Alliances et communication

Version revue suite à la discussion qui a suivi mon exposé du 09.03.2019 à Crêt-Bérard

1. Alliances : modèles et types

1.1 On a généralement dans la tête le modèle suivant lorsqu'il est question d'alliance. Au Moyen-Age occidental,  un seigneur promettait protection à ses sujets lesquels lui promettaient de payer les impôts qui lui permettront d'entretenir son armée avec laquelle il protégerait ses sujets. Les deux partenaires, l'un supérieur à l'autre, trouvaient un avantage à passer une alliance. L'alliance impliquait alors la reconnaissance de la valeur de l'autre et la réciprocité de cette reconnaissance. Sur cette base sont en général pensées aussi bien les alliances commerciales, les alliances politiques que le mariage. Je devrais plutôt dire : « étaient pensées »... puisque le mariage n'est plus tellement accepté comme une alliance de ce type. Tiens ! Il y a des exceptions... c'est dire que la notion d'alliance n'est peut-être pas aussi simple et univoque qu'il y paraît au premier abord !

1.2 Si on va regarder dans la Bible, on s'aperçoit qu'il existe quatre types différents d'alliance dans l'AT. Ces alliances peuvent être aussi bien profanes que sacrées : 1. certaines alliances sont déclarée unilatéralement par l'un des partenaire, 2. d'autres alliances sont unilatéralement déclarées, mais sont complétées en un second temps par des devoirs du récipiendaire à l'égard de l'initiateur de l'alliance ; 3. d'autres alliances – profanes – sont conclues d'un commun accord ; enfin 4. il y a des alliances conclues entre deux partenaires égaux sous l'influence d'une troisième personne. Ces quatre type d'alliances peuvent être réparties en deux classes : dans la première classe, l'alliance est proposée unilatéralement par l'un des partenaires, dans la seconde, il y a réciprocité des devoirs.

L'alliance « théologique » que l'on peut qualifier d'unilatérale est celle conclue par Dieu avec Abraham. La promesse faite à Abraham qu'il recevrait un pays et une nombreuse descendance n'exige aucun préalable, ni rien en retour, sinon la confiance faite à la promesse, qui constitue la base de cette alliance unilatérale. Elle est marquée par un signe : la circoncision. Elle exige d'Abraham qu'il fasse confiance à Dieu, mais Dieu n'en retire aucun bénéfice.
Les deux autres grandes alliances « théologiques » que l'on rencontre dans l'AT appartiennent à la 2e classe, incluant offre unilatérale et réciprocité. Ces deux alliances sont celle passée en Noé avec l'humanité entière et même avec l'ensemble de la nature et celle passée en Moïse avec le peuple d'Israël. L'alliance noachique (Gn 9) est la promesse qu'il n'y aura jamais plus de déluge à condition que l'humanité ne mange pas de chair avec son sang et que les humains ne s'entretuent pas. L'alliance mosaïque (Exode 19-20) est constituée d'abord par le geste de Dieu qui a élu les pères puis a libéré son peuple, ensuite par les commandements que le peuple d'Israël doit observer pour préserver la liberté reçue. Cette alliance mosaïque est renouvelée de manière très particulière avec le personnage de David (Ps 89,20ss.) (à moins que ce soit l'alliance davidique qui soit historiquement le modèle de l'alliance prétendument mosaïque?)

L'échec de ces alliances « réciproques » dû au fait que l'humanité et surtout le peuple sont incapables de remplir les devoirs liés à ces alliances fait que les prophètes et en particulier Jérémie attendent une nouvelle alliance. Celle-ci aura cette particularité de voir les exigences liées à l'alliance et en particulier l'exigence de « connaître Dieu » inscrites dans le coeur des Israélites.

Dans le Nouveau Testament, l'alliance est moins présente qu'on pourrait le penser pour dire ce que Dieu est venu offrir à l'humanité en Jésus. La coupe de La Cène est liée chez Paul et chez Luc à la nouvelle alliance. Le lien avec l'ancienne alliance est double. Il y a la nouvelle alliance de Jérémie 31 mais aussi le sang de l'alliance par laquelle Moïse asperge le peuple (Ex 24,8). Paul utilise la symbolique de l'alliance nouvelle pour parler du tournant qui a eu lieu en Jésus-Christ par rapport à l'alliance en Moïse (Galates 3-4 ; II Corinthiens 3). Dorénavant, c'est la foi et non le respect de la loi qui permet de recevoir l'alliance nouvelle qui n'est plus une alliance écrite avec des lettres dans la pierre, mais par l'Esprit dans les coeurs.  Il en va encore ainsi de l'épître aux Hébreux : Jésus en tant que grand prêtre définitif est le médiateur de l'alliance nouvelle promise en Jér 31 (cf, 7,1 – 10,18 ; plus spécifiquement : 8,8-12).

A chaque fois cette alliance nouvelle est offerte unilatéralement et n'exige aucune contrepartie sinon la confiance en la promesse qu'elle représente pour être valable. Comme Paul l'avait bien vu, on a un retour à une alliance de type abrahamique. A noter que cette nouvelle alliance n'est pas l'accomplissement de la nouvelle alliance annoncée par Jérémie, car ce n'est pas la loi de Dieu qui est inscrite dans les coeurs, mais la foi qui est suscitée par l'Esprit et permet de vivre de la promesse divine.

1.3 Dans l'histoire du christianisme, l'alliance a fait fortune à plusieurs reprises. Vous avez peut-être comme moi connu ce barthisme popularisé devenu une théologie de l'alliance sous l'influence d'une importance énorme accordée à l'histoire du salut en suivant en particulier le schéma lucanien d'un Jésus, milieu de l'histoire. Ce schéma fait écho aux théologies de l'alliance (Foedaltheologien) qui apparaissent aux XVIIe-XVIIIe siècle dans le monde calviniste. Elles rétablissent une symétrie entre Dieu et les humains au nom du troisième usage de la loi et des devoirs éthiques liés à la sanctification. Une analogie est alors faite entre l'alliance offerte en Jésus-Christ à laquelle doivent répondre les oeuvres de la foi et les « covenants » ou pactes collectifs que l'on rencontre chez les réformés d'Allemagne du Nord et de Hollande ainsi que surtout en Ecosse et aux Etats-Unis. Certains voient dans ces pactes collectifs de droit civil les ancêtres des droits de l'homme. On a par ailleurs  remarqué que la Bible compte des alliances successives, ; on les a dès lors organisées en une progression au sein de l'histoire du salut. Ce sont là les prémices des théologies et philosophies de l'histoire. Enfin l'alliance est devenue, dans ce cadre,  décisive pour concevoir la théologie du mariage et pour penser l'ecclésiologie.

1.4 Quelle que soit sa forme, une alliance connaît des vicissitudes. C'est en particulier le cas dans l'histoire d'Israël qui est l' histoires d'alliances trahies, bafouées par le peuple et individuellement par ses membres et toujours reproposées par Dieu, non sans que ce dernier ait souvent manifesté d'abord sa colère. Mais les vicissitudes de l'alliance concernent aussi les alliances interhumaines que ce soit le mariage, les accords commerciaux, les accord internationaux ou les droits de l'homme. La question que j'aimerais aborder est dès lors la suivante : « A quelles conditions peut-on espérer qu'une alliance puisse être constamment rétablie quand elle est menacée, quand elle s'effondre ? ». Pour ce faire, je me propose d'engager notre réflexion sur la base de l'analyse de la communication en général et des analyses des systémiciens de Palo-Alto en particulier.

2. L'alliance originelle qui devrait sous-tendre toute vraie communication :

2.1 Partons donc de la communication en général. Quand j'adresse la parole à quelqu'un, je le prends au sérieux, je lui dis qu'il est un interlocuteur respectable. S'il m'écoute, voire me répond, il me dit que ce que je lui dis vaut considération, que je suis peut-être même un interlocuteur respectable. Tous deux, nous trouvons notre intérêt dans cette communication : on a ici le degré zéro de l'alliance.

2.2 Quand maintenant Martin Buber se lance, pour fonder sa philosophie, à la recherche des « bases du langage », il repère deux « mots principes » ou couples de mots fondamentaux ; JE-CELA et JE-TU. JE-CELA est une relation dans laquelle le JE est objectivant et le CELA est objectivé. Le CELA est compris dans son contexte, analysé en et pour lui-même. Il est aussi analysé dans le sens de décomposé. Il est éventuellement même saisi comme constitué par le JE. Constamment le CELA doit être à disposition du JE.

L'expérience de la rencontre fait toutefois dire qu'il existe un autre type de relation : le couple JE-TU où le JE est différent de ce qu'il était dans la relation JE-CELA. En effet, ce qui est le vis-à-vis du JE n'est plus un objet, mais un autre sujet, dégagé de son contexte, pris au sérieux globalement en tant que personne. Le fait de rencontrer autrui et d'être rencontré par autrui comme une personne fait également de moi une personne. Je ne suis plus un potentiel utilisateur de l'autre, mais un interlocuteur. La relation JE-TU est événement, arrive, nous tombe dessus, ne se commande ni ne se produit. La relation habituelle JE-CELA peut soudainement se muer en relation JE-TU puis redisparaître dans le JE-CELA. En termes d'alliance, la couple JE-TU représente l'alliance idéale, encore une fois jamais à disposition. La seule chose possible c'est que nous créions les conditions favorables pour que le couple JE-TU puisse advenir, que rien ne s'y oppose. On ne peut provoquer ou créer la relation JE-TU, on ne peut que la recevoir comme une grâce. Par rapport à ce que j'ai appelé le degré zéro de l'alliance, on a ici un élément supplémentaire : il y a des alliances que l'on peut créer, que l'on maîtrise ou plutôt que l'on pense créer et maîtriser et d'autres qui s'imposent sans qu'on ne puisse rien faire d'autre que de réaliser les conditions favorables pour qu'elles puissent advenir.

2.3 Faisons un troisième pas après avoir dégagé le degré zéro de l'alliance communicationnelle et la relation JE-TU. Pierre-André Stucki dans La promesse et le fouillis (Bern, 1983) intitule un de ses chapitre Les Alliances. Il commence par y décrire l'origine transcendante de la promesse (94-95) que contient toute communication puis analyse les catastrophes successives qu'une alliance peut connaître.

L'origine transcendante de la promesse, tout d'abord : quand je me mets à te parler, c'est que j'ai la conviction qu'il est important de t'adresser la parole. Mais qu'est-ce qui fonde cette conviction ? On peut bien entendu tabler sur ses convictions personnelles, sur des expériences faites avec d'autres personnes à qui l'on a adressé précédemment la parole et qui en ont tiré profit, donc sur notre capacité à redonner sens, cohérence et liberté à la vie d'autrui. Pourtant, ce fondement est faible et conduit, comme nous le verrons, à des dérapages. Qu'est-ce qui prouve, en effet, à mon interlocuteur que ma parole est convaincante ? est vraie ?  Suffit-il que je dise qu'elle est vraie pour moi pour le devenir pour autrui ? Il convient plutôt de partir du fait que d'autres m'ont adressé la parole, d'autres m'ont pris au sérieux, d'autres m'ont incité à entrer en dialogue avec eux, à obéir à leurs injonctions... La promesse me précède donc et elle remonte à la nuit des temps. Depuis toujours des humains ont dit à d'autres humains qu'ils peuvent espérer trouver un sens à leur existence, vivre dans la vérité, la liberté, la justice s'ils écoutent ce que ces locuteurs ont à leur dire. Dans certaines traditions religieuses on prétend même que cette promesse nous est fondamentalement faite par le dieu. Qu'elle nous précède simplement ou qu'elle soit d'origine divine, l'alliance est fondée dans une transcendance.

3. Les catastrophes de l'alliance

Il existe une objection au moins à cette description assez idyllique de la communication fondée sur une promesse transcendante. La communication ne consiste, en effet, pas toujours à reconnaître la valeur d'autrui, à le prendre au sérieux et à attendre de lui que, symétriquement, il me rende la pareille.
Certains parlent pour imposer leur point de vue (c'est le cas de la propagande) ; d'autres s'adressent à autrui pour le rabaisser, voire le détruire (cf. l'ironie) ; on peut communiquer pour exploiter le porte-monnaie de son interlocuteur (cf. le démarcheur d'assurances, le banquier) ; on parlera pour obtenir un avantage (flatterie)... A chaque fois on a deux caractéristiques liées : le non respect de la personne de l'autre (JE-CELA) et un certain mensonge. On réduit l'autre à un CELA et le JE veut occuper la position haute dans le rapport de force qui s'institue entre les deux interlocuteurs. On utilise la communication non pas pour transmettre la promesse qui est en particulier promesse que l'on peut vivre dans la vérité, mais pour tromper l'autre, pour en tirer profit voire pour l'anéantir.

Essayons d'affiner encore l'analyse. Pierre-André Stucki nous y aidera avec son examen des catastrophes dans l'alliance

3.1 Première catastrophe. Souvent la promesse s'accompagne de conditions à respecter, d'obéissance. « Tu peux espérer, mais alors tu dois... ». Or on a un premier effondrement lorsque on n'a plus de focalisation sur la promesse et ses conséquences, mais une focalisation sur l'obéissance requise de l'auditeur et lorsque l'émetteur de la promesse se permet de juger de la qualité de la réception de cette promesse. Cela se produit quand l'émetteur de la promesse oublie qu'il est lui-même le récepteur d'une promesse, quand ce qui l'autorise à promettre, c'est qu'on lui a d'abord promis que l'avenir était ouvert, sans quoi à quoi bon transmettre la promesse ? Notons que la responsabilité de la catastrophe appartient ici à l'émetteur.

3.2 Deuxième catastrophe : on assiste alors à une revendication d'autonomie de la part du récepteur ; contre le « tu dois » autoritaire, il affirmera : « J'ai le droit de faire ce que je veux ». Il s'agit du droit de chacun à la liberté. Dans le cadre de la communication, cela donne : cause toujours, je ne prends pas la peine de te répondre ; ou : je me nourris seulement de ce que je veux dans ton discours ; ou encore : je ne cherche pas à t'enrichir par ma réponse. En bref, je te rends la monnaie de ta pièce : tu as voulu affirmer ta supériorité, je te dis m... et me prétends aussi élevé que toi et te le fais sentir. Par contre je reconnais que tu as autant que moi le droit de parler. Chacun parle dans cette deuxième « catastrophe » de sa propre autorité protégé par les droits de l'homme. Remarquons qu'il n'est plus ici question de promesse. Au mieux s'installeront alors des relations de type juridique entre les interlocuteurs : que chacun respecte la liberté de l'autre sans quoi je te fais un procès ; on n'a plus d'enrichissement ou d'édification mutuels, à moins que les deux temporairement y trouvent leur intérêt. Monades juxtaposées, les individus ne cherchent plus à communiquer, mais cherchent leur profit, la plus grande utilité. Dans le meilleur des cas, on a une alliance formelle, sans laquelle risque de s'installer la loi de la jungle. Alors se produit une nouvelle catastrophe.

3.3 Troisième catastrophe : Très rapidement la liberté laisse, en effet, la place à l'utilité.  On est dans un système économique et plus juridique. Je me nourris seulement de ce que je veux dans ton discours (ce qui m'est utile pour gagner plus, pour passer mes examens...). Cela implique que l'émetteur de la promesse va lui aussi, en réponse à l'attitude autonome du récepteur, chercher son seul intérêt personnel dans la communication. Je te dis ce qui peut me rapporter. Je te flatte pour obtenir ce que je veux. Je me permets de ne te dire qu'une partie de la vérité si c'est dans mon intérêt. Je te livre seulement des faits bruts, des chiffres. Je ne m'engage plus personnellement dans la relation. Au mieux aura-t-on une commune quête d'utilité. La relation est pure relation entre JE et CELA sans espoir que cette relation puisse se transformer en relation JE-TU, que les conditions pour qu'une relation JE-TU puissent surgir. Notons que la très grande majorité des relations de travail mises en évidence par Mireille Lévi en début d'après-midi entrent dans le cadre de cette catastrophe ou de la suivante.

3.4 Quatrième catastrophe : Dans cette quête commune d'utilité j'en arrive à soupçonner mon interlocuteur de ne pas me dire toute la vérité puisqu'il ne me transmet que des faits qui lui sont utiles comme je ne lui transmets que des faits qui me sont utiles dans une belle symétrie. Il se pourrait bien que cet interlocuteur essaye de me tromper à son avantage tout comme je le trompe à mon avantage. Derrière la quête mutuelle d'utilisation d'autrui, il se pourrait cependant que se cache une autre réalité où je serais manipulé par l'autre davantage encore que je ne le manipule. Notre communication bute alors sur la question de la vérité. J'aspire maintenant à une relation qui soit vraie, qui ne soit pas pleine de choses cachées. J'aspire à rencontrer un autre humain qui me promette qu'il me dit la vérité. Je devrais alors lui faire confiance et rien que confiance. Peut-être que cela vaudrait la peine de risquer la confiance en quelqu'un qui, dans le fouillis d'une communication totalement aliénée, me promettrait un rapport vrai en me disant la vérité. Le cercle serait alors bouclé. On en serait revenu à notre point de départ : le degré zéro de l'alliance (2.1).

Il se peut aussi ici que, plutôt qu'une aspiration à une relation vraie, la relation se dégrade encore davantage. C'est pourquoi on peut parler d'une quatrième catastrophe. Plutôt que d'utiliser l'autre, on va passer aux injures, à l'énumération des soupçons de tromperie (Trump face aux media et à toute personne pas d'accord avec lui), etc... La communication n'existe à vrai dire plus du tout. On en est au dialogue de sourds, si apparence de dialogue il y a encore. Et lorsque la communication n'existe plus, on est passé au niveau de la maladie mentale de l'un des communicants au moins (paranoïa, schizophrénie).

4. Pourquoi ces catastrophes en cascade ?

Faut-il faire tout le cercle des catastrophes pour, parvenu au plus grand désespoir refaire le pari de la confiance en risquant toujours de sombrer dans une relation malade ? Il semble que la théorie de la communication de Watzlawick puisse nous aider à éviter les cascades d'effondrements, de catastrophes. J'aimerais reprendre ici le 5e axiome de ce qui est propre à toute communication : « Tout échange de communication est symétrique ou complémentaire, selon qu'il se fonde sur l'égalité ou la différence » (LdC p.68)

Ce que l'on peut dire à ce propos, c'est que la communication, à chacun des niveaux d'effondrement décrits sous point 3, est une alliance soit symétrique soit complémentaire. Mais expliquons-nous d'abord sur ces deux termes.

4.1 Symétrie et complémentarité (Watzlawick et Bateson)

La symétrie : dans la communication en général, la symétrie donne : « Je te promets et te prends au sérieux et en retour tu me promets et me prends au sérieux et plus on avance plus la confiance règne entre nous ». Autrement dit : on a de réciproques promesses et relations de confiance.  Les stades 2.1 (degré zéro de l'alliance) et 3.2 (deuxième catastrophe) ainsi que 3.3 (troisième catastrophe) décrits plus haut sont des symétries. Le stade 2.1 représente une symétrie nettement positive. Les stades 3.2 et 3.3 sont des symétries plutôt négatives où la défiance remplace la confiance réciproque. Il y a de fait deux sortes de symétrie : celle qui caractérise la relation idéale JE-TU avec en général escalade de la confiance entre partenaires de la communication et celle qui caractérise une escalade dans les tensions, une escalade dans la dégradation de leurs relations.

La complémentarité : Dans notre exemple de l'acte communicationnel de base, la complémentarité prend le forme de « Je te promets et t'adresse une exigence ; tu peux vivre en plénitude de vie si tu m'obéis et accepte ta dépendance à mon égard ». Les risques de la complémentarité sont les suivants : 1. que je me centre sur la dépendance d'autrui et même en jouisse, oubliant que je suis moi-même l'objet d'une promesse exigeant obéissance et 2. qu'autrui se complaise dans sa dépendance et cherche à devenir toujours davantage dépendant ou simplement le devienne par la force des choses. Les stades 3.1 et 3.4 (1ère et 4e catastrophe) étaient complémentaires : au stade 3.1 une complémentarité s'installait vite compensée pour qu'une nouvelle symétrie surgisse ; au stade 3.4, une complémentarité bien plus grave était soupçonnée derrière la symétrie utilitariste de 3.3. 

On peut noter que l'emballement symétrique, genre course aux armements, passe de fait par une phase de complémentarité. A un moment donné, l'une des puissances en présence ne respecte plus l'équilibre des forces et prend une position haute par rapport à son concurrent. Si ce concurrent accepte sa position basse ou si celui qui le premier a créé un déséquilibre maintient constamment son avantage, on passe à une relation complémentaire. Si par contre le partenaire contre-attaque immédiatement et rétablit l'équilibre, on a une relation symétrique.

En bref l'évolution décrite plus haut peut se résumer ainsi : la relation communicationnelle idéale est symétrique (2.1 ; relation JE-TU) ; elle peut se transformer en relation complémentaire si l'émetteur se croit l'origine de la promesse (3.1) ; la réaction du récepteur consiste à tenter de retrouver de la symétrie en affirmant son autonomie (3.2) ; alors la symétrie conquise risque fort de devenir celle de l'utilitarisme (3.3) ; celle-ci, à cause du soupçon d'exploitation par l'interlocuteur (complémentarité en 3.4), se transforme en quête de symétrie, mais d'une symétrie fondée sur de nouvelles bases : celle d'une confiance en une promesse transcendante à notre relation et authentifiant cette relation (2.1).

Des questions subsistent cependant : comment se fait donc le passage de la symétrie à la complémentarité et vice versa ? Si on le savait serait-il possible d'articuler symétrie et complémentarité de sorte que l'on évite les catastrophes successives et qu'on se maintienne au niveau d'une communication authentique ou qu'on soit capable de la reconquérir très rapidement suite à un affaissement de cette communication sans avoir à parcourir tout le cycle des catastrophes qui y reconduit ?

4.2  Comment s'opère le basculement de la symétrie à la complémentarité ?

Pour répondre à cette question, je vous vous propose de faire un détour par les remarques de G.Bateson  dans son article La cybernétique du « soi » : Une théorie de l'alcoolisme, article reproduit dans Vers une écologie de l'esprit, tome 1, p. 265-297. Il s'agit d'une mise en oeuvre à propos de l'alcoolisme d'idées que Bateson avait développées dès les années 30 en tant qu'anthropologue, dans son ouvrage Naven. Par la même occasion, nous mettrons temporairement entre parenthèses nos analyses des effondrements de l'alliance et repartirons de la situation dans laquelle nous nous trouvions au début de notre deuxième partie : ce que j'ai appelé le degré zéro de l'alliance qui était une situation de symétrie (2.1). Rappelons-nous : quand je t'adresse la parole, je te prends au sérieux, je te dis que tu es un interlocuteur respectable et, si tu m'écoutes, voire me réponds, tu me dis que ce que je te dis vaut considération, que je suis moi aussi un interlocuteur respectable. Tous deux, nous trouvons notre intérêt dans cette communication et y trouvons à chaque instant davantage notre intérêt.

L'analogie est la suivante avec l'alcoolisme : f ace au pouvoir de l'alcool susceptible de dominer notre vie, la situation normale, c'est également la symétrie. On pense et on nous fait penser qu'il faut faire preuve de force de caractère et que tout ira bien. On saura maintenir le pouvoir de l'alcool en respect. Il se trouve cependant que certaines personnes semblent ne pas avoir une force de caractère suffisante et succombent au pouvoir de l'alcool. On les incite donc à faire preuve de davantage de force de caractère pour lui résister. Ces personnes résistent alors quelques temps et restent totalement sobres. Au bout d'un certain temps, elles en viennent à se dire : « J'ai la force de résister au pouvoir de l'alcool, rien ne m'empêche de me remettre à boire, mais raisonnablement ». Or, dès que ces alcooliques ont rebu un verre, on constate qu'ils se remettent sous la pouvoir de l'alcool. C'est qu'ils entretiennent  une relation complémentaire avec l'alcool. L'alcool prend en d'autres termes une position dominante et l'alcoolique une position basse. Le cycle peut recommencer, mais pas sans fin puisqu'à chaque fois l'alcoolique plonge un peu davantage dans les affres de l'alcoolisme, ce qui est finalement mortel.

Que s'est-il passé ? Il a suffi d'un tout petit déséquilibre dans la relation symétrique pour que la relation devienne complémentaire. Toute relation symétrique représente toujours – ne l'oublions pas – un affrontement. Même si les protagonistes tiennent leur relations dans un équilibre relatif, c'est sur fond d'affrontement qu'ils le font. Il suffit alors d'un petit déséquilibre de la part d'un partenaire pour que l'équilibre général n'existe plus et que l'on passe à une relation légèrement ou plus gravement complémentaire. Dans le cas de l'alcoolique, ce déséquilibre est dû à la confiance en ses capacités à maintenir l'équilibre symétrique, confiance qui naît en lui lorsqu'il a tenu en échec pendant un certain temps les tentations de la bouteille.

Est-il maintenant possible de passer en sens inverse de la relation complémentaire à une relation symétrique relativement stable ? Cela est possible à une double condition affirment Bateson avec les alcooliques anonymes. Il faut d'une part se reconnaître alcoolique à vie, c'est-à-dire dans une relation qui restera toujours complémentaire avec l'alcool. Il convient, en d'autres termes, de reconnaître que l'on ne peut pas se sortir par soi-même de cette malheureuse et figée relation complémentaire avec l'alcool. Il convient d'autre part – et en conséquence de la première condition - que le pouvoir de résister à l'alcool me soit donné quotidiennement par une puissance transcendante. Alors l'alcoolique qui reste alcoolique et se reconnaît tel à vie est capable d'entretenir une relation symétrique avec l'alcool. Il arrive à contrebalancer le pouvoir de l'alcool par un autre pouvoir qui n'est pas celui de sa volonté, mais par un pouvoir qui lui est offert de l'extérieur de lui-même et de sa relation à la bouteille.

4.3 Qu'est-ce à dire transposé à la communication en général ?

Nous avons vu que notre point de départ est aussi une relation symétrique (« Je te reconnais en t'adressant la parole ; tu me reconnais en m'écoutant, en me répondant » ; ou bien « je te fais une promesse et tu me fais confiance, ce faisant tu me fais une promesse qui appelle ma confiance »).
Un décrochage se produit ici aussi suite à un petit déséquilibre dans les reconnaissances réciproques. Par exemple : je ne tiens compte que des devoirs de reconnaissance dont j'attends que mon interlocuteur fasse montre à mon égard ; j'oublie la promesse que j'ai faite à mon interlocuteur de le reconnaître comme interlocuteur de valeur ; c'est que j'ai  peut-être besoin, pour une raison ou une autre, de me flatter à mes propres yeux d'être l'émetteur de la promesse ou que je me crois maître de notre relation par orgueil, par mépris de l'autre et même peut-être parce que mon interlocuteur prend automatiquement une position basse. J'oublie que je suis moi-même récipiendaire d'une promesse préalable qui m'a permis de devenir à mon tour émetteur de promesse. Il peut bien entendu y avoir d'autres raisons à cette centration sur la seule exigence adressée à autrui. S'ensuit à chaque fois l'installation d'une relation complémentaire où j'occupe la position haute et mon interlocuteur la position basse.
Cette relation complémentaire peut durer un certain temps. Arrivera toutefois un moment où celui qui occupe la position basse voudra probablement se faire vraiment reconnaître pour ce qu'il est et ne pas seulement se trouver en devoir de reconnaissance à mon égard. On peut imaginer que l'autre décide alors, par exemple, face à mon besoin de me faire admirer par lui ou par elle, de ne plus me prêter aucune attention. Je ne le reconnais pas, dès lors il décide de ne pas me reconnaître. On peut ici imaginer qu'étant prêt à toutes les concessions en matière de reconnaissance de mon interlocuteur, je lui dise mon regret de ne plus lui avoir dit  à un certain moment combien il comptait pour moi, de n'avoir su qu'exiger son adulation... et que je lui montre l'importance et la valeur considérables qu'il possède à mes yeux. Si mon interlocuteur veut bien d'une relation symétrique, celle-ci peut alors s'installer pour un certain temps au moins. Si par contre il désire saisir sa chance face à mon repentir, il pourrait fort bien inverser les rôles de la relation complémentaire qui s'était instituée entre nous. Il se peut aussi que mon interlocuteur n'attende pas que j'exprime des regrets. Après une période où il aura boudé, il pourrait fort bien décider de se saisir de la position haute. Il se pourrait aussi que la différence entre la position haute qu'il occupera alors et ma position basse soit plus importante que celle qui existait auparavant entre sa position basse et ma position haute.

Nous voyons ainsi combien fragile est une relation symétrique et combien une relation complémentaire d'un type ou d'un autre est un puissant attracteur. Une authentique reconnaissance réciproque est-elle alors possible ou les interlocuteurs sont-ils voués à occuper soit la position haute, soit la position basse en un sempiternel mouvement de bascule ? Que faut-il faire pour qu'une relation complémentaire ne se durcisse pas ? Les deux interlocuteurs peuvent-ils retrouver une relation symétrique durable et à quel prix ? Une relation JE-TU est-elle de l'ordre du possible, étant entendu qu'une relation complémentaire devient très rapidement une relation JE-CELA ? En d'autres termes encore, est-il possible de sortir de la dialectique du maître et de l'esclave ?

4.4 Avant de répondre à ces questions, je me dois de faire une remarque. En effet je donne peut-être l'impression de magnifier la relation symétrique et de dévaloriser la relation complémentaire. N'existe-t-il pas des relations complémentaires tout à fait positives telle que la relation enseignant-enseigné ou médecin-patient ? Certes il s'agit là de relations positives et nécessaires. Mais elles ne le sont que pour un temps. Elles ne peuvent être positives que si les partenaires ont conscience que ce n'est là qu'un type passager de relations et s'ils savent que toutes les relations qu'ils entretiennent avec leurs semblables ne sont pas nécessairement complémentaires. Après un temps d'apprentissage en situation nécessairement complémentaire, l'élève va vouloir légitimement voler de ses propres ailes et entretenir – s'il est toujours en relation avec son ancien enseignant - une relation d'un autre type que complémentaire d'autant que les relations complémentaires ont tendance à se durcir. Comme l'indique l'évangile de Jean, arrive un moment où le maître n'appelle plus ses disciples « disciples », mais « frères » (Jn 20,17). A quelles conditions donc une relation complémentaire ne va-t-elle pas se durcir ? Et, lorsqu'une relation complémentaire s'est durcie ou sclérosée, comment  faire en sorte qu'elle ne se durcisse pas davantage ?

Quant aux relations symétriques, toutes ne sont pas positives. Un affrontement symétrique peut dégénérer en une escalade que l'on ne peut faire cesser. Et lorsqu'il s'agit d'une escalade de la violence, la question se pose vraiment de savoir comment l'arrêter. Tout les cercles ne sont pas vertueux, certains sont vicieux.


5. Quels remèdes aux catastrophes en chaînes ?

Watzlawick ou l'un de ses coauteurs affirme face à la rigidité complémentaire et à l'escalade symétrique, (p.108) qu'« en théorie du moins, on peut provoquer une modification thérapeutique de manière très directe en introduisant, pendant le traitement, la symétrie dans la complémentarité ou vice versa. ». Lors du débat qui a suivi mon exposé, plusieurs exemples ont été donnés de situations complémentaires dans lesquelles de la symétrie était instillée. C'est le cas du médecin qui, dans le cadre général d'une relation complémentaire entre celui qui sait et celui qui demande de l'aide, prend le temps d'écouter son patient. On a cité le cas d'une vieille mère devenue dépendante de son fils, lequel fils essaye de mettre autant de symétrie dans leurs relations que faire se peut. Ou encore l'enseignante qui s'aperçoit qu'elle déstabilise grandement une classe en lui distribuant un programme de sujets d'examen en apparence énorme et qui se met, en plusieurs étapes, à rassurer ladite classe en usant finalement de l'argument : « Vous savez que je serai avec vous jusqu'au jour de l'examen, que si nous n'arrivons pas à tout travailler de cette liste, on laissera tomber certains sujets... » Bref ! Ladite enseignante, tout en restant l'enseignante et les élèves des élèves, a mis autant de symétrie que possible en se disant embarquée sur la même barque que ses élèves.

Une seule situation a été évoquée où de la complémentarité peut être introduite dans de la symétrie. Imaginons un affrontement symétrique où deux interlocuteurs veulent chacun absolument avoir raison. Le seul moyen d'en sortir consiste dans la décision de l'un des partenaires de se mettre en situation d'infériorité et en se mettant à réellement écouter son contradicteur. Il a alors pris la position basse d'une relation qu'il acceptait – pour un temps au moins – complémentaire avec son partenaire.

Ici se pose la question de savoir ce qui donnera la force à l'un des disputeurs d'abandonner l'affrontement. Ce peut être le réalisme lorsqu'il s'agit simplement d'un débat intellectuel. S'il en va de mon avenir, par exemple dans un conflit du travail, le courage exigé est bien plus grand. De même, comment, lorsque la relation complémentaire s'est fortement durcie, celui qui occupe la position haute peut-il trouver le courage de mettre un peu de symétrie dans cette relation alors qu'il a en principe tout intérêt à maintenir l'autre en situation basse. Plus encore, quand on en est arrivé, dans le cadre de la troisième catastrophe examinée plus haut, à soupçonner l'autre de me mentir volontairement pour mieux pouvoir m'utiliser au service de sa cause et de me placer de fait dans la position basse, comment faire pour instiller de la symétrie dans pareille situation ?

L'idée de Watzlawick et alii de dialectiser symétrie et complémentarité est excellente aussi longtemps que les relations symétriques et complémentaires ne sont pas durcies. Lorsqu'elles le sont, comme quand l'alcoolique est en situation de plus en plus complémentaire avec la bouteille, que faire ?

5.1 Sortir du cadre pour recadrer – prescrire le symptôme

Dans son article Bateson affirme que l'alcoolique est invité à saisir que sa relation complémentaire avec la bouteille doit être acceptée comme marquant l'alcoolique à vie. Il n'affirme pourtant pas que l'alcoolique doive se résigner à cette dépendance à l'égard de l'alcool. Il peut devenir sobre, à condition de ne pas penser pouvoir entretenir par ses propres forces une relation symétrique avec l'alcool ET en acceptant qu'une puissance supérieure lui donne jour après jour – dans le cadre d'une autre relation complémentaire - la capacité d'entretenir cette relation symétrique et donc de rester sobre.

Il ne s'agit donc plus de contrebalancer la symétrie idéale entre deux interlocuteurs par de la complémentarité ou l'inverse, mais de sortir du cadre représenté par le dialogue, après avoir reconnu que l'on était empêtré dans une relation complémentaire durcie. Or sortir du cadre signifie, dans le cas de l'alcoolique, reconnaître qu'il ne peut recevoir de l'aide qu'en acceptant une relation complémentaire avec une puissance supérieure, avec un absolu. Nous avons là ce que l'école de Palo Alto définit comme la prescription du symptôme, source paradoxale de toute ouverture de l'avenir pour qui se débat dans des relations devenues malades ou inauthentiques. Le symptôme étant la complémentarité, on va prescrire une complémentarité encore plus importante pour sortir de la relation complémentaire désespérée. Ayant fait de l'alcool son dieu dont on s'est fait totalement dépendre, on va demander à l'alcoolique qui a touché le fond et qui veut vraiment s'en sortir de se soumettre à un absolu encore plus absolu.

Si je transpose maintenant ces considérations au plan de la communication en général, il s'agit, quand on désespère de la voir devenir durablement complémentaire et de ne pas avoir de chance de la voir devenir symétrique, de toujours redécouvrir que l'alliance communicationnelle n'est pas sortie du néant, mais est rendue possible parce qu'une promesse unilatérale m'a été faite avant même que j'entre en communication avec qui que ce soit. Cette promesse transmise de génération en génération n'était pas prononcée dans le cadre d'une relation symétrique ou qui deviendrait symétrique, mais dans le cadre d'une relation complémentaire entre une génération antécédente et une génération plus jeune ou peut-être même entre un absolu et un ou des humains.

Cette promesse d'origine transcendante va également donner le courage nécessaire à qui est pris dans une escalade symétrique pour mettre de la complémentarité dans cette symétrie mortifère. Comme il n'est pas possible de prendre une position haute face à mon partenaire en symétrie puisque celui-ci rétorquerait immédiatement par une position d'égale hauteur, la seule possibilité revient à ce que, soudainement, je prenne une position basse. Ce changement radical de perspective exige un courage que ne possède pas qui est enfermé dans une escalade symétrique. Il ne s'agit plus de prescrire ici le symptôme. Par contre il s'agit bien toujours de sortir du cadre et de permettre un changement de type 2 dont personne n'est capable aussi longtemps qu'il reste arrimé à l'horizon qui est le sien. Seule une promesse transcendante m'assurant que cela vaut la peine de jouer le jeu de la complémentarité et de prendre une position basse au sein de la symétrie peut m'y pousser.

5.2 La complémentarité fondamentale et absolue

Cette promesse transcendante, on peut la reconnaître dans la promesse faite à Abraham (« tu peux espérer un pays qui t'appartienne et une immense descendance »). C'est aussi la promesse qui a été faite au peuple hébreux en Moïse (« tu as reçu la liberté et pour la conserver il y a des commandements à respecter »). Cette promesse, elle a été également transmise par l'intermédiaire des prophètes (« malgré les apparences historico-mondiales, tu peux penser que ton avenir reste ouvert, fais-moi confiance »). Pour un chrétien, la promesse a très particulièrement été faite en Jésus : « tu as une valeur inconditionnelle à mes yeux qui que tu sois. Quels que soient tes haut-faits ou tes bêtises, fais simplement confiance à cette affirmation et tu vivras en plénitude de vie. » C'est ce que l'on peut appeler dans la ligne de l'apôtre Paul, la justification par la foi ou même, plus explicitement encore, la justification par la seule grâce de Dieu. Dans la typologie du début de cet exposé, il s'agit de l'alliance offerte unilatéralement, sans condition à remplir, puisqu'absolument gracieuse.

5.3 La possibilité d'authentiques relations symétriques

Quand on vit de cette promesse reçue dans une relation radicalement complémentaire avec l'absolu, on peut envisager d'établir des relations symétriquement positives avec ses semblables.  En quoi cela est-il possible ? Deux grands cas de figure peuvent se présenter. Le premier se présente quand j'occupe la position haute ou autrui occupe la position haute dans notre relation devenue complémentaire. Le second réside dans une escalade symétrique que l'un des partenaires brise en y insufflant de la complémentarité.

5.3.1 Si j'occupe la position haute, la découverte – pour faire court – que je suis gracieusement justifié va me permettre de ne plus me prendre tant au sérieux, de ne plus valoriser indument ma position haute et de me repentir de mon arrogance, des exigences unilatérales adressées à autrui, de mes efforts pour le maintenir dans la plus grande dépendance possible à mon égard, etc... Si autrui veut bien collaborer, nous pouvons établir une relation symétrique pour un temps au moins.

Il se peut aussi qu'autrui – toujours dans le premier cas de figure - ne veuille pas collaborer et désire s'emparer de la position haute.  Dans ce cas, ayant admis ma faiblesse, la justification par grâce me fait accepter de jouer un temps la position basse sans ne jamais pourtant m'y résigner, mais comme position à partir de laquelle je vais tenter de ramener mon partenaire à davantage de symétrie. J'ai pour ce faire une arme : lui parler de notre commune et gracieuse justification. S'il ne veut clairement pas en entendre parler, j'ai deux possibilités. Je puis demander le courage de toujours recommencer d'annoncer la bonne nouvelle de la justification libératrice. Je puis aussi secouer la poussière de mes pieds sur son seuil et interrompre la communication pour aller vivre d'autres relations plus authentiques. Le choix entre ces deux possibilités dépendra des circonstances et de l'histoire des relations entretenues jusqu'ici avec le partenaire récalcitrant. Une situation missionnaire (Mathieu 10,14) n'est, à cet égard, pas exactement identique à une situation conjugale (I Corinthiens 7, 12-16)

5.3.2 Cette alliance offerte unilatéralement par l'absolu a aussi pour avantage de permettre à une relation symétrique de ne pas s'emballer en un affrontement symétrique ni de se transformer, vu son immense fragilité, en une relation complémentaire. En quoi cette alliance complémentaire permet-elle de rétablir une relation dialectique entre complémentarité et symétrie et donc de vivre une authentique symétrie entre partenaires ? Dans la mesure où je reçois d'ailleurs la promesse que je vaux infiniment aux yeux de quelqu'un d'autre que mon interlocuteur, je n'ai pas de raisons de vouloir occuper une position haute par rapport à l'autre qui désirera immédiatement remonter à mon niveau – être, par exemple, mieux armé ou plus glorieux que l'autre. Une position égale me suffit. L'affrontement symétrique est désamorcé, mais la symétrie se vivre toujours au risque de l'établissement d'une relation purement et simplement complémentaire. Si, en effet, autrui veut tenter de prendre la position haute alors que j'adopte une position basse pour permettre à notre relation symétrique de cesser son escalade, on se retrouve dans la situation précédente où il me faut tenter de lui annoncer la bonne nouvelle de la justification par grâce et éventuellement à terme rompre la communication.

Nous avons ainsi, dans toute relation interpersonnelle, une dialectique à constamment maintenir entre symétrie et complémentarité. Pour être vraiment dialectique et pour le rester, elle reçoit sa raison d'être et de se répéter d'un ailleurs : d'une alliance transcendante à la relation interpersonnelle. Il faut dès lors que l'un des partenaires au moins de cette relation vive de la promesse qu'il transmet à son partenaire. Lorsque je me sais gracieusement justifié, je puis librement déclarer à l'autre qu'il est inconditionnellement lui aussi juste. Libérés l'un et l'autre de notre besoin de nous faire reconnaître par la relation que nous entretenons l'un avec l'autre, nous pouvons entretenir une relation vraiment symétrique, sans course à la reconnaissance-justification.  J'appellerai, dans la suite de cet exposé cette relation « vraiment symétrique » qui insuffle de la symétrie dans la complémentarité et de la complémentarité dans la symétrie, une relation « dialectiquement symétrique »

Pareille constatation générale est valable non seulement pour les relations symétriques et complémentaires dégénérées ou durcies, mais aussi pour les cas où l'on paraît « naturellement » capable d'injecter de la symétrie dans la complémentarité et vice versa. J'ai alors par exemple besoin de courage pour constamment remettre de la dialectique là où il n'y en a plus par la « faute » de mon partenaire, donc pour résister au découragement et me révolter contre le mal. J'ai aussi besoin de la libération que m'offre la certitude de posséder gracieusement de la valeur pour ne pas adopter une position au premier abord beaucoup plus confortable : la position haute dans une relation complémentaire.

5.4 De la nécessité de se rapporter à un Absolu

La relation dialectiquement symétrique est fragile.Il conviendra de constamment se ressouvenir – et faire que l'autre se ressouvienne – que nous ne sommes pas à l'origine de notre alliance. Si l'on table simplement sur le fait que la promesse d'un avenir ouvert nous précède, car elle a été transmise de génération en génération – par exemple lorsque les parents envoient leurs enfants à l'école -, on risque fort de perdre courage si l'autre ne veut pas aussi vivre de cette promesse et alors se résigner à une relation utilitariste. C'est ici qu'une promesse faite par un absolu prend une dimension décisive. Si c'est, en effet, l'Absolu qui me garantit ma valeur ou l'ouverture de mon avenir, il n'y a plus lieu de se résigner. C'est là un roc, une forteresse sur lesquels fonder la sempiternelle répétition de mes efforts en vue d'établir des relations réellement donc dialectiquement symétriques avec mes semblables.

5.5 Pratiquement...

Permettez-moi d'aller encore un peu plus loin et de préciser comment faire très pratiquement pour que je puisse tenir compte de cette relation complémentaire qui surplombe et permet ma relation dialectiquement symétrique avec autrui. Si l'on préfère, quelles dispositions me faut-il développer dans ma compréhension de moi-même ?

Au niveau de ma relation à autrui, il conviendra de constamment recevoir l'autre comme une grâce. Il est un cadeau dont je puis apprendre et à qui je puis apprendre.

Au niveau de ma relation à moi-même, il me faudra faire preuve d'autodérision, mais aussi de prise de responsabilité, donc d'humour. Je suis incité à constamment me moquer de moi-même, car je ne suis pas la source de la promesse. Qu'est-ce qui toutefois me donne le courage de me moquer de moi-même et de prendre simultanément ma vie au sérieux ? Comment pourrais-je personnellement avoir ce courage puisque je me défie de moi et que, pour avoir du courage, il convient d'avoir confiance en soi ? Tout comme je devais recevoir autrui, il convient ici de me recevoir moi-même d'un ailleurs et avec moi-même de recevoir ce courage de l'autodérision ainsi que le courage de prendre en charge ma vie avec toutes ses relations.

Au niveau du contenu de ma communication, je vais être incité à faire usage de communication indirecte. Puisque, en effet, la promesse n'est pas mon fait, que je ne compte pas sur ma seule expérience, je ne vais pas me donner en exemple et faire écran en étant admiré, même imité comme générateur de l'ouverture du dialogue, comme inventeur de la promesse, comme initiateur de la reconnaissance d'autrui ou simplement comme interlocuteur valable. Je ne vais pas courir le risque d'exiger la reconnaissance d'autrui sans d'abord et aussi le reconnaître comme une personne de valeur. Je vais donc tout faire pour toujours à nouveau renvoyer mon interlocuteur à une promesse qui nous précède et nous permet de réunir toutes les conditions pour qu'une relation JE-TU, donc une relation dialectiquement symétrique puisse éventuellement se mettre en place.

Jean-Denis Kraege