrement plus profonde, et véritablement révolutionnaire par rapport aux religions sacrificielles, comme l’a montré éloquemment René Girard, met l’accent principal sur le don gracieux que Jésus fait de sa vie : « Nul ne m’ôte la vie, je la donne ». Cette interprétation non sacrificielle est en accord avec un des enseignements de Jésus : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jean 16/13). Je tiens beaucoup à la libération de la théologie de la croix à l’égard de l’interprétation sacrificielle… ».

Marc Peter, 13 février 2022

N.B. Pour qui voudrait poursuivre la réflexion/ la méditation sur ce sujet, je citerai Après la mort qu’y-a-t’il ? de André Gounelle et François Vouga (Cerf 1990). André Gounelle propose une synthèse sur les différentes conceptions chrétiennes de l’au-delà, soit : la conception spatiale, la conception temporelle, l’approche existentielle, la conception ontologique, la négation de l’au-delà et un Excursus sur la position des Réformateurs. François Vouga, en qualité d’exégète, présente ce que dit le Nouveau Testament sur l’après-mort. Gounelle apporte une conclusion à cette investigation.

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Excursus :

Il vaut la peine de prendre la mesure de Ricoeur d’écouter le corpus biblique. Quand il met l’accent sur une tradition majoritaire et une tradition minoritaire, on retrouve son attachement à la polysémie des textes et au pluriel rencontré au gré des auteurs bibliques. Parlant du Pentateuque il parle « des connivences alternatives ». D’un côté on découvre la théologie de la loi sous le signe de Moïse et de l’autre côté la théologie de la bénédiction et de la promesse sous le signe d’Abraham (op.cit.p.215).

Dire de manière massive que le christianisme a rendu caduque le judaïsme est irrecevable et fortement remis en question aujourd’hui. Il suffit de lire l’apôtre Paul (ép. Aux Romains) et sa métaphore du tronc (le judaïsme) et des branches (le christianisme) pour s’en convaincre.

Ricoeur écrit dans le livre cité à la page 247 : « Je résiste beaucoup à la tentation interne au christianisme qui consiste à dire que le judaïsme est révolu du fait qu’il est remplacé par le christianisme ». Plus loin il écrit, p.248 : « le christianisme s’inscrit ainsi dans le prolongement d’un certain pluralisme interne au judaïsme ». Aujourd’hui un certain nombre d’historiens juifs vont dans ce sens.

Enfin, se reportant à la bénédiction d’Abraham « En toi, toutes les nations se béniront », Ricoeur donne à penser que c’est le christianisme qui a repris la promesse faite à Abraham pour que toutes les nations s’y trouvent comme englobées.

Rosenzweig dans son Etoile de la rédemption a eu la vision d’une nouvelle complémentarité entre le judaïsme et le christianisme. Pour lui il était temps d’aller au-delà de la cohabitation pour explorer les voies de la complémentarité.