Séminaire de philosophie et de théologie  Crêt-Bérard, le 15 janvier 2022

L’essentiel, c’est la santé !
- Vraiment… ? et quelle santé ?

« L’essentiel, c’est la santé », entend-on dire fréquemment ou nous surprenons-nous à dire parfois. Si nous portons attention à l’expression, ce que nous signifions par ce jugement commun, c’est l’idée que la santé est pour nous le bien le plus précieux, le plus vital, le bien qui relègue tous les autres en seconde zone et les rend sinon dispensables, du moins pas autant essentiels. Si nous avons la santé, nous avons ce qui nous est le plus nécessaire pour vivre. Si nous n’avons pas la santé, alors nous manquons de l’indispensable, de ce qui compte le plus, et nous faisons partie des personnes à plaindre, des malheureux et des victimes de la vie.

Le jugement est nourri de l’expérience pratique de l’irruption des maladies et des ennuis de santé qui viennent porter atteinte à notre intégrité. Il est corroboré par le fait que le manque de santé constitue, assurément, un handicap, des complications de vie, des restrictions de possibilités et de liberté. Mais peut-on penser sans autre, à partir de là, que le jugement est vrai, robuste, défendable ?

La question se complique quand on prend en compte que la notion de ‘santé’, comme celle de ‘maladie’, n’a rien d’univoque et que toutes deux peuvent s’appliquer en différents cadres [1].

Elle s’applique en premier lieu aux personnes que nous sommes les uns et les autres. Mais elle peut s’appliquer aussi au fonctionnement de la société, de l’économie, de la démocratie, de la planète, etc. Nous en resterons cependant au cadre de la personne, car dans ce cadre déjà la santé et la maladie se laissent envisager selon différents plans. Et surtout, c’est là que le jugement sur l’essentiel se donne à entendre.

On peut évoquer la santé sur le plan physiologique ou somatique, donc par rapport au corps, à son métabolisme, à sa physiologie, à ses traumas. Sur ce plan, les atteintes à la santé se nomment infections, dérèglement, dysfonctionnements, hérédité génétique, infirmités, handicaps... Et les traitements sont le plus souvent médicamenteux, chirurgicaux, chimiothérapiques, immunothérapiques, rééducatifs; lorsqu’il s’agit d’épidémies ou de pandémies, s’y ajoutent des mesures sanitaires décidées par l’Etat pour l’ensemble de la société : quarantaine, masque et distanciation obligatoire, fermeture d’établissements, confinement, vaccination de masse, etc.

On peut évoquer la santé sur le plan psychique, donc par rapport au mental, à son développement, à ses polarités, à ses équilibres et déséquilibres, aux jeux entre le conscient et l’inconscient. Sur ce plan, les atteintes à la santé se nomment névroses, psychoses, troubles de développement, autisme, schizophrénies, paranoïas... Et les traitements peuvent recourir à la fois à des médicaments et à la parole, au travers d’entretiens, de dialogues, de jeux de rôles, etc.

On peut évoquer la santé sur le plan existentiel ou spirituel [2], donc par rapport à la manière dont un individu conçoit, fonde, organise et hiérarchise les rapports constitutifs de l’existence [3] dans une compréhension d’ensemble : rapports aux autres, à la société, au monde, à soi, à Dieu, au temps, à la mort, etc. Sur ce plan, les atteintes à la santé se nomment contradiction, incohérence, fuite, illusion, présomption, effondrement, perte de sens, désespoir, etc. Et le traitement nécessite une remise en question de soi, la quête d’un nouveau fondement, d’une nouvelle articulation des rapports, d’une nouvelle reconnaissance, et il passe par le dialogue et la confrontation avec une altérité.

Alors quand on affirme que « L’essentiel, c’est la santé », il serait important de préciser de quelle santé on parle et quel plan on a en tête. Toutefois, il se trouve qu’on peut aussi refuser de le faire et vouloir s’en tenir à une généralité qui inclut tous ces plans. C’est la position choisie par l’OMS avec la définition qu’elle a donnée de la santé dans le préambule de sa Constitution entrée en vigueur en 1948, sans mentionner toutefois explicitement le plan spirituel : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. La possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale. » [4].

Par conséquent, on peut encore évoquer la santé par rapport à la complète santé, à la santé indivise, à la santé sur tous les plans qui touchent la vie de la personne. Et sous cet angle, les atteintes à la santé peuvent relever de n’importe lequel des plans mentionnés ci-dessus.

Alors de quelle santé parle-t-on, quand on dit qu’elle est essentielle ? Y a-t-il une perspective où la santé y est plus essentielle qu’en une autre et, dans cette perspective, est-elle aussi essentielle que prétendu ? Ou bien faut-il entendre qu’elle est essentielle sans distinction, dans l’ensemble des perspectives, au sens de la complète santé définie par l’OMS ?

Dans mon exposé, j’aimerais confronter ces questions à l’éclairage sous lequel le Nouveau Testament, et singulièrement les évangiles synoptiques, envisagent la question de la santé et de la maladie. Et à cette lumière, je tenterai de mettre en évidence quelques retombées sur notre manière de considérer la santé et la maladie dans notre contexte d’aujourd’hui.

1. La question de la santé et de la maladie du point de vue du Nouveau Testament

La question de la santé et de la maladie, parce qu’elle est liée à la vulnérabilité de notre condition, s’est présentée aux humains à toutes les époques et en tous les lieux. Mais selon les modalités et les particularités occasionnées par le contexte historique.

1.1. Particularités à l’époque de Jésus

La santé est comprise principalement par rapport au corps, au mental ou au spirituel, elle concerne avant tout la personne, mais elle a des conséquences sur la vie en société. Des affections qui compromettent la santé, on peut relever phénoménologiquement [5] :

1.2. Jésus le guérisseur

Dans leur présentation et leurs mises en scène de Jésus, les évangiles synoptiques, unanimement, nous le présentent sous différentes facettes : il est l’annonciateur du règne de Dieu, il est le rabbi qui interprète la loi, il est le sage qui communique par paraboles et aphorismes, il est le prophète qui annonce des événements à venir et il est le guérisseur qui rend la santé aux malades, purifie des lépreux, rétablit des infirmes, libère des possédés et même ressuscite des morts. Dans tout cela, ce que les évangiles tiennent à mentionner, c’est l’autorité dont Jésus fait montre, autorité déconcertante qui tranche avec les autorités de son temps.

Ce qui unit toutes ces facettes, c’est la proclamation du règne de Dieu, que Marc résume ainsi : « Le temps est accompli et le Règne de Dieu s’est approché : convertissez-vous et croyez à l’évangile » [6]. Cette proclamation est au fondement de toute l’activité que Jésus déploie, elle est la raison de son action, la mission qu’il a reçue. Elle donne à entendre à ses auditeurs que Dieu vient à eux, qu’il est bienveillant et leur veut du bien sans préalable et, donc, qu’il leur faut s’ouvrir à Lui dans la confiance, en Lui rendant ce qui Lui est dû et en réaménageant leur manière de vivre à partir de Lui. Toutes les autres facettes de l’activité de Jésus sont au service de cette annonce et en constituent des expressions différentes. Car Jésus, dans sa personne, se présente lui-même comme un vecteur de cette proximité de Dieu qu’il annonce. Il l’incarne et la réalise. « Si c’est par le doigt de Dieu que je chasse les démons, alors le Règne de Dieu vient de vous atteindre ! » [7], écrit Luc.

L’activité thérapeutique de Jésus s’inscrit ainsi dans cette perspective. Elle manifeste la proximité du règne de Dieu dans la vie de ceux qu’il guérit et délivre. Elle atteste que Dieu ne nous veut pas complaisants à nos souffrances, à nos paralysies, à nos cécités, à nos surdités, à nos aliénations, mais qu’il tient à nous en libérer, à nous remettre debout, à nous remettre en selle. Elle témoigne que Dieu est attaché à nous libérer de la puissance du mal et du malheur, de toutes les puissances de mort. Car la vie qu’il veut pour nous, c’est une vie ouverte, une vie riche et pleine.

Il convient de noter cependant que si les évangiles synoptiques nous rapportent de nombreux actes thérapeutiques de Jésus, ils ne mentionnent pas qu’il aurait eu le projet de guérir tous les malades présents dans son cadre de vie. Luc relève même que, face à des foules qui l’assaillent dans l’espoir qu’il les guérisse, Jésus se retire à l’écart pour s’adonner à la prière. [8] Par là, il nous est suggéré que la facette thérapeutique de Jésus revêt une dimension d’exemplarité et de symbole.

1.3. La réalité impliquée

Cependant, on ne trouvera pas dans les évangiles synoptiques, et pas davantage dans le reste du Nouveau Testament, des développements thématiques sur la santé et les caractéristiques qui la constituent. La question de la santé et de la maladie n’y fait pas l’objet d’une réflexion théorique. Le terme de ‘santé’ n’y apparaît d’ailleurs que deux fois, et sous la forme participiale de ‘étant en santé’ [9]. Ce qui intéresse les synoptiques, c’est de présenter Jésus comme celui qui nous rend notre humanité, qui la libère et la guérit de ses maux.

Autrement dit, la représentation de la réalité dans laquelle se meuvent les évangiles synoptiques, c’est celle d’un cadre de vie dans lequel les maux existent et sont présents ; ils surgissent toujours à nouveau dans l’existence des humains et viennent l’amoindrir et l’aliéner. Contre eux, les ressources humaines s’avèrent facilement limitées et impuissantes [10] ; alors quand une guérison s’opère, elle se produit plus comme un miracle et un cadeau que comme l’effet assuré d’une technique. Dans cette représentation, il n’y a pas de droit à la santé, mais il y a un devoir de prendre soin (Cf. La parabole du bon Samaritain). Et la santé n’a rien d’une notion abstraite : elle prend sens à partir de l’expérience de la réalité des maux ; elle correspond très concrètement à ce qu’on retrouve après la guérison d’un mal, elle est recouvrement d’une potentialité perdue, qualité de vie retrouvée. L’‘étant en santé’, c’est celui qui n’est pas ou plus malade.

Mais pour cerner plus finement ce que tout cela renferme, il convient de regarder de plus près quelques récits.

1.4. Plus que le corps et le mental

Dans le récit de la guérison de la belle-mère de Pierre, l’un des premiers récits de guérison mis en scène (Mc 1,29-31 ; Mt 8,14-15 ; Lc 4,38-39), il nous est rapporté que la belle mère de Pierre était couchée avec de la fièvre, que Jésus la fit lever en la prenant par la main, que la fièvre la quitta et qu’elle se mit à les servir. Jésus apparaît ici comme le guérisseur qui libère une malade de sa fièvre. Le récit illustre que la venue du règne de Dieu est porteuse de rétablissement, et de plus encore : elle change quelque chose dans le comportement des gens, puisque le récit tient à nous dire explicitement – est-ce parce qu’elle était d’humeur plutôt aigrie et grincheuse ? - que la belle mère de Pierre après sa guérison « se met à les servir ».

Dans un autre des récits inauguraux de guérison, celui du paralytique que ses amis descendent par le toit au pied de Jésus (Mc 2,1-12 ; Mt 9,1-9 ; Lc 5,17-26), la réaction de Jésus est surprenante : il commence par annoncer au paralysé le pardon de ses péchés. Et c’est quand il voit sa présomption contestée par les scribes que Jésus en vient à guérir l’homme de sa paralysie : « « Afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a autorité pour pardonner les péchés sur la terre, je te le dis : lève-toi, prends ton brancard et va dans ta maison ! ». Dans ce récit, Jésus met clairement son autorité de guérisseur au service de son autorité à pardonner les péchés. Autrement dit, dans son rapport au paralysé, Jésus ne prend pas en compte seulement son atteinte somatique, il prend d’abord en compte son rapport à Dieu. Car le péché relève du rapport à Dieu et le pardon des péchés constitue une restauration de ce rapport. Ainsi, le paralysé n’est pas seulement guéri physiquement, il est aussi et d’abord guéri sur le plan spirituel. Il est pris en considération dans l’entier de sa personne.

Dans le récit de guérison de l’hydropique (Lc 14,1-6), Luc nous dit que Jésus était à table, un jour de sabbat, chez un chef des pharisiens avec des convives qui l’avaient à l’œil. Surgit un malade hydropique. Il est alors l’occasion pour Jésus de poser la question à ses interlocuteurs de la légitimité ou non de guérir un jour de sabbat. Et arguant des exceptions qu’ils sont prêts à tolérer en faveur de leur bétail, il guérit le malade et le renvoie chez lui. Ici, le récit s’attarde moins sur le malade lui-même que sur la question du sabbat. La guérison, dans ce contexte, sert à montrer l’autorité de Jésus dans son interprétation de la volonté de Dieu. La focale quitte de nouveau la perspective somatique pour prendre en compte le rapport entre Dieu et les hommes à travers l’institution du sabbat.

Le récit de la guérison des dix lépreux est, lui aussi, significatif (Lc 17,11-19). Alors que Jésus traverse la Samarie, dix lépreux viennent à sa rencontre et en appellent à sa pitié. Jésus les envoie se montrer aux prêtres et durant leur trajet, les lépreux sont purifiés. Se voyant guéri, l’un d’entre eux rend grâce à Dieu, revient auprès de Jésus, se jette à ses pieds pour le remercier et il est précisé qu’il s’agit d’un Samaritain. Le récit se termine ainsi : « Alors Jésus dit : ‘Est-ce que tous les dix n’ont pas été purifiés ? Et les neuf autres, où sont-ils ? Il ne s’est trouvé parmi eux personne pour revenir rendre gloire à Dieu : il n’y a que cet étranger !’ Et il lui dit : ‘Relève-toi, va. Ta foi t’a sauvé.’ » [11] Là encore, nous constatons que le récit déborde du domaine purement somatique. Avant que la purification ait eu lieu, on voit déjà Jésus les envoyer se montrer aux prêtres qui seuls sont légitimés à attester de leur guérison, et à autoriser leur réinsertion dans la vie sociale et la vie religieuse. Avec cela, la guérison est donc prise en compte dans un rapport à la société et, également, dans le rapport à Dieu. Et ce rapport à Dieu ressurgit dans le dialogue final, où se produit une distinction entre les neuf qui ont été guéris et le dixième qui non seulement a été guéri, mais de plus est qualifié de ‘sauvé’, du fait de sa foi. Une distinction explicite se trouve ainsi introduite entre salut et guérison physique. Et il apparaît que c’est bien le salut, plus que la seule guérison physique, qui fait l’objet de la visée de Jésus. Or le salut, c’est la guérison lorsqu’elle se produit sur le plan spirituel du fait du rétablissement d’une juste relation avec Dieu, débordant par là du plan somatique.

Il en va de manière analogue lorsqu’il s’agit de ce que nous appellerions aujourd’hui la guérison d’une aliénation mentale, donc d’une atteinte à la santé sur le plan psychique. Dans le récit de la rencontre de Jésus avec un possédé dans le pays des Géraséniens, que nous rapportent les trois évangiles synoptiques [12], Jésus libère le possédé de ses démons en les envoyant dans un troupeau de porcs qui va se jeter dans le lac. Et il nous est rapporté : « Les gens vinrent voir ce qui était arrivé. Ils viennent auprès de Jésus et voient le démoniaque, assis, vêtu et dans son bon sens, lui qui avait eu le démon Légion. » Si le récit s’était arrêté là, nous aurions une simple guérison psychique : l’homme a retrouvé son bon sens, il n’est plus constamment agité, il est assis, il n’est plus dénudé, il est vêtu conformément aux normes sociales. Mais le récit va au-delà et débouche sur une perspective spirituelle amenant à une nouvelle réorganisation de la vie de l’homme : alors que, redevenu lui-même, il aimerait désormais rester avec Jésus, Jésus lui enjoint : « Va dans ta maison auprès des tiens et rapporte-leur tout ce que le Seigneur a fait pour toi dans sa miséricorde. » Et l’homme s’en alla et se mit à proclamer dans la Décapole tout ce que Jésus avait fait pour lui. Avec ce final, nous avons quitté le plan psychique pour le plan spirituel. L’homme est appelé à reconnaître ce que Dieu a fait pour lui à travers Jésus et à en témoigner. Dans ce récit, il en va donc aussi, en fin de compte, d’une guérison spirituelle et d’une histoire de salut.

Le récit où Jésus s’invite chez Zachée (Lc 19,1-10) corrobore la distinction entre les niveaux de guérison. Ici, il n’est pas question de malades, d’infirmes ou de possédés, mais d’un prospère commandant en chef des collecteurs d’impôts. Surpris et bouleversé par la venue de Jésus chez lui, il décide de faire œuvre de générosité envers les pauvres et se déclare prêt à réparer largement les torts qu’il a commis. Et le récit se termine ainsi : « Alors Jésus dit à son propos : ‘Aujourd’hui, le salut est venu pour cette maison, car lui aussi est un fils d’Abraham. En effet, le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu.’» Il est donc question ici de salut dans un contexte où les maladies physiques ou psychiques sont absentes. Et ce qui s’y trouve en jeu, c’est à nouveau la relation à Dieu, avec la réintégration de Zachée parmi les fils d’Abraham. Bien que ne mettant en scène aucun mal physique ni psychique, le récit de Jésus chez Zachée est celui d’une guérison, d’une guérison spirituelle [13].

Les évangiles synoptiques sont unanimes à en faire la visée de l’activité de Jésus. Dans le récit que tous trois présentent de l’appel de Lévy (Matthieu) [14], Jésus répond aux scribes et aux pharisiens qui le critiquaient de s’être mis à table avec un péager et ses comparses : « Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades ; je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs. » La déclaration établit un parallèle entre bien-portants et malades, d’une part, justes et pécheurs, d’autre part. Elle établit aussi un second parallèle entre le médecin qui est là pour des malades et non pour des bien portants, et Jésus qui dit venir appeler des pécheurs et non des justes. Partant du domaine somatique ou le médecin agit pour des malades dans leur rapport au corps, la déclaration pose donc Jésus en médecin dans le domaine spirituel pour les pécheurs qu’il est venu appeler. L’image du médecin, des bien portants et des malades fonctionne comme une métaphore de l’activité de Jésus dans le domaine spirituel de la relation à Dieu. Elle établit Jésus comme un guérisseur spirituel. Dès lors il est imaginable que ce passage ait valeur de clé herméneutique pour la lecture des évangiles synoptiques : de même que dans la déclaration de Jésus l’activité du médecin en faveur des malades constitue une métaphore pour son activité de guérison parmi les pécheurs, de même les récits de guérisons physiques de Jésus pourraient eux-mêmes être lus comme des métaphores de son activité de guérison spirituelle. Quoi qu’il en soit, ils acquièrent par là une teneur symbolique foncière.

1.5. Santé et salut

Le passage en revue de ces quelques textes nous a permis de constater que, selon les évangiles synoptiques, l’activité de guérisseur de Jésus se déploie aussi bien sur les plans somatique ou psychique que spirituel. Il montre encore que quand il s’occupe du corps ou du mental de quelqu’un, Jésus prend soin également de sa réintégration sociale. Il montre enfin que sa visée fondamentale, ce n’est pas simplement la santé physique ou la santé psychique de la personne ; sa visée fondamentale, c’est sa santé spirituelle, la réorganisation de ses rapports de vie. Jésus entend rétablir un juste rapport entre la personne et le Dieu qu’il annonce, un rapport où la peur est remplacée par la confiance, où la culpabilité est remplacée par le pardon, où l’ostracisme est remplacé par la valorisation, où la condamnation est remplacée par la grâce. Et c’est cette guérison dans le rapport à Dieu que les synoptiques qualifient de ‘salut’. Le salut, c’est la santé recouvrée au plan spirituel, ce plan où l’individu, dans son intériorité, conçoit, fonde, organise et hiérarchise les rapports constitutifs de l’existence dans une nouvelle compréhension d’ensemble. Avec son recouvrement, c’est pour lui la libération du passé, l’avenir qui s’ouvre sur une promesse, le fait d’exister qui se réorganise et qui retrouve sens.

Ainsi, pour les évangiles synoptiques, les atteintes à la santé tant physique que psychique représentent des maux qui compromettent l’existence. Tant que faire se peut, il faut chercher à les soulager, à les guérir, à les combattre, à les prévenir. En ce sens, la santé physique et la santé psychique sont valorisées comme des biens précieux auxquels il est normal d’aspirer et qu’il est normal d’aider à recouvrer. Mais si précieux soient-ils, ils ne sont pas suffisants. Pour une pleine humanité, il y a encore une autre santé à prendre en compte : c’est la santé au plan spirituel, ce salut que les synoptiques identifient à une relation restaurée avec Dieu. On peut être guéri ou en santé physiquement, c’est bien et c’est heureux. Mais si on n’est pas guéri spirituellement, il manque un essentiel à l’existence. On peut être guéri ou en santé psychiquement, c’est bien et c’est heureux. Mais si on n’est pas guéri spirituellement, il manque un essentiel à l’existence. Inversement, s’il est, certes, des douleurs et des dépendances physiques ou psychiques insupportables qui empêchent la distanciation et la réflexion, il est néanmoins aussi des non-guérisons physiques qui n’empêchent pas le travail de la conscience et la guérison de la vie spirituelle [15] ; et dans ce cas, la vie reste ouverte, la possibilité de sens n’est pas démentie, la promesse demeure. (Cf. Paul et son épine dans la chair, 2 Co 12).

2. A la lumière du Nouveau Testament

2.0. En récapitulation de notre parcours, nous pouvons retenir que le positionnement du Nouveau Testament, dans son approche de la question de la santé et de la maladie, est composé des éléments suivants :

- la réalité humaine est marquée de fait par la présence ou l’irruption de maux et rien ne laisse présager que ce pourrait ne plus être le cas. Dans ce contexte, il est un devoir pour les humains de s’entraider et de prendre soin les uns des autres. Des guérisons y sont possibles, mais même si elles font appel à un savoir faire, elles surviennent comme un miracle et un cadeau. La santé n’y a rien d’un droit. Celui qui est en santé, c’est celui qui a le privilège de n’être pas ou plus malade.

- dans la réalité humaine, la santé et la maladie peuvent être envisagés sur plusieurs plans, mais le déterminant, c’est le plan spirituel. C’est sur ce plan que se joue de manière ultime la pleine humanité des hommes. C’est là qu’elle se gagne ou qu’elle se perd. La santé physiologique ou la santé psychique, si elles ne sont pas accompagnées de la santé spirituelle demeurent insuffisantes face aux défis et aux pièges de l’existence. Celui qui est spirituellement en santé est en mesure de composer avec un déficit de santé sur les autres plans [16].

- la santé sur le plan spirituel est le fruit d’une guérison. Elle dépend d’une remise en ordre de notre relation avec Dieu et d’une réorganisation de nos rapports de vie. Elle nous est offerte à travers la personne et le message de Jésus, en qui le règne de Dieu se manifeste à nous et nous interpelle.

Nous avons abordé cet exposé en nous demandant si le jugement commun « L’essentiel, c’est la santé » était une déclaration robuste et défendable ? Nous sommes maintenant en mesure de répondre que selon le Nouveau Testament, c’est le bien le cas, mais en ajoutant cette restriction qui change beaucoup de choses : que la santé dont il s’agit, c’est la santé spirituelle !

A cette lumière j’en viens pour terminer à quelques retombées sur notre présent contexte de vie, sous la forme de démarcations critiques.

2.1. Démarcation critique avec l’aspiration à la complète santé

Le développement de la médecine et ses progrès ininterrompus depuis deux siècles ont nourri des espoirs immenses. On s’est mis à attendre toujours plus d’elle. Puisqu’elle nous avait apporté des traitements contre la tuberculose, la peste, la variole et tant d’autres fléaux, pourquoi ne pourrait-elle pas apporter des solutions contre tous ceux qui subsistent et que nous devons encore subir ? Le complet bien-être doit nous être accessible, et l’OMS nous encourage à le croire. Il en est résulté une médicalisation étendue de la société. Avec le risque de se mettre à considérer tout ce qui sort de l’ordinaire ou de la norme sociale comme pathologique et susceptible d’être soigné. Avec le risque aussi, par rapport aux droits fondamentaux, d’abus de pouvoir des autorités politiques dans les mesures antipandémiques qu’elles peuvent prendre.

Face à cette tendance, le Nouveau Testament signifie une invitation à rester lucide et à ne pas nous illusionner. Rien qu’à cause du vieillissement, la fin des maux n’est pas pour demain et le complet bien-être ressemble fort à un idéal inatteignable. Tout ne peut pas forcément être guéri. Ce qui se trouve en fait corroboré par la médecine elle-même, dont le champ actuel de découvertes met en évidence la complexité du pathologique et la présence en chacun de facteurs de risques et de prémisses de maladies dans nos gènes ; au point que Bernard Kiefer, le médecin rédacteur en chef de la Revue médicale suisse, a pu écrire « Plus personne n’est guéri, ni en bonne santé » [17]. Il nous faut donc nous faire une raison : nous aurons toujours à composer avec des atteintes à notre santé et avec des maladies chroniques.

2.2. Démarcation critique avec le siphonnage du plan spirituel

Le recul du christianisme et la généralisation de la sécularisation ont effacé la notion de salut au profit de la notion de santé. C’est elle qui hérite maintenant d’une valeur inconditionnelle et qui porte les espoirs de bien-être. On l’a vu avec la définition de l’OMS. Avec cela s’est estompée aussi la distinction entre les plans somatique et psychique d’une part et le plan spirituel, d’autre part. Le plan spirituel a perdu son ancestral pilier justificatif et il s’est fait siphonner. Ce qu’on attendait de la religion, on l’attend maintenant de la médecine [18]. On soigne l’angoisse par des médicaments. On cherche des gènes pour expliquer la déviance ou l’addiction. On ausculte le cerveau plutôt que ce qui se passe dans l’esprit ou la conscience. Il en résulte une emprise toujours plus étendue du médical. Il est significatif à cet égard que le rôle attribué naguère par la société aux prêtres et aux pasteurs est dévolu aujourd’hui à des psychologues : en cas d’accident, de traumatisme, de catastrophes, de secousses existentielles, on offre des assistances psychologiques. Significative aussi est la pression exercée par les milieux médicaux sur les Chambres fédérales pour qu’elles modifient les dispositions sur le don d’organes en remplaçant le consentement explicite par un consentement présumé; ce qui va libérer ces milieux médicaux d’avoir à convaincre les gens pour disposer de leur dépouille et qui leur permettra ainsi de faire fi du plan existentiel, voire de considérer que le passage par une réflexion personnelle à propos du don de son corps est une perte de temps; tant il va de soi que qu’une personne morte appartient à la collectivité et n’est plus que ressource dépiautable au service du droit à la santé insinué par l’OMS. Significatif encore le fait qu ’à l’occasion de l’irruption du Covid, les mourants aient été isolés et privés d’accompagnements au nom de mesures de protection sanitaire. Puisque la spiritualité est devenue une affaire secondaire et accessoire, réservée à l’individu, il n’y a plus, dans l’espace public, d’attention accordée spécifiquement à la santé spirituelle. Sauf peut-être - contresens admis qui donne à penser ! - dans les hôpitaux et à l’armée : les premiers ne dédaignant pas le recours à des démarches holistiques ou à des guérisseurs et, les seconds comme les premiers, intégrant des aumôneries au sein de leurs organisations !

Face à cette tendance, le Nouveau Testament signifie une invitation à résister à l’escamotage du plan spirituel et à défendre sa place dans l’espace public en y étant présent et actif. Il n’est pas avéré que la médecine puisse remplacer la spiritualité, le contresens admis dans les hôpitaux et l’armée en témoigne. De même que le développement qui se généralise hors institutions de spiritualités tous azimuts. Le sanitaire ne saurait devenir totalitaire, les résistances qui se sont fait jour dans le cadre de la pandémie actuelle en sont l’indice.

2.3. Démarcation critique avec la disqualification de Dieu

L’escamotage de la notion de ‘salut’ au profit de la notion de ‘santé’ était un indice de cette disqualification. Ce que nous attendons du médical en constitue d’autres : nous aimerions que la médecine fasse disparaître la souffrance, alors qu’elle ne peut que l’atténuer pour un temps en nous bourrant de médicaments ; nous aimerions qu’elle nous permette de rester jeunes et qu’elle abolisse le vieillissement, alors qu’elle ne peut que le dissimuler et le retarder en nous mettant des prothèses et de la pommade antirides ; nous aimerions qu’elle fasse durer notre beauté, alors qu’elle ne peut que retendre nos tissus et nous poser des implants ; nous aimerions qu’elle écarte la mort loin de nous, elle ne peut que la différer partiellement. S’atteste ainsi notre propension à vouloir échapper aux vicissitudes et aux limites qui marquent notre condition humaine, à vouloir les annuler [19]. Dieu, certes, ne fait plus recette aujourd’hui. Mais ce qui était son apanage continue de nous séduire et nous avons soif de nous l’approprier : la complétude, la perfection, l’invulnérabilité, la toute puissance, l’éternité… Au cœur de son absence, nous continuons de convoiter ses attributs. Quelquefois cependant, le rapport à Dieu reste explicite, il se passe de la médecine et il se veut direct et impérieux comme dans les cultes dits de ‘guérison’. Mais là aussi s’atteste notre désir de nous emparer de son pouvoir. Pourquoi cette convoitise qui se retrouve sous différents oripeaux ? Serait-ce par angoisse de notre condition de mortels, exposés, que nous le voulions ou non, aux maux et au temps qui nous emporte ?

Face à cette tendance, le Nouveau Testament signifie une invitation à reprendre la question de Dieu et du rapport que nous entretenons avec lui et avec ce qui lui appartient. Ne nous ouvrirait-t-il pas des perspectives là où il y a, pour nous, des croix à faire ? Il n’est pas forcément avéré que la problématique théologique soit une problématique secondaire et vaine de l’existence. Dans l’organisation et le déroulement de notre vie, peut-être pourrait-elle même jouer un rôle central. Peut-on exclure que la santé spirituelle passe par là ?

Marc-André Freudiger



[1] Cf. Susan Sontag, La maladie comme métaphore – Le sida et ses métaphores, Christian Bourgois éd., Paris. 2009.

[2] ‘Existentiel’ et ‘spirituel’ sont compris ici comme complémentaires : ‘existentiel’ mettant en évidence le champ sur lequel porte le mouvement de la conscience, ‘spirituel’ mettant en évidence le mouvement et la visée de la conscience (noèse).

[3] Je me réfère à la définition de la spiritualité comme délibération avec soi-même, dialogue intérieur orienté sur la quête de sens dans la conduite de l’existence personnelle, que donne Jean Zumstein dans son ouvrage Sur les traces ce Jésus, Labor et Fides, Genève, 2021, p. 17-30.

[4] Constitution de l’OMS, Documents fondamentaux, supplément à la quarante-cinquième édition, octobre 2006, https://www.who.int/governance/eb/who_constitution_fr.pdf

[5] Voir Klaus Seybold et Ulrich B. Müller, Krankheit und Heilung, Verlag W. Kohlhammer, Stuttgart, 1978

[6] Marc 1,15

[7] Luc 11,20

[8] Luc 5,16

[9] Luc 7,10 et 15,27

[10] Cf. Marc 5,26

[11] Cf. Pierre-Luigi Dubied, Eglise et guérison, in «  Cahiers de l’IRP », no 17, Décembre 1993 : « Les quelques affirmations des récits de miracles NT du genre ‘Ta foi t'a sauvé’ qualifient une certaine guérison comme indice du salut et ne font jamais l'équivalence générale guérison/salut. D'ailleurs, pour ce que nous pouvons savoir sur ce point, il semble bien que Jésus n'ait pas guéri tous les malades qu'il a rencontrés ni qu'il ait fait de la seule guérison autre chose qu'un indice parmi d'autres de ce qu'il apportait. »

[12] Mc 5,1-20 ; Mt 8,28-34 ; Lc 8,26-39

[13] Cf. « Les personnes qui ont croisé la route de Jésus n’ont pas seulement été guéries de leur mal, quel qu’il soit. C’est leur vie entière qui a été changée et renouvelée. C’est ce bouleversement pour la vie qui est appelé le salut, et qui inscrit le guérisseur dans une dimension bien plus large que celle d’un simple rétablissement psychologique. » Christine Prieto, Guérir les corps et les âmes selon l’évangile de Luc, Ed. Cabédita, Bière, 2017, p. 82.

[14] Mc 2,13-17 ; Mt 9,9-13 ; Lc 5,27-32

[15] Cf. Pierre Bühler, Santé et Sagesse, in « Blättli existential » No 6, octobre 1976.

[16] Cf. aussi l’apport original de Georges Canguilhem à la problématique de la santé : « Vivre, pour l’animal déjà, et à plus forte raison pour l’homme, ce n’est pas seulement végéter et se conserver, c’est affronter des risques et en triompher. La santé est précisément, et principalement chez l’homme, une certaine latitude, un certain jeu des normes de la vie et du comportement. Ce qui la caractérise, c’est la capacité de tolérer des variations des normes auxquelles seule la stabilité, apparemment garantie et en fait toujours nécessairement précaire, des situations et du milieu confère une valeur trompeuse de normal définitif. L’homme n’est vraiment sain que lorsqu’il est capable de plusieurs normes, lorsqu’il est plus que normal. La mesure de la santé, c’est une certaine capacité de surmonter des crises organiques pour instaurer un nouvel ordre physiologique, différent de l’ancien. Sans intention de plaisanterie, la santé c’est le luxe de pouvoir tomber malade et de s’en relever. » Le normal et le pathologique (1965), in « Philosophie de la médecine II », textes réunis par E. Giroux et M. Lemoine, p. 47, J. Vrin , Paris 2012.

[17] Bernard Kiefer, La santé parfaite, in « La Revue médicale suisse », No 219, le 30 novembre 2011.

 

[19] Cf. Pierre-Luigi Dubied, « L’idéal d’une vie sans souffrance », in Variations herméneutiques No 20 supplément – septembre 2004, p. 61ss.