Théologie de la croix et théisme,
entre Romains 1 et 1 Corinthiens 1

Pris dans les soubresauts du procès en hérésie qu’ont suscité ses 95 thèses de l’automne 1517 sur les indulgences,  Luther est appelé, pour se défendre, à clarifier le profil de sa théologie en se démarquant polémiquement de celle de ses adversaires. C’est ainsi que se développe l’opposition programmatique entre la théologie de la croix et la théologie de la gloire, dans son commentaire de l’épître aux Hébreux d’abord, puis dans les Resolutiones explicitant et justifiant ses 95 thèses, et enfin dans la Dispute de Heidelberg. Du point de vue des références scripturaires, il est frappant de voir que l’opposition, s’inspirant de l’apôtre Paul, s’élabore dans la tension entre Romains 1 et 1 Corinthiens 1. Nous nous tiendrons dans la suite aux explicitations de la Dispute de Heidelberg (avril 1518 ; cf. M. Luther, Œuvres, Genève, Labor et Fides, surtout p. 135-138).

Luther sait qu’une bonne part de la théologie scolastique, construite sur le principe de l’analogie entre le créateur et la créature, s’inspire de Romains 1,20 pour dire que, depuis la création du monde, les « perfections invisibles » de Dieu « sont visibles dans ses œuvres pour l’intelligence ». C’est le principe de ce qu’il appellera la théologie de la gloire. Cette théologie considère Dieu dans sa gloire et permet ainsi aux humains également d’avoir part à cette gloire, par une analogie fondamentale entre le créateur et les créatures (analogia entis chez Thomas d’Aquin). Selon Luther, les théologiens optant pour cette position ne peuvent être appelés à bon droit des théologiens (thèse 19), car l’apôtre, dans ce même passage les appellent insensés : « connaissant Dieu, ils ne lui ont rendu ni la gloire ni l’action de grâce qui reviennent à Dieu : au contraire, ils se sont fourvoyés dans leurs vains raisonnements et leur cœur insensé est devenu la proie des ténèbres » (Rm 1, 21).

C’est pourquoi celui que l’on peut appeler à bon droit théologien est le théologien de la croix, celui qui « saisit les choses visibles et inférieures de Dieu en les considérant à partir de la passion et de la croix » (thèse 20). La définition s’opère ici à l’aide de la parole de la croix dans 1 Corinthiens 1,18-25. Parce que les hommes ont abusé de la connaissance de Dieu tirée de ses œuvres, Dieu a voulu se faire connaître dans son humanité, sa faiblesse et sa folie. Autrement dit : « c’est en Christ crucifié qu’est la vraie théologie et connaissance de Dieu » (p. 136).

Luther en déduit la thèse 21 : « Le théologien de la gloire dit que le mal est bien et que le bien est mal. Le théologien de la croix dit les choses telles qu’elles sont véritablement. » (p.136) Cette thèse, un peu formelle, s’inspire d’un passage du prophète Ésaïe où il est question des faux prophètes (45,15). Luther associe donc les théologiens de la gloire à ces faux prophètes, parce qu’ils inversent à dessein les choses, pour jeter la confusion dans les esprits. L’opposition se fait entre la croix et l’œuvre. Ennemis de la croix du Christ, les théologiens de la gloire proclament « que le bien de la croix est mal et que le mal de l’œuvre est bon ». En revanche, les « amis de la croix » que sont les théologiens de la croix « disent que la croix est bonne et que les œuvres sont mauvaises ». Celui qui est plein de ses œuvres s’en glorifie, y trouve sa gloire et sa justification : il vit par ses œuvres. Il devra donc être anéanti par les souffrances, pour savoir qu’il n’est rien et qu’il reçoit tout de Dieu. La fausse sagesse qui consiste à découvrir les choses invisibles de Dieu dans ses œuvres, parce qu’elle conduit à se justifier par ses œuvres, « enfle, aveugle et endurcit totalement »  (thèse 22). Il en résulte que « l’homme, sans la théologie de la croix, use d’une façon totalement pernicieuse des choses les meilleures » (thèse 24, p. 138).

Ce rapide exposé montre que la théologie de la gloire telle que l’esquisse Luther est, en tant que théologie de la création, un édifice théiste : les choses invisibles de Dieu se manifestent dans ses œuvres, si bien que, par l’analogie les liant au créateur, les créatures, humaines notamment, ont part à la gloire de Dieu. Si Dieu est le principe premier, l’homme est le principe second de ses œuvres, disait Thomas d’Aquin notamment. Celui-ci pouvait même en déduire une « voie » pour prouver l’existence de Dieu, qu’on appellera plus tard la preuve cosmologique, renvoyant du monde et de son harmonie à l’existence d’un être supérieur l’ayant organisé.

Il ne fait pas l’ombre d’un doute que, pour Luther, la théologie de la croix fait basculer cet édifice théiste, en faisant de la rencontre avec le « Dieu caché dans ses souffrances » la seule véritable connaissance de Dieu. La théologie de la croix s’avère incompatible avec le théisme.

Du point de vue biblique, on pourrait dire que, partant de 1 Corinthiens 1, la théologie de la croix relit Romains 1 autrement, en mettant l’accent non pas sur la capacité de l’intelligence à connaître les choses invisibles de Dieu dans ses créatures, mais bien plus sur l’incapacité de cette connaissance des choses invisibles de Dieu à empêcher le fourvoiement des esprits, qui leur fait troquer la gloire du Dieu incorruptible avec celle de ses créatures corruptibles. On pourrait donc dire qu’il ne reste de Romains 1 que la dimension de l’inexcusabilité : les humains auraient pu « faire mieux » au lieu de se perdre dans les ténèbres,. Désormais, ce n’est qu’à partir du Christ crucifié, « scandale pour les Juifs, folie pour les païens » (1 Co 1, 23) qu’ils « feront mieux » en matière de foi. Seule cette « folle inversion » libère de la fausse inversion du bien et du mal qu’avaient répandue les ennemis de la croix. Seule cette « folle inversion » dit les choses « telles qu’elles sont véritablement ».

Cela a des effets dans la manière de saisir l’être humain fondamentalement. Dans une théologie de la gloire, il est d’abord un acteur, accomplissant ses œuvres et s’inscrivant ainsi dans une perspective de souveraineté, de « gloire », précisément. Dans une théologie de la croix, placée sous le signe de la souffrance, de la passion, l’être humain est d’abord appelé à recevoir, et cette réceptivité lui permet aussi d’accueillir dans sa vie la vulnérabilité, la fragilité, la finitude, sans devoir en désespérer.

Pierre Bühler    

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