Séminaire de philosophie de Crêt-Bérard, samedi 3 novembre 2018

Contribution de Hubert Wykretowicz

Communication, reconnaissance et kérygme chrétien

Je propose d’aborder la question de la reconnaissance sur fond de la théorie de la communication de Watzlawick. L’intérêt d’une telle perspective, c’est qu’elle devrait me permettre de soulever quelques questions théologiques qui m’ont paru pas inintéressantes.

Le contexte théologique auquel je pense, c’est une réflexion sur la nature du message chrétien, autrement dit le type de signification que nous rencontrons dans le kérygme et qu’il nous est demandé de reconnaître.

J’admets ici que ce noyau de sens organisateur, ce kérygme, c’est le paradoxe du Dieu fait homme. J’admets par la même occasion que c’est autour de ce noyau que s’organisent l’ensemble des affirmations paradoxales que l’on peut trouver dans la Bible, comme dans la tradition protestante en général. Je pense à des énoncés de la communication courante comme de la communication théologique savante ; du genre :

p : « c’est au cœur des ténèbres que brille la lumière »
q : « c’est en renonçant à se sauver soi-même que l’on peut se sauver » r : « c’est dans l’obéissance à la Loi que l’on se découvre libre »

Je procéderai en trois temps :

  1. Dans un 1er temps, je rappelle quelques aspects logico-philosophiques qui soutiennent la systémique de Watzlawick. J’espère ainsi éviter de répéter des idées de la systémique souvent évoquées dans ce séminaire.
  2. Dans un 2e temps, je propose une esquisse d’application de l’analyse logique et conceptuelle au kérygme chrétien. C’est une esquisse destinée à ouvrir la discussion et n’a aucune ambition de précision théologique ou scientifique.
  3. Finalement je conclurai en faisant un début de connexion avec la problématique de la reconnaissance.

1. Watzlawick

1.1 La psychologie comme science

On comprend bien l’intérêt que la théologie peut trouver dans la systémique de Watzlawick. Comme on le sait, on trouve chez ce dernier une théorie de la communication qui met au centre deux notions chères à la théologie protestante, à savoir le paradoxe et le changement.

Toutefois, il me semble nécessaire de rappeler que ces notions de paradoxe et de changement relèvent chez Watzlawick d’une pragmatique de la communication qui se présente en premier lieu comme une théorie scientifique de l’interaction humaine, c’est-à-dire abstraction faite de la vie personnelle de l’individu.

En effet, dès les premières pages de sa Logique de la communication, Watzlawick et son équipe ne manquent pas de souligner que leur propos s’inscrit dans le contexte d’une objectivation du comportement humain dans le sillage des approches behavioristes :

« Plus qu’aucune autre, psychologie et psychiatrie sont en fin de compte des disciplines réflexives : sujet et objet sont identiques, l’esprit s’étudie lui-même, et toute hypothèse court le risque d’une autovalidation. L’impossibilité où nous sommes de voir l’esprit « en action » a conduit récemment à adopter le concept de « boîte noire », tiré du domaine des télécommunications. ...; plus généralement ce concept s’applique au hardware électronique, devenu si complexe qu’il peut être plus commode de laisser de côté l’étude de la structure interne d’une machine pour se concentrer sur les relations spécifiques existant entre l’information introduite dans la machine et celle qui en sort. S’il reste vrai que ces relations permettent de tirer des conclusions sur ce qui se passe « réellement » à l’intérieur de la machine, cette connaissance n’est pas essentielle pour comprendre sa fonction dans le système plus vaste dont elle fait partie. Ce concept transposé en psychologie et en psychiatrie présente une utilité heuristique ; il n’est pas besoin en effet d’avoir recours à des hypothèses intra-psychiques, en fin de compte invérifiables, et on peut se borner à observer les relations entre les entrées (« input ») et les sorties (« output ») d’information, autrement dit à la communication. » (Logique, p.39)

En d’autres termes, la sytémique s’inscrit dans le sillage du behaviorisme. La vie subjective est inaccessible par des approches en 3e personne et il convient par conséquent de suspendre son étude si l’on veut faire une science du comportement. C’est ce qui distingue, selon Watzlawick, l’entreprise systémique de la psychanalyse par exemple. On peut résumer cette conception behavioriste de la manière suivante (que vous avez sur le document que je vous ai donné) :

Input perceptif (vie subjective = états mentaux) output moteur

Remarquons toutefois que le behaviorisme systémique entend opérer deux modifications majeures sur ce schéma : premièrement ce modèle repose sur une forme de causalité linéaire trop rudimentaire. Deuxièmement le concept d’information représenté par la 1ère () est, dans le behaviorisme, beaucoup trop pauvre. Rappelons donc les deux amendements de Watzlawick à ce propos.

1.2 Amendement n°1 : la causalité

En premier lieu, la communication est une interaction, autrement dit on y observe des boucles de « rétroaction » qui justifient que l’on remplace la causalité linéaire par une causalité circulaire. Il est en effet difficile de dire qu’en parlant nous ne faisons qu’agir sur l’autre sans que lui n’agisse à son tour sur nous. Même un discours autoritaire et tyrannique est encore le produit du destinataire auquel il s’adresse, quand bien même ce dernier serait condamné au silence (rappelons-nous l’axiome 1er « on ne peut pas ne pas communiquer »).

Remarquons que cette revendication de la rétroaction a une implication psychologique importante : il n’y a simplement pas de propriétés naturelles intrinsèques à un individu, c’est- à-dire à quelque chose comme une nature de son esprit. Personne n’est par nature fort, courageux, jaloux, leader ou suiveur, mais il l’est toujours en fonction de sa place dans le système. Comme en témoigne l’axiome de « l’interaction symétrique ou complémentaire », les positions des individus dans des contextes d’interaction sont toujours, je cite Watzlawick,

« des variables susceptibles de prendre une infinité de valeurs dont le sens n’est pas absolu, mais n’apparaît que dans leur relation réciproque. » (Logique, p.69).

De ce point de vue, la systémique s’inscrit dans une tradition de la philosophie de l’esprit qui remonte à Husserl, Wittgenstein ou encore Ryle, selon laquelle la vie mentale de l’individu ne doit pas être conçue sur le modèle de la chose physique et de ses propriétés. Comme l’avait montré en son temps par exemple Gilbert Ryle à la suite de Wittgenstein, le discours mental ne nomme pas une réalité du genre de la res cogitans de Descartes, c’est-à-dire une chose pensante qui serait là, à côté ou derrière la chose physique ; le discours sur les états mentaux sert simplement à qualifier des actions, des réactions et des dispositions des individus – comprenez ici que « qualifier » s’oppose à « dénommer » selon Ryle. Permettez-moi de le citer brièvement :

« J’espère montrer que cette théorie est complètement fausse, fausse en principe et non en détail car elle n’est pas seulement un assemblage d’erreurs particulières mais une seule et grosse erreur d’un genre particulier, à savoir une erreur de catégorie. En effet, cette théorie représente les faits de la vie mentale comme s’ils appartenaient à un type logique ou à une catégorie (ou à une série de types logiques ou catégories), alors qu’en fait ils appartiennent à une autre catégorie ou à un type logique différent. ...
La représentation de la personne humaine comme un fantôme ou un esprit mystérieusement niché dans une machine dérive de cette théorie. A ce propos, il est vrai que la pensée, les sentiments et les activités intentionnelles ne peuvent être décrits dans les seuls langage de la physique, de la chimie et de la physiologie. Mais les tenants du dogme de la double vie en ont conclu qu’ils devaient être décrits dans un langage parallèle. Puisque le corps humain est une entité complexe et organisée, l’esprit humain doit, selon eux, être une unité, également complexe et organisée, bien que différemment, constituée d’une autre substance et ayant un autre genre de structure. Ou encore, puisque le corps humain, comme toute autre parcelle de matière, est un champ de causes et d’effets, ils voient dans l’esprit un autre champ de causes et d’effets quoique (Dieu merci !) non de causes et d’effets mécaniques. » (Ryle, La notion d’esprit, 1949, p.16-18)

Remarquons cependant que ce propos de Ryle ne doit pas être assimilé à un monisme matérialiste. L’enjeu pour Ryle n’est pas ontologique mais sémantique. Autrement dit, il vise essentiellement à nous montrer qu’il ne faudrait pas conclure de l’existence d’un vocabulaire et d’une grammaire des états mentaux à l’existence d’une réalité mentale qui serait comme le pendant de la chose physique. Ce vocabulaire et cette grammaire, comme dans l’énoncé « Jean croit que Dieu est déjà là », ne décrit pas l’existence d’une chose pensante dans le monde qui serait dotée de cette propriété de « croire en la présence de Dieu », mais simplement le fait qu’il y a là une certaine forme d’interaction ou de pratique. Bref, la vie psychique, ou l’esprit, pour parler avec le vocabulaire philosophique actuel, n’est pas une chose, mais une relation !

Watzlawick en a, pour sa part, bien intégré la leçon lorsqu’il insiste par exemple sur le fait que telle ou telle personne n’est pas intrinsèquement jalouse, i.e. en vertu de l’on ne saurait quelle propriété naturelle mystérieuse, qu’elle soit mentale, neurobiologique ou génétique. Il ne s’agit d’une description d’un état de fait psychique, mais d’une qualification d’un moment d’interaction.

Notons en passant que le cognitivisme, qui aura pour ambition d’ouvrir la boîte noire et de l’objectiver à son tour, semble n’avoir absolument pas pris la mesure de cette critique lorsqu’il vise à fonder la réalité des états mentaux sur la réalité du cerveau. Dans la perspective décrite ici, on peut simplement faire l’économie d’un tel programme de recherche parce qu’il repose sur une « erreur de catégorie ».

Venons-en maintenant à l’autre amendement qui concerne la nature de l’information transmise dans la communication.

1.3 Amendement n°2 : la nature de l’information

Comme je l’ai annoncé, la systémique repose sur une conception de l’information un peu plus raffinée que le behaviorisme classique qui faisait du stimulus chimico-physique l’unité informationnelle minimale. Au contraire, la systémique est ici riche de tous les acquis des philosophies du langage du 20e siècle.

Watzlawick rappelle ainsi, à la suite de Carnap, que toute théorie de la signification repose sur l’identification de trois couches sémiologiques, la syntaxe, la sémantique et la pragmatique et que l’on peut se représenter selon trois cercles concentriques :

La syntaxe représente le seul support ou véhicule de l’information et l’étude des relations entre ces supports ; la sémantique désigne le contenu de l’information ; la pragmatique, pour sa part, la place de ce contenu au sein d’une interaction, c’est-à-dire à la fois (1) le contexte de communication ainsi que (2) le type de comportement qu’il résulte de cette communication. Rappelons à ce propos que le titre anglais de la Logique est en réalité Pragmatique de la communication.

Considérons deux exemples, soit qu’il s’agisse d’une information analogique ou digitale :

  1. Soit la communication analogique suivante : imaginons un coup de pied qu’un enfant donne à un autre à la cour de récré. La syntaxe est en quelque sorte le corps, la jambe et le pied. La sémantique c’est le noyau informationnel du geste qui signifie l’agressivité ou la défense. La pragmatique c’est que ce geste signifiant provoque soit une rétroaction symétrique, au sens où l’autre enfant répond par un autre coup de pied, soit une rétroaction complémentaire qui consisterait par exemple à ne pas répondre ; le tout entraînant la communication dans une séquence communicationnelle qui peut être p.ex. l’escalade de la violence ou à la clôture de cette séquence.
  2. Imaginons maintenant un exemple d’information digitale. Soit l’énoncé « je ne veux plus te parler ». La syntaxe est ici figurée par le canal linguistique de transmission, le contenu sémantique est le sens de cette proposition (en tant qu’il est distinct par exemple de « je ne peux plus te parler » ou « je ne veux plus de donner de l’argent ») ; la couche pragmatique de cet énoncé, c’est bien entendu le contexte d’interaction dans lequel il est prononcé, avec tous les paradoxes qu’il peut engendrer puisque en énonçant cette proposition je contreviens par là même à la règle qu’il semble énoncer. Enfin, passons sur cette nature paradoxale de l’énoncé, nous y reviendrons dans un instant.

Ce qu’il faut retenir de cette mise au point théorique, c’est que la systémique offre un outil d’analyse de la communication et de l’interaction humaine beaucoup plus raffiné que le behaviorisme classique. De ce fait, elle présente des outils qui permettent d’aborder la complexité et les ambiguïtés de la communication humaine.

2. Application au contexte chrétien

On peut ainsi l’appliquer au champ théologique en tant qu’il met au centre la communication entre l’homme et Dieu par le biais de l’Evangile. Les boucles de rétroactions peuvent être très concrètement celles que nous envisageons avec notre prochain dans la communauté, mais ces boucles peuvent tout aussi bien relever de notre interaction avec les textes de l’Evangile. La

théorie de la rétroaction rejoint sur ce point ce qu’on a coutume d’appeler « le cercle herméneutique ».

2.1 Syntaxe, sémantique et pragmatique en contexte chrétien

Pour ma part, j’aimerais m’arrêter un instant sur la stratification sémiologique que je viens de mentionner, car elle nous permettra de faire ressortir à mon avis la spécificité de la position protestante.

D’un point de vue syntaxique nous pouvons observer la chose suivante :

La syntaxe privilégiée dans le protestantisme est celle du canal digital (de l’hébreu, du grec et de la traduction). Dans le catholicisme la chose est un peu différente dans la mesure où la syntaxe digitale semble être contrebalancée par le canal analogique, c’est-à-dire par la syntaxe corporelle au fondement des attitudes, postures, allures lors de différents rituels, tout comme les représentations artistiques du M-A par exemple : églises, cathédrales, fresques, tableaux de scènes bibliques et historiques classiques, représentation des Saints et ainsi de suite.

Remarquons en passant que le canal analogique n’autorise pas la négation ; c’est à mon sens assez intéressant, si l’on pense par exemple à l’énoncé « Dieu n’est pas là ». Je puis le représenter en image, mais alors je ne représente que la présence des ténèbres, mais non pas l’absence de Dieu à proprement parler. Seul le canal digital permet de donner un sens à la négativité. Mais c’est juste une remarque en passant.

A mon sens, ce codage analogique de l’information se retrouve aussi dans les différentes formes de fondamentalismes protestants qui, vraisemblablement pour des raisons pragmatiques, privilégient des modes de transmission tels que la musique ou le spectacle. Ainsi par exemple, le message « Dieu est amour » peut être transmis via un canal digital (qui par exemple peut faire l’objet d’une réflexion, d’une reformulation ou d’une interprétation), comme il peut être transmis sur le mode musical, pictural ou festif.

On notera encore en passant que pour Watzlawick le canal analogique est plus favorable pour communiquer sur la relation alors que le canal digital est centré sur la transmission du contenu à proprement parler. Ce qui transparaît clairement quand on s’intéresse à la couche sémantique.

D’un point de vue sémantique on peut observer la chose suivante :

Le protestantisme me paraît représenter le courant chrétien qui met au centre la couche sémantique, comme en témoigne par exemple la sola scriptura luthérienne. Au contraire, le catholicisme me paraît quelque peu « court-circuiter » cette étape, du moins en contexte communicationnel.

Au contraire, l’impératif du retour à l’Ecriture nous enjoint à prendre au sérieux la question du sens du message dans la situation de communication, autrement dit à se tenir au plus près du kérygme chrétien, comme le sous-entend le fameux titre de Bultmann Foi ET COMPREHENSION.

Le catholicisme ne procède pas, à mon avis, exactement de la même manière. Je pense qu’il serait inexact de dire qu’il néglige la question du sens du message. Mais je pense qu’il la considère plutôt comme réglée une bonne fois pour toutes, comme en témoigne l’importance et la rigidité des dogmes . Aussi, la question essentielle est plutôt de s’interroger sur la manière de rendre ce sens efficace, autrement dit de se concentrer sur la couche pragmatique de la communication.

D’un point de vue pragmatique on peut donc observer :

Le protestantisme n’est évidemment pas dénué de pragmatisme. L’impératif de la sola fide me semble signifier l’idée qu’il s’agit bien de réveiller ou entretenir la foi chez le chrétien. Toutefois, un des aspects les plus remarquables du protestantisme à mon sens, c’est qu’il lie cette force pragmatique de la communication à la sémantique du paradoxe – là où le catholicisme me paraît « court-circuiter » ou atténuer cette étape critique.

A vrai dire, c’est bien cette articulation entre la sémantique et la pragmatique qui me semble essentiellement guider les stratégies communicationnelles protestantes classiques, du moins dans une lignée kierkegaardienne : la sola fide est ici toujours solidaire d’une sola scriptura qui renvoie en dernière instance au paradoxe chrétien du Dieu sur la Croix, et sans qu’il soit possible de faire l’économie de cette étape sémantique. On se rappelle à ce propos la fameuse formule de Kierkegaard : « il n’y a pas de raccourci », que l’on peut très bien appliquer ici à la couche sémantique de la communication.

Arrêtons-nous à ce propos sur le paradoxe et le changement en contexte chrétien.

2.2 Paradoxe et changement : le contenu qui prescrit des conditions impossibles

Du fait que le protestantisme se constitue sur la base d’une articulation étroite entre la sémantique et la pragmatique du discours, il trouve par conséquent en Watzlawick un allié de choix. En effet, comme le sait, la pragmatique du discours de Watzlawick entend faire une place centrale aux effets pathologiques comme émancipatoires des paradoxes communicationnels.

Rappelons-nous ici un effet pathologique classique. Soit l’énoncé d’une épouse à son mari : « je veux que tu sois un homme ». Il s’agit d’une injonction paradoxale mais qui a l’effet d’une double contrainte (double bind), dans la mesure où le mari ne peut pas satisfaire aux conditions de satisfaction déterminées par le contenu de cet énoncé. En effet, pour être satisfait, ce contenu prescriptif requiert que le mari se comporte précisément « comme un homme ». Mais en même temps, comme il s’agit d’un ordre, le mari n’a le choix qu’entre obéir ou désobéir. S’il désobéit, eh bien il ne satisfait évidemment pas aux conditions requises. Mais s’il obéit, c’est-à-dire tâche de se comporter comme un homme, il échoue aussi, précisément parce qu’il ne fait que se soumettre à cet ordre, là où le contenu prescriptif lui demande justement de ne pas vivre dans la soumission.

Considérons maintenant un effet bénéfique de la communication paradoxale, dont le paradoxe chrétien pourrait être une variante. Rappelons-nous à ce propos l’exemple de l’insomniaque. Celui-ci cherche et veut à tout prix dormir, au point de finir par consulter et prendre des médicaments. Or, comme le souligne Watzlawick, son problème n’est pas le sommeil, mais le fait qu’il veut dormir, i.e. qu’il veut produire de lui-même quelque chose qui relève de la spontanéité du vivant ; en d’autres termes il s’applique à lui-même l’énoncé prescriptif « il faut que je dorme ». Aussi, si l’on souhaite enrayer la spirale infernale de l’insomniaque, il faut pouvoir recourir à une nouvelle injonction paradoxale, qui lui recommanderait par exemple de tout faire pour ne pas dormir (comme par exemple garder les yeux ouverts le plus longtemps possible). Ici le contenu paradoxal n’engendre pas une aliénation, mais une émancipation, i.e. la restructuration d’une situation devenue pathologique ou mortifère.

Dans le registre des injonctions paradoxales bénéfiques, on trouve toute une série d’affirmations chrétiennes, à commencer par l’énoncé prescriptif « il faut tendre l’autre joue » ou promissif « les premiers seront les derniers » (en réalité, la nature illocutoire de ce dernier énoncé est bien plus complexe et j’y reviens en conclusion).

Toutefois, comme on le sait, il ne faut pas pour autant édulcorer le kérygme chrétien non plus, comme s’il s’agissait d’une simple technique de développement personnel visant à améliorer ma santé mentale. Le kérygme chrétien a pour fonction de déstabiliser un système de représentations et de pratiques ou, pour le dire dans le vocabulaire de Watzlawick, de mettre en crise les prémisses de 3e degré qui sont le nôtres et qui constituent comme le socle de croyances évidentes et non-interrogées sur lesquelles repose notre vie quotidienne. Pour le dire dans le langage de l’analyse logique, la spécificité sémantique d’un contenu paradoxal, c’est que, du point de vue pragmatique, il prescrit des conditions qui ne peuvent être satisfaites ! Contrairement par exemple à des énoncés descriptifs tels que « il fait froid aujourd’hui » (énoncé satisfait s’il fait en réalité froid) ou prescriptifs comme « passe-moi le sel » (satisfait si le sel est passé).

Or, cette confrontation à des conditions sémantiques impossibles à satisfaire est le cœur du protestantisme. C’est à mon avis l’esprit même des énoncés prescriptifs de la Loi selon l’interprétation luthérienne classique. Le contenu prescriptif du décalogue, quand bien même il n’est pas en apparence de nature paradoxale, a toutefois pour fonction de poser des conditions impossibles à satisfaire : personne ne peut satisfaire à la Loi dans son intégralité.

D’un point de vue pragmatique, le contenu est ici générateur d’un épisode critique, où le sujet se trouve soudain expulsé de son ancien système de croyances sans nécessairement pouvoir disposer d’un nouveau. Tel est par exemple l’histoire d’Abraham, comme l’interprète le récit de Kierkegaard dans Crainte et tremblement (et vraisemblablement aussi de Job dans la Reprise). Le moment où Abraham quitte Sara dans le silence et la solitude, moment que K appelle « la suspension téléologique de l’éthique », représente en réalité l’entrée en crise des prémisses du 3e degré d’Abraham suite à l’énoncé prescriptif de Dieu. C’est en ce sens qu’il est le « chevalier de la foi », comme di K. Lorsque, par contre, Dieu intervient et donne par la suite à Abraham une descendance, il s’agit là de la sortie de crise et de l’entrée dans un nouveau système de pensée qui fera d’Abraham le père des croyants.

Venons-en à ma conclusion. Je tâcherai de rassembler mon propos et de l’articuler avec la question de la reconnaissance.

3. Conclusion sur Watzlawick et la théologie protestante : la question de la reconnaissance

Au sein d’une communication donnée, je puis à n’importe quel moment concentrer mon attention sur l’une ou l’autre couche de la communication. Je puis ainsi porter mon attention sur le sens du message, mais je puis aussi très bien me laisser porter par l’effet du message sur moi – comme je puis très bien ne considérer que le matériau dans lequel le message est encodé et essayer par exemple de l’encoder dans un autre support.

 

Ce faisant, il me semble que le protestantisme présuppose l’idée que la pragmatique du discours se déduit directement de sa sémantique, de sorte que l’un ne serait que l’envers de l’autre. Il suffit de penser encore une fois à l’Abraham de K. Dans Crainte et tremblement, K ne fait pas que dégager le sens de l’histoire d’Abraham. Son interprétation, qui déplie le contenu du message chrétien, est d’emblée chargée de lyrisme et ainsi d’une volonté de rendre au sens son efficace ou, mieux, de porter et prolonger l’efficacité du kérygme chrétien tel qu’il se manifeste dans ce texte.

Cette connexion entre la sémantique et la pragmatique au sein de la communication chrétienne me semble essentielle. Au 20e siècle l’apport de la pragmatique fut la bienvenue pour en quelque sorte sauver la signifiance du kérygme chrétien contre les attaques néopositivistes qui estimaient que le discours chrétien était dénué de sens ; c’est ainsi que la pragmatique permettait de mettre en lumière la force illocutoire du paradoxe chrétien visant à instaurer une crise de représentations individuelles plutôt que d’établir une vérité métaphysique.

Or, aujourd’hui j’ai l’impression que la situation intellectuelle a quelque peu changé et qu’il est au contraire urgent de souligner la dimension proprement sémantique du kérygme, c’est-à-dire le contenu de sens de l’évangile au détriment peut-être de ses effets, qu’ils soient critiques ou thérapeutiques.

Considérons encore un instant pour terminer un énoncé biblique comme celui de Mathieu : « les derniers seront les premiers et les premiers seront les derniers ». La relecture pragmatique des énoncés chrétiens nous a appris à voir dans cet énoncé une promesse ou un ordre, autrement dit des types d’énoncés qui n’ont rien à nous dire sur l’état du monde mais visent à agir sur l’interlocuteur d’une manière ou d’une autre. On peut ainsi reformuler l’énoncé de Mathieu de la manière suivante : « Mathieu ou l’évangile promet que les derniers seront les premiers » ou encore « Mathieu ou l’évangile me prescrit de me comporter autrement que je ne l’ai fait ».

Mais on peut-on réellement se contenter de dire que les énoncés bibliques ne font que çà, c’est- à-dire se contentent de me donner des conseils, des ordres ou faire des promesses ? je trouve pour ma part que c’est faire la part trop belle au néopositivisme de Carnap. Dans une veine herméneutique authentique, on peut aussi rappeler que cet énoncé, comme bien d’autres énoncés bibliques, possède aussi une force descriptive, mais non pas d’un état de fait empirique, vérifiable et répétable comme le sont les énoncés scientifiques. En réalité, l’énoncé de Mathieu, en me signifiant une promesse à venir comme une attitude à avoir, me donne toujours en même temps quelque chose à voir sur notre monde. De même que je puis désigner la planète Vénus comme l’étoile du matin ou l’étoile du soir et que, ce faisant, je ne signifie pas la même chose à propos de Vénus, de même ici Mathieu nous signifie aussi quelque chose sur la justice humaine et le mérite qui est différent de ce que d’autres discours peuvent en dire. Autrement dit, la force illocutoire de cet énoncé n’est pas que promissive ou prescriptive, mais elle est aussi bien d’une certaine manière descriptive, au sens où elle me donne à voir et à lire autrement une certaine réalité du monde.

Par conséquent, c’est en admettant que les énoncés bibliques me disent toujours quelque chose du monde que la connexion étroite entre la sémantique et la pragmatique du discours peut être sauvée. La puissance thérapeutique du discours chrétien réside précisément dans l’intelligence de son contenu qui vient éclairer le réel d’une manière originale. Les récits bibliques me mettent question et m’éclairent sur ma destinée parce que leur narration me donne à voir quelque chose à quoi je n’avais peut-être pas été attentif.

Si cette connexion de la pragmatique n’est pas maintenue, alors le discours chrétien me paraît condamner à sombrer dans la psychologisation ambiante de la religion, qui réduit la nature des énoncés religieux à leur seule force pragmatique, i.e. à l’effet qu’ils peuvent avoir sur mon bien- être personnel.

Enfin, last but not least, cette connexion me semble être au moins un des sens que l’on peut donner à l’idée de reconnaissance en contexte chrétien :

  1. La dimension affective et normative de la reconnaissance est représentée par la force illocutoire : le contenu de sens est ici agissant, i.e. qu’il me sollicite, me met en question ou me soutient dans l’existence.

  2. Mais la reconnaissance est toujours en même temps une certaine forme de « connaissance » ; c’est là la dimension proprement cognitive ou sémantique de la reconnaissance. En reconnaissant le message chrétien, je fais l’expérience d’un contenu de sens qui me donne à voir quelque chose à propos de quelque chose.
  3. 3. Faute de pouvoir être au contact de ce noyau cognitif, la reconnaissance disparaît au profit d’une contagion émotionnelle où le sujet se reconnaît lui-même dans l’évangile plutôt qu’il ne se reconnaît à la lumière de l’évangile.

Il me semble que c’est précisément ce type de reconnaissance que l’herméneutique de Bultmann avait en vue avec sa notion de compréhension. A l’action de la Parole répond une réaction qui est toujours en même temps une compréhension et interprétation du sens de cette action de la Parole.