Le théisme et la conscience historique

Au tournant du XVIIe vers le XVIIIe siècle, selon la thèse de Paul Hazard (La crise de la conscience européenne. 1680-1715), la conscience européenne a vécu un triple renversement de perspective. Du point de vue cosmologique, il y eut tout d’abord la révolution copernicienne : il a fallu apprendre que ce n’est pas le soleil qui tourne autour de la terre, mais la terre autour du soleil. En politique, un nouveau paradigme s’est peu à peu imposé : la monarchie de droit divin s’est vue supplantée par la démocratie fondée sur la reconnaissance et le respect des droits humains. La troisième révolution, qui va nous intéresser ici, est celle de la découverte moderne de l’histoire. Si l’on pouvait, jusqu’ici, considérer que la connaissance s’articule en idées pour l’essentiel atemporelles, en vérités éternelles, la recherche historico-critique montrait soudain que les notions développées par l’esprit humain ont une histoire, qu’elles « ne tombent pas du ciel », mais se développent à travers les siècles. Elles n’étaient plus ce qu’il faut penser nécessairement et de tout temps, mais se trouvaient marquées du sceau de la contingence et de l’historicité. La tradition s’en trouva discréditée dans sa prétention à une vérité absolue.

Cela eut un effet de démarche critique en théologie, même si tout un pan de cette théologie voulait – et veut encore parfois ! – se mettre à l’abri de cette approche critique. En faisant l’étude critique de l’histoire des idées, on pouvait par exemple montrer que la notion de la résurrection n’est pas une invention chrétienne, mais qu’elle a été reprise de l’apocalyptique juive, que toute la théologie de la trinité ne se trouve pas dans la Bible, mais vient des premiers siècles de l’Église ancienne, que la notion de la transsubstantiation dans la messe se développe dans le haut Moyen Âge, etc. Ainsi, il devenait impossible de concevoir la théologie comme une « scientia Dei » adoptant le point de vue de Dieu, principe et fin de toutes choses, comme un point de vue de Sirius, permettant de surplomber toutes choses dans un discours unifié.

Au XVIe siècle déjà, les Réformateurs ont préparé le terrain pour la réception de cette conscience historique nouvelle en soulignant que la théologie avait son lieu propre dans la rencontre entre Dieu et l’être humain, soulignant ainsi que « connaissance de Dieu et connaissance de nous-mêmes sont choses conjointes » (Calvin, premier chapitre de l’Institution).

Sous l’angle des enjeux existentiels, c’est chez Kierkegaard que l’on trouve de la manière la plus explicite et la plus subtile la critique de systèmes de pensée qui font abstraction de leur ancrage historique, ce qui conduit le philosophe à construire une immense bâtisse sans y habiter, en logeant à côté dans une pauvre grange. Avec ironie, Kierkegaard dévoile le besoin de donner au système un point de départ absolu, alors qu’on est toujours en train de penser dans le temps, ou encore le problème que le système ne parvient jamais à se clore, qu’il n’est toujours que presque fini, malgré sa visée d’explication totale. Même si l’adversaire principal de Kierkegaard est la philosophie de Hegel, qui se veut historique dans son projet même, le philosophe danois considère pourtant les systèmes de manière plus générale, englobant les formes classiques de théisme. « On n’a valablement droit à la connaissance  que si l’on se risque à vivre, à sortir en pleine mer […], démontrer l’existence de Dieu en se tenant sur une jambe est une tout autre affaire que le remercier à genoux. » (Journal, tome 1, 1963 - A III 145)

Face à cette conscience historique moderne, le théisme a réagi différemment, en fonction de ses orientations diverses. S’il s’inscrit dans une quête de vérité ouverte, comme c’est le cas chez John Locke, une humilité méthodique est de mise par rapport aux incertitudes historiques. En revanche, le système leibnizien se construit sur une opposition stricte entre les vérités éternelles et les vérités contingentes, étant entendu que les enquêtes historiques relèvent de celles-ci, et non de celles-là. Voltaire, quant à lui, profitera de la critique historique des textes bibliques pour renforcer son propre théisme, au nom d’une raison se démarquant des incohérences et barbaries des religions révélées.

Sous sa forme récente, souvent massive et péremptoire dans ses démarcations, le théisme fait fi de l’historicité que souligne la conscience historique moderne. Cela se traduit sous plusieurs angles :

À l’opposé de ce théisme, la foi chrétienne part de la conviction que Dieu s’est incarné dans une figure concrète de l’histoire. Dans les termes de l’évangile de Jean : « la parole s’est faite chair, elle a dressé sa tente parmi nous et nous avons vu sa gloire » (Jn 1,14). Dieu est devenu événement dans l’histoire des hommes. Pour cette raison, la foi chrétienne se sait solidaire de la conscience historique moderne, et donc distante du théisme.

Pierre Buehler    

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