Résonance
Séminaire de philosophie du 18 janvier 2020
Introduction
Hartmut
Rosa (1965) est philosophe et sociologue. Il est considéré actuellement comme l’héritier
le plus représentatif de l’Ecole de Francfort. Cette école, dont le courant de
pensée est connu sous le nom de Théorie critique, a vu le jour à l’Institut de
recherche sociale à Francfort dès 1923. Son fondateur est Marc Horkheimer. À
partir du marxisme et de la philosophie des lumières la philosophie se devait
d’être, selon c’est école, au service d’une critique du capitalisme. D’où son
appellation de Théorie critique. Théodore Adorno fut le compagnon d’Horkheimer
au début de cette école, dont les représentants les plus connus sont Walter
Benjamin, Erich Fromm, Herbert Marcuse et plus récemment Jürgen Habermas et
Axel Honneth.
Hartmut
Rosa est professeur à l’université Friedrich Schiller à Iéna où il dirige le
Centre d’études « Sociétés de la poste croissance » (cf note 8, p.
467). Il est en outre directeur du Collège Max Weber à Erfurt. Hartmut Rosa se
réfère à la phénoménologie de Heidegger, Merleau-Ponty, Bernhard Waldenfels
entre autres.
Le
projet de H. Rosa, avec Résonance, est de poser les bases d’une sociologie
de la relation au monde. Ce faisant il entend renouveler la Théorie
critique, autrement dit d’apporter sa contribution à l’effort de penser un
monde par-delà les contraintes aveugles de croissance et d’accélération. Son souci,
à la suite d’Habermas et de Honneth, est en outre de rompre avec une tradition
marquée par un pessimisme parfois radical quant au devenir de notre société
moderne. A partir du constat que la modernité est à bien des égards « désaccordée »,
le concept de résonance veut étayer la croyance qu’une autre relation au monde
est possible. L’idée de résonance s’oppose ainsi à l’aliénation et à la
réification.
Avec
Résonance, Rosa tente d’élaborer un concept analysateur
positif, à partir de la question « qu’est-ce qu’une vie bonne ? »,
« qu’est-ce qu’une vie réussie ? » Il entend le faire en échappant à
toute vision essentialiste morale ou religieuse (démarche pas sans analogie
avec celle d’Avishaï Margalit : Une société décente, ou avec le
concept de Convivialité cher à Ivan Ilitch). Comme dans son travail sur
l’accélération, le projet de H. Rosa est bien plutôt de partir de l’expérience
de la vie des gens, poser des questions qui … « résonnent » avec la vie des
gens. De ce point de vue, il suffit de parcourir les sondages effectués
régulièrement sur le degré de bonheur des gens pour s’apercevoir que le niveau
de satisfaction est pratiquement toujours lié à l’état des ressources
(matérielles, financières, culturelles, formation, naturelles) susceptibles
d’être acquises ou maintenues. Il est très rare que la qualité relationnelle
occupe la première place. Pour Rosa, cette situation tient à quatre facteurs :
1° La société issue des Lumières offre un horizon éthique ouvert. 2° La
privatisation du bien s’est imposée comme une évidence. 3° Notre société repose
sur le principe de stabilisation dynamique (croissance comme seul mode de
reproduction de la société). 4° La concurrence et la compétition président
largement aux modes d’allocation des ressources. Ces quatre facteurs
aboutissent fatalement à la concentration sur l’état des ressources lorsqu’il
s’agit de poser les bases d’une vie bonne.
Or,
la conviction centrale de l’auteur est que la qualité de la vie humaine
tient à la qualité de la relation au monde (page 36). Par rapport à ce qui
permet une vie bonne, l’attention sera ainsi portée non pas prioritairement sur
l’individu et ses choix, ses ressources ou ses qualités, ni prioritairement sur
les potentialités du monde environnant, mais sur la relation. Ce choix, sans
renoncer au binôme sujet-monde, permet le dépassement de la contradiction
apparemment insurmontable opposant une théorie partant du sujet pour envisager
le monde comme construit et la théorie inverse partant du monde comme réalité
donnée pour envisager le sujet comme son résultat ou son émanation. Dans cette
perspective le sujet ne se situe pas face au monde, pas plus qu’il n’en est le
simple produit, mais dans une relation au monde.
Dans
ce sens, H. Rosa parle d’une absolutisation de la relation. Mais
attention ! : A aucun moment la résonance est présentée comme une
doctrine de salut ! Absolutisations de la relation, oui, mais en aucun cas
absolutisation de la résonance ! Il est en effet essentiel de conserver sa pleine
valeur à la distanciation réifiante qui permet la liberté, la différenciation
(cf le rôle positif de l’argent chez Georg Simmel), et sur laquelle se fonde entre
autres la démarche scientifique. En outre, il est tout aussi essentiel d’affirmer
le droit à refuser la résonance. Par exemple lorsqu’il s’agirait de
l’invitation à rejoindre un cercle de résonance basé sur la discrimination d’un
groupe social. Résonance ne se confond jamais avec relation fusionnelle ou simple
écho. Il faut noter également que l’auteur fait délibérément le choix de donner
au concept de résonance un contenu positif. Il refuse par exemple de considérer
des relations de violence ou de dépendance perverse comme autre chose que des
tentatives désespérées d’établir une relation de résonance. Dans de tels cas il
manque une dimension de vulnérabilité. Il s’agit davantage d’une inversion de
situation d’impuissance que d’une ouverture à un rapport responsif. La
résonance comporte toujours une dimension de dialogue, d’interpellation
réciproque (156)
Dans
Accélération, H. Rosa se concentrait sur les motifs temporels qui
gouvernent la vie dans notre société de la modernité tardive. Il a montré que
la logique d’accélération est liée à l’essence même de la modernité et touche tous
les aspects de la vie. Il a mis en évidence l’importance d’une prise en compte
de l’accélération pour une réflexion critique sur notre société. Son souci
était également de réhabiliter le concept d’aliénation, cher à l’Ecole de
Francfort mais abandonné par ses derniers représentants comme J. Habermas ou A.
Honneth. Si la vie bonne est une vie non aliénée, comment définir
celle-ci ? La recherche de Rosa consiste non pas à définir la vision d’une
vie qui serait exempte d’aliénation, mais à identifier des moments d’expérience
humaine non aliénée. Ceux-ci sont en effet susceptibles de fournir les bases d’une
élaboration des critères d’une vie bonne. Dans les dernières lignes d’Accélération,
cette vie bonne est envisagée comme une vie riche d’expériences
multidimensionnelles de résonance. La résonance constitue déjà l’opposé de
l’aliénation.
Résonance se situe dans le prolongement d’Accélération, tout en apportant une
réponse à ceux et celles qui ont voulu trop rapidement faire de H. Rosa un
apôtre de la décélération. Or selon l’auteur (c’est la thèse centrale de son
ouvrage), la réponse à l’accélération (ou sa solution en tant que problème
majeur de notre société) n’est pas la décélération mais la résonance.
Le
concept de résonance s’avère difficile à saisir. Rosa l’admet lui-même : l’« indisponibilité
foncière de la résonance implique qu’on ne peut jamais la saisir complètement
sur le plan théorique. Ce concept s’assèche ou nous échappe dès qu’on essaye de
le fixer philosophiquement. Mais parce que la résonance décrit aussi la réalité
d’une expérience immédiate, son concept exerce malgré tout une force de
fascination singulière. Les éléments de résonance et les expériences
d’aliénation forment les deux pôles et les deux sources motrices de notre
être-au-monde quotidien. » (527)
Une
difficulté vient en outre du fait que si la résonance est définie comme une
qualité de la relation au monde, cela en fait un phénomène subjectif relevant à
la limite plutôt de la psychologie. Or, H. Rosa prétend bien se placer du point
de vue de la sociologie. Les facteurs propices à notre appropriation du monde
ne sont jamais déterminés par des choix purement individuels mais médiatisés
par des modèles socioéconomiques et socioculturels.
En
raison de la complexité du concept de résonance, H. Rosa recourt à une vaste palette
de langages. « Ce n’est pas un hasard, dit-il, si la résonance est une
métaphore musicale. La musique est le médium qui peut exprimer immédiatement,
sans projection ni médiation cognitive, les modes, transformations et
intensités de la relation au monde. Elle permet, comme l’amour, à des sujets
humains « d’être chez soi dans l’Autre », autrement dit de nouer une
« pure » relation de résonance » (p. 178). H. Rosa aura souvent
l’occasion de recourir à des métaphores empruntées au monde musical ou
poétique.
Des
plus basiques aux plus élaborées, les formes de la relation au monde sont
extrêmement diverses. L’auteur va en explorer un large spectre, des plus
élémentaires touchant notre corporalité jusqu’aux rapports affectifs et
cognitifs complexes qui constituent la vie sociale.
Dans
une première partie, il examine les éléments fondamentaux (corporels,
neurophysiologiques, psychologiques) des relations humaines au monde. Il garde
à ne pas perdre de vue que si ces éléments fondamentaux sont en grande partie
pré cognitifs, ils ne sont jamais présociaux, dans le sens où les
prédispositions de l’être humain à la relation ne se développent jamais
indépendamment d’un milieu social déterminé. « La compréhension corporelle
de soi et la relation corporelle au monde ne sont pas l’affaire d’un sujet et
d’un monde objectif donné : elles sont socialement formées jusqu’au fond de
l’intériorité » (124). « Le devenir-sujet s'accomplit ainsi dans un
champ de résonance dense et interactif, à partir duquel s'opère l'intégration
sociale dans le monde et se développe la capacité langagière et émotionnelle
(p. 173).
Suivant
en cela le « principe dialogique » de Martin Buber, Rosa revient à de
multiples reprises sur le postulat de base selon lequel l’homme est créé en
vue d’un Tu et se définit dans son essence par sa capacité et son besoin de
résonance. Il cite entre autres ces mots de M. Buber : « C’est
l’instinct de la relation qui est primaire ; […] Au commencement est la
Relation qui est une catégorie de l’Être, une disposition d’accueil, un
contenant, un moule psychique ; c’est l’a priori de la relation, le
Tu inné (La vie en dialogue, p. 24) » (p. 298).
La
relation humaine au monde étant d’abord corporelle, l’analyse s’intéresse aux
différentes façons dont le corps et le monde s’entretissent dès l’aube de la
vie. Dans les premiers chapitres, l’interrogation porte sur le rôle du corps
comme instrument, médium, objet et élément de la relation au monde (à la fois
« je suis mon corps » et « j’ai un corps »). Il s’agit de
prendre en considération le fait que notre rapport avec notre propre corps est
déjà un rapport de résonance susceptible de connaître divers blocages ou
pathologies. Il y a tout lieu de supposer qu’un rapport à soi empreint d’une
sensibilité à la résonance est la condition essentielle pour un rapport au
monde réussi (résonant). Autrement dit, la perspective et d’appliquer cette
primordialité de la relation à tous les aspects de l’être humain, y compris
dans son fonctionnement interne. Ainsi le cerveau est envisagé non seulement en
tant qu’organe produisant des images ou traitant des informations, mais
explicitement comme un « organe de résonance » (Thomas Fuchs, p. 87).
Sont
ensuite abordés les aspects émotionnels évaluatifs et cognitifs de notre
relation au monde. Les formes fondamentales d’expériences du monde accompagnant
l’émergence de la subjectivité sont largement tributaires de sensations comme
l’attraction ou la répulsion, de sentiments comme la peur ou le désir,
d’auto-efficacité ou de vulnérabilité.
Fondamentalement,
le fragment de monde avec lequel je suis en contact peux me parler ou ne pas me
parler. Lorsqu’une chose ne nous dit rien, cela peut exprimer non seulement une
absence de relations mais aussi une certaine répulsion (ça ne me dit rien). Les
relations au monde sont donc toujours telles qu’elles nous font apparaître un
fragment de monde parlant ou muet, sécurisant ou dangereux, accueillant ou
hostile, attractif ou répulsif.
Pour
réunir les conditions d’une relation de résonance, il est nécessaire que le
sujet et le fragment de monde considéré aient tous deux une certaine
consistance, des frontières suffisamment définies, tout en offrant cependant
une certaine perméabilité. Ainsi, il y a échec de la relation si le sujet est
trop fermé, rigide, imperméable au point d’être incapable de se laisser toucher,
affecter par le monde (ce que Charles Taylor désigne par le « moi-tampon »).
Mais l’échec peut aussi provenir d’un sujet trop ouvert, au point d’être
inconsistant, incapable de parler de sa propre voix, à l’image d’un buvard se
limitant à absorber et se colorer du monde environnant. Dans l’autre sens, il y
a échec de la relation si, de son côté, le monde est soit trop rigide et
résistant à toute tentative de transformation, soit trop inconsistant ou anomique.
L’auteur
relève que : « la peur et le désir ne peuvent se comprendre comme des
ressorts fondamentaux et des modes d’être existentiels qu’à la condition d’y
voir respectivement une peur de l’aliénation - c’est-à-dire la peur de perdre
toute relation avec un monde devenu silencieux ou hostile - et un désir de
résonance » (p. 130).
S’inspirant
du psychanalyste Fritz Riemann, l’auteur propose de considérer quatre formes
élémentaires de peur et de les situer aux extrémités de deux axes. L’un des
axes est celui du lien, allant d’un pôle de lien fort à celui d’un lien faible.
Le second axe est celui de l’ordre, avec à l’une des extrémités un ordre fort
et à l’autre un ordre faible. Sur l’axe du lien, la peur induite par le pôle
faible est la peur de l’isolement, de la solitude conduisant à un moi figé.
Au contraire, la peur inhérente au pôle fort de l’axe du lien est la peur de la
dissolution dans le lien conduisant à un moi sans contours. Sur l’axe de
l’ordre, la peur en rapport avec un excès d’ordre et de prescription est la
peur d’un monde figé. La peur en rapport avec une absence d’ordre et de
règles est la peur d’un monde sans contours. Selon Rosa, la possibilité
d’une relation résonnante au monde se situe dans la zone de croisement de ces
deux axes, c’est-à-dire à distance qui préserve de ces quatre formes
fondamentales de peurs, toutes synonymes d’un rapport muet avec le monde (figure
p. 131).
Dans
ces premiers chapitres, l’auteur va en quelque sorte réunir les ingrédients
nécessaires pour que l’on puisse parler véritablement de relation de résonance
entre le sujet et le fragment de monde qui le concerne. Ainsi après avoir parlé
de désir de peur, il sera question de la conjonction d’énergies attractives et
d’énergies répulsives, de processus d’auto-interprétation ou de cartes cognitivo-évaluatives.
Enfin, il est question de ce qui est appelé évaluation forte. Cette notion
d’évaluations fortes (empruntée à Charles Taylor) est importante car celles-ci
sont garantes d’une certaine intensité de relation. Elles désignent ce qui nous
importe vraiment, ce qui est important de faire à la différence d’une simple
envie.
La
résonance est encore indissociable de la capacité d’empathie, celle-ci
s’avérant de plus en plus clairement comme une composante centrale de tout
processus d’apprentissage, dès les premiers instants de la vie. A l’opposé,
l’aliénation va de pair avec l’absence d’empathie.
Le
chapitre quatre, qui clôt la première partie, aboutit à une définition de la
résonance et de l’aliénation.
« La
résonance est une forme de relation au monde associant af-fection et é-motion,
intérêt propre et sentiment d'efficacité personnelle, dans laquelle le sujet et
le monde se touchent et se transforment mutuellement.
La
résonance n'est pas une relation d'écho, mais une relation de réponse ; elle
présuppose que les deux côtés parlent de leur propre voix, ce qui n'est
possible que lorsque des évaluations fortes sont en jeu. La résonance implique
un élément d'indisponibilité fondamentale.
Les
relations de résonance présupposent que le sujet et le monde sont suffisamment
« fermés », ou consistants, afin de pouvoir parler de leur propre voix, et
suffisamment ouverts afin de se laisser affecter et atteindre.
La
résonance n'est pas un état émotionnel mais un mode de relation. Celui-ci est
indépendant du contenu émotionnel ».
L'aliénation désigne une forme spécifique de relation au monde dans laquelle le
sujet et le monde sont indifférents ou hostiles (répulsifs) l'un à l'autre et
donc déconnectés. C'est pourquoi l'aliénation peut être également définie comme
une relation sans relation (Rahel Jaeggi).
L'aliénation
définit un état dans lequel I'« assimilation du monde» échoue, de sorte que
celui-ci apparaît toujours froid, figé, repoussant et non responsif. Ainsi, la
résonance est l'« autre » de l'aliénation - son concept opposé.
La
dépression et le burn-out désignent un état dans lequel tous les axes de
résonance sont devenus muets et sourds. On « a » une famille, un travail, une
vie associative, une religion, etc., mais ils «ne nous disent » plus rien :
il ne se produit plus aucun contact, le sujet n'est plus affecté et ne fait
plus aucune expérience d'auto-efficacité. Le monde et le sujet apparaissent
l'un comme l'autre pâles, morts et vides.
La
résonance ne doit pas être confondue avec la consonance ou l’harmonie de même
que la dissonance n’est pas en elle-même synonyme d’aliénation. La sensibilité
à la résonance implique toujours une sensibilité à l’aliénation. Il faut
d’abord qu’ait été ressentie l’aliénation afin que puissent se former des
relations résonantes. Ainsi, la capacité de résonance et la sensibilité à
l’aliénation s’engendrent et se renforcent mutuellement et le degré de
fluidification de la relation résonnante se mesure à l’aune de l’expérience de
répulsion et de la souffrance causée par l’indifférence (p. 215). En ce sens,
il y a un rapport dialectique entre la résonance et l’aliénation. L’étape
consistant à reconnaître l’échec d’une relation non-résonante (aliénée) au
monde permet seule un retour au paradigme que représentent les expériences de
relations résonantes au monde. A la question de savoir ce qui nourrit l’espoir
de voir les relations de résonances l’emporter finalement sur l’aliénation,
Rosa répond que « Toute expérience de résonance, dit Rosa, possède un
« excédent » laissant entrevoir la possibilité d’une autre forme de
relation au monde » (p. 512).
Rosa cite également l’adage attribué communément à Antoine de Saint-Exupéry :
« Si tu veux construire un bateau, ne commence pas par battre le rappel,
commander à tes hommes d'aller chercher du bois, distribuer les tâches et
diviser le travail, mais éveille en eux le désir de la mer infinie »
(p.509).
Dans
une deuxième partie, l’auteur examine comment la relation au monde se
développe et se structure autour d’axes de résonance, et au sein de sphère
de résonance plus ou moins propices à une expérience positive de relation.
Il distingue les axes de résonance s’inscrivant dans une dimension
horizontale, touchant les relations sociales telles que la famille,
l’amitié, la vie associative ou politique. Une dimension diagonale
concerne les relations au monde matériel, comme ce qui nous relie aux objets du
quotidien. Enfin, une dimension verticale, concerne les expériences de
relation où le monde se présente au travers de ce qui transcende l’individu,
comme la nature, l’art, l’histoire ou la religion. Toute société se définit en
proposant des espaces au sein desquels les individus peuvent découvrir et
élaborer, avec plus ou moins de succès, ces axes de résonance. Ces espaces,
appelés sphères de résonance, tels qu’ils se présentent dans notre
société de la modernité tardive, sont l’objet de l’approche critique de H.
Rosa. L’examen des sphères de résonance spécifiques de la modernité tardive constitue
la partie centrale de l’ouvrage (pp. 223-353).
Une
troisième partie est consacrée à une relecture de l’histoire de la
modernité au travers du prisme de la théorie de la résonance. Y domine la
grande peur d’un rapport de plus en plus muet avec le monde. Au cours de ce
parcours, littéraire, philosophique et sociologique, la modernité apparaît certes
comme l’histoire d’une catastrophe de la résonance mais aussi comme l’histoire
d’une sensibilité accrue à la résonance.
Le
parcours sociologique paraît d’un intérêt particulier.
Pour
Karl Marx, l’absence de résonance des relations au monde est le point de
départ de sa pensée. Pour lui, la modernité capitaliste engendre une pathologie
de la relation au monde. Il est le premier à lier la qualité des relations au
monde aux conditions sociales et aux rapports sociaux dominants. L’extériorisation
du travail est une notion clé au sens où le travailleur devient extérieur à
lui-même. Le travail n’est plus en rapport avec besoin mais avec l’augmentation
du capital investi par un autre. Les marchandises étant devenues extérieures à
l’homme (d’autant plus lorsqu’on crée à dessein des besoins artificiels), il
devient nécessaire de faire miroiter la promesse illusoire de résonance liée à
l’achat d’un produit.
Georg
Lukacs, de son côté, met en évidence le processus
de réification : les relations vivantes des êtres humains entre eux, à la
nature, au corps deviennent des relations muettes et instrumentales. Pour Lukacs
la marchandise devient la forme qui domine et exerce une influence décisive sur
toutes les manifestations de la vie. Le sujet moderne devient le spectateur
impuissant de tout ce qui arrive à sa propre existence, parcelle isolée et
intégrée à un système étranger. L’effet est de rendre le sujet indifférent à sa
propre vie et à celle des autres.
Max
Weber pour sa part met en évidence le processus de
rationalisation visant à rendre le monde maîtrisable, compréhensible,
calculable, prévisible. Ce processus conduit au fameux désenchantement du
monde. Comme on le sait, Max Weber discerne dans l’esprit du protestantisme
une des racines de cette évolution. L’accomplissement scrupuleux de l’agir
professionnel, méthodiquement rationnalisé, devient un agir efficace sur
le monde plutôt qu’une occasion de communier avec les ressources de ce
monde. Dans cette perspective Max Weber en arrive à décrire un monde sur lequel
est jetée comme une couche de givre, ou encore un monde transformé en cage
d’acier.
Georg
Simmel s’intéresse lui aussi à l’anonymisation des
échanges, notamment par la monétarisation et la distance de plus en grande
entretenue avec les choses. Ce phénomène conduit à une perte de la résonance
exprimée par le terme de blasement. Pour Simmel, l’argent rend la
vie grise. Le pouvoir nivelant de l’argent s’opère au détriment de
l’affectivité. Lui aussi souligne l’extériorisation du monde tendant à rendre
impossible son assimilation.
Pour
Émile Durkheim, le mot clé sera disjonction. Ce que Simmel appelle
aversion latente, Durkheim le nomme anomie. C’est pour lui une relation sans
relation, une déconnexion entre les sujets de la société moderne dominée
par l’individualisme.
Erich
Fromm, va mettre en évidence l’angoisse de la
déconnexion. L’expérience de la séparation et de la solitude constitue pour
lui la plus angoissante. Si pour Fromm, la modernité est une chance car elle
permet à l’individu de se différencier, la société individualiste qui réduit
les objets et les êtres à leur fonction, augmente « l’insupportable état
d’impuissance et de solitude ».
Herbert
Marcuse, dans son ouvrage intitulé l’homme
unidimensionnel, décrit le rapport antagonique au monde (un sujet contre
un objet). Ce rapport est vu comme une forme d’aliénation. Le caractère
répressif de la société capitaliste, par la marchandisation de tout, finit par
passer inaperçu. La catastrophe de résonance passe inaperçue, derrière le dos
des acteurs. L’aliénation devient une « seconde nature ». La
société unidimensionnelle finit par apparaître comme l’ordre naturel du
monde, sa seule forme possible d’existence. En cela, Marcuse et plus pessimiste
que Fromm.
Pour
Théodore Adorno, la destruction de la résonance n’est pas un corollaire
de la modernité mais son programme même. La résonance est incompatible avec
l’idée de domination intellectuelle, technique, morale et économique du monde.
L’industrie culturelle elle-même devient au service de l’insensibilisation par
la production de simulacres de résonance. Adorno désigne cette absence de
relation par l’expression « froideur bourgeoise », principe
fondamental sans lequel Auschwitz n’aurait pas pu avoir lieu. Adorno représente
un pessimisme extrême où la modernité s’identifie à une catastrophe de
réification. Les dernières générations de la Théorie critique s’en démarquent.
Jürgen
Habermas, en cohérence avec cette tradition de pensée,
appréhende la catastrophe moderne de résonance comme silence
communicationnel du monde. Moins pessimiste que ses prédécesseurs, il
décèle dans la modernité un processus d’accroissement de la sensibilité et de
l’aptitude résonante, ce qui inspire sa théorie de l’agir communicationnel
et ce qu’il nomme l’intercompréhension collective. Rosa émet quelques
critiques à propos de la théorie d’Habermas. Il relève en particulier que la
résonance dont parle Habermas ne concerne que l’intersubjectivité humaine. En
outre il déplore la conception strictement cognitiviste de cette approche de la
résonance. Ces remarques conduisent Rosa à émettre quelques doutes sur la
potentialité de relations résonnantes dont serait porteuse la théorie
d’Habermas. Celle-ci pourrait peut-être même être suspectée, selon Rosa, de
renforcer le caractère froid et muet de la relation au monde.
Axel
Honneth aborde le lien social fondé sur des
rapports de reconnaissance, corrélés à des impulsions émotionnelles et
physiques. La relation positive à soi-même et au monde va de pair avec
l’expérience du regard positif, approbateur et encourageant des autres. C’est
ce qui permet au sujet d’avoir accès à la confiance en soi (fruit de
l’expérience de l’amour), au respect de soi (fruit de la reconnaissance
juridique) et à l’estime de soi (fruit de l’expérience de la solidarité).
Ces conditions favorables s’opposent à la situation de mépris. Dans ce sens,
les différentes formes de réification s’identifient à des formes d’oubli de
reconnaissance. Rosa fait remarquer que dans la modernité les conditions
mêmes de la reconnaissance sont menacées, ce qui conduit Axel Honneth à parler
d’emblée d’une « lutte pour la reconnaissance ». Or, pour Rosa, la
lutte appartient à la sphère de la répulsion et n’est pas un médium de
résonance. En outre, Honneth sous-estime combien l’aspiration à la reconnaissance
est sapée par des tendances lourdes de la modernité qui font que l’individu est
contraint à des boucles d’optimisations impitoyables et sans fin. La lutte pour
la reconnaissance est consubstantiellement liée à la lutte pour l’extension de
l’accès au monde et menée comme telle. Plus la lutte pour la reconnaissance se
durcit et se généralise, plus les perspectives de relations résonnantes au
monde s’amenuisent car la résonance ne peut faire l’objet d’aucune lutte ou
revendication.
La
dernière partie se propose de poser les bases d’une théorie critique de
la relation au monde. Le concept de résonance se révèle comme non seulement
descriptif, au sens où il décrit notre forme première de relation au monde et à
la vie, mais aussi comme normatif, au sens où il constitue un critère d’évaluation
de la société, selon que celle-ci favorise ou non des relations de résonance
gages d’une vie bonne. Il s’agit d’examiner quelles sont les conditions
sociales de la réussite ou de l’échec d’une relation au monde réussie. Les
facteurs contextuels, culturels et institutionnels sont abordés dans cette
perspective. Cette dernière partie permet à H. Rosa d’aborder des thèmes qui
lui sont chers et qu’il a déjà développé dans sa réflexion consacrée à
l’accélération : comment, compte tenu du principe de stabilisation
dynamique à l’œuvre dans la modernité, esquisser les traits d’une société de la
post-croissance.
« Parce
qu'elle est axée sur une maîtrise réifiante, la visée moderne d'efficacité personnelle
intégrée dans l'ordre institutionnel s'immunise à la fois contre l'axe de
résonance horizontal de la construction démocratique [crise politique], contre
l'axe vertical de la rencontre avec la nature [crise écologique] et contre
l'axe diagonal du travail résonant [crise psychologique] : la relation
institutionnalisée au monde, dans la modernité tardive, produit ainsi une
gigantesque crise de résonance qui est à l'origine des différentes crises
contemporaines (p. 488).
« La vie bonne est plus que la
somme des moments de bonheur qu'elle a rendus possibles (ou que la minimisation
des expériences de malheur) : elle est le résultat d'une relation au monde
caractérisée par l'instauration et le maintien d'axes de résonance stables,
grâce auxquels les sujets peuvent se sentir portés et protégés dans un monde
accueillant et responsif » (40).
L’accélération
conduit à une vision quantitative d’une vie accomplie (utilitarisme). H. Rosa y
voit une réponse à la finitude de la vie humaine et à l’angoisse de la mort.
L’accélération devient littéralement l’équivalent d’une promesse d’éternité, en
faisant croire qu’en allant plus vite, les gens vont augmenter sans cesse
l’accès au monde et aux ressources de toutes sortes. Or, cette augmentation
exponentielle permise par l’accélération technique est sans commune mesure avec
l’augmentation de ce que l’individu est réellement capable d’en vivre.
L’accélération ne fait donc que creuser le déficit de ce rapport entre
l’appétit démesuré d’expériences à consommer et une frustration dramatique. Or,
si la vision d’une vie régie par cette dynamique pointe une direction
diamétralement opposée à tout ce qui caractérise une relation de résonance, il
est toutefois très difficile de la faire apparaître comme telle car elle ne dit
pas son nom. Elle se présente comme « naturelle » et est
soigneusement entretenue par les impératifs de la stabilisation dynamique. Pour
démasquer ce mensonge, il est nécessaire de pouvoir envisager qu’un autre mode
relationnel est possible, que l’être humain est même conçu exactement pour
cela. Selon H. Rosa, la tâche de la Théorie critique aujourd’hui est donc de
concevoir un mode d’existence non réifié, capable d’inclure les perspectives
positives qui ne sont qu’esquissées dans le travail des penseurs de cette
tradition (l’« aura » chez Walter Benjamin, le « charisme »
chez Max Weber, le « rapport érotique » au monde chez Herbert
Marcuse, la « mimésis » chez Théodore Adorno, l’amour chez Erich
Fromm et la promesse de liberté qui hante au fond chacun de ces philosophes
sociologues). Le concept de résonance comme critère d’une vie bonne développé
par H. Rosa se propose d’aller dans ce sens.
Les
mots concluant l’ouvrage conviennent tout à fait pour la conclusion de cette
présentation :
« Il n'est pas trop tard pour commencer aujourd'hui à œuvrer à la qualité
de notre relation au monde - à la fois individuellement et ensemble,
politiquement. Un monde meilleur est possible, un monde où il ne s'agit plus
avant tout de disposer d'autrui mais de l'entendre et de lui répondre »
(p. 527).
Pierre-André
Pouly