La maîtrise du monde : en partant
de Heidegger et Ortega y Gasset

Hubert Wykretowicz

0. Quelques remarques contextuelles

Mon maître, Pierre-André Stucki n’aimait pas Heidegger, quand bien même il aimait Bultmann, qui n’avait jamais caché son intérêt pour la philosophie de l’existence et l’herméneutique de Heidegger. Stucki s’était d’ailleurs efforcé dans nombre de ces livres de couper au maximum la position de Bultmann de ces racines heideggeriennes pour la rattacher à une tradition existentialiste plus rationaliste et moins romantique. Nous avions eu de nombreux débats polémiques à ce propos.

C’est donc un peu à contrecœur que je voulais vous parler de Heidegger et notamment de sa pensée tardive, que Stucki appréciait encore moins que le jeune Heidegger plus « existentiel ». Ce « Heidegger tardif » c’est la position de Heidegger après sa compromission avec le nazisme qui l’a conduit, non sans une certaine lâcheté, à méditer entre autres sur les présocratiques et la poésie. Ortega y Gasset, avec son humour presque voltairien, appelait ce Heidegger « le ventriloque de Hölderlin », mais il en reconnaissait aussi certains mérites :

Heidegger, qui est génial, souffre d’une manie des profondeurs. Car la philosophie n’est pas qu’un voyage dans les profondeurs. C’est un voyage aller-retour et, par conséquent, cela signifie aussi ramener le profond à la surface et le rendre clair, manifeste, en faire une lapalissade. Husserl, dans un article célèbre de 1911, dit qu’il considère comme une imperfection de la philosophie ce qui, en elle, a toujours été vanté, à savoir : la profondeur. Elle consiste précisément à rendre patent ce qui est latent, simple ce qui est profond, à parvenir à des concepts « clairs et distincts », comme le disait Descartes. Que nous ne soyons plus cartésiens n’a pas modifié ce dessein. Philosopher, c’est à la fois approfondir et rendre manifeste, c’est une ardeur frénétique à revenir de l’envers de la réalité et à ramener le profond en surface. (...) Je me rappelle avoir dit, il y a plus de trente ans, que la clarté est la politesse de la philosophie. » (Ortega y Gasset, Le mythe de l’homme derrière la technique, ed. Allia, p.39-41)

J’aurais voulu vous proposer un tel voyage dans le propos de Heidegger sur la technique. Au vu de la situation actuelle, je vous proposerai quelques remarques afin de vous permettre de le faire de votre côté, si vous le souhaitez. Pour ce faire, je m’autoriserai à connecter la thèse de Heidegger à une des nombreuses idées fécondes des recherches de Stucki, à savoir le changement de système (Watzlawick) ou, dans le langage de Buber, le revirement. Autrement dit, je tâcherai de traduire dans un langage rationaliste ce que Heidegger dit dans son vocabulaire romantico-métaphysique.

1. Heidegger et la technique : « La question de la technique » in Essais et conférences, Paris, tel Gallimard.

1.1 Heidegger part d’un préjugé à l’égard de la technique : il s’agirait d’un instrument (au même titre que n’importe quel outil), que l’homme peut utiliser à bon ou à mauvais escient. Il pense que c’est en réalité une conception erronée de la technique. Il propose ainsi de distinguer entre la technique comme telle (les nombreuses technologies inventées) et ce qu’il appelle « l’essence de la technique ».

1.2 Selon lui, les diverses technologies qui composent la technique ne sont que des manifestations d’une « essence de la technique », c’est-à-dire d’une représentation du monde technique. Un heideggerien ne me pardonnerait jamais cette formule, le concept de « représentation » étant entaché de métaphysique cartésienne. Heidegger parle à ce propos d’ « aletheia », terme grec pour vérité qu’on traduit chez lui par « dévoilement ». Cela ne veut rien dire d’autre que : « avant » d’être un utilisateur de technologies, ou « pour » pouvoir être ainsi, l’homme est en réalité « victime » d’une certaine forme de « dévoilement » du monde (de l’Etre dit-il) qui en voile évidemment certains autres aspects. Quelle est donc cette représentation ?

1.3 Pour développer cette représentation, Heidegger procède par généalogie ou archéologie philosophique, retraçant l’émergence de cette représentation du monde à partir des Grecs (dont il estime qu’ils ont en réalité posés les bases intellectuelles de notre humanité occidentale).

1.4 Les Grecs pensent déjà en terme « techniques », mais au sens précis de « technè » et « poiésis », c’est-à-dire art et production. C’est leur interprétation de l’Etre (=monde), tout ce qui est étant le fruit d’une production. On pense bien sûr aux artefacts produits par la main de l’homme, mais comme le remarque Heidegger, la nature (physis) est elle aussi pensée en ces termes « productifs » : « le point essentiel est que nous prenions la pro-duction dans toute sa portée et en même temps au sens des Grecs. Une pro-duction, poiesis, n’est pas seulement la fabrication artisanale, elle n’est pas seulement l’acte poétique et artistique qui fait apparaître et informe en image. La physis, par laquelle la chose s’ouvre d’elle-même, est aussi une production, est poiesis. La physis est même poiesis au sens le plus élevé. » (p.16) Il faut comprendre par là que « le ver est dans le fruit », autrement dit que nous sommes déterminés d’emblée par la conception grecque du monde qui plaque, sans s’en rendre compte, une conception « artisanale » ou « productive » humaine sur le réel (la nature). Elle prépare ainsi la modernité, selon laquelle (et Heidegger) le réel est conçu comme objet à la disposition du sujet.

1.5 La modernité est, pour Heidegger, la radicalisation (dramatique, problématique) de ce projet. Le monde, l’être, la nature, ne sont plus simplement envisagés comme des produits, mais comme une matière exploitable (Heidegger va ici jouer beaucoup sur les mots, les traducteurs nous permettent de nous en rendre compte, mais je passe là­dessus). En somme, on passe de l’artisanat du moulin à vent à la machinerie de la société industrielle qui ne se contente plus de recueillir ce que nous donne (produit) la nature mais elle la « provoque » dit Heidegger, i.e. force la nature à nous livrer des ressources (la centrale électrique au bord du Rhin pour reprendre l’exemple de Heidegger). Le monde devient ainsi un « fonds disponible » au pouvoir de l’homme.

1.6 Cela n’est pas sans incidence sur l’essence de l’homme : l’homme ne se comprend plus dès lors comme celui qui accueille l’être, le monde ou la nature, il est celui qui s’en sert à sa guise : « En s’adonnant à la technique, il prend part au commettre comme mode du dévoilement », autrement dit il s’enferme dans cette représentation qui fait du monde un matériel à disposition et de l’homme son utilisateur/exploiteur (ainsi on peut dire que la vision utilitariste de l’homme et de son action ne sont que le produit de cette histoire de la représentation du monde).

1.7 Cette représentation du monde et de l’homme, Heidegger l’appelle « Gestell » (traduit par « arraisonnement ») et elle détermine de part en part l’ensemble de nos comportements, pratiques comme cognitifs. Notez bien le renversement : « la physique moderne n’est pas une physique expérimentale parce qu’elle applique à la nature des appareils pour l’interroger, mais inversement : c’est parce que la physique – et déjà comme pure théorie – met la nature en demeure de se montrer comme un complexe calculable et prévisible de forces que l’expérimentation est commise à l’interroger, afin qu’on sache si et comment la nature ainsi mise en demeure répond à l’appel » (p.29). Et plus loin encore : « C’est parce que l’essence de la technique réside dans l’Arraisonnement que cette technique doit utiliser la science exacte de la nature. Ainsi naît l’apparence trompeuse que la technique moderne est de la science naturelle appliquée. » (p.31)

1.8 Or, remarque Heidegger, cette représentation du monde n’est pas une fatalité : « l’homme dans tout son être est toujours régi par le destin du dévoilement. Mais ce n’est jamais la fatalité d’une contrainte. Car l’homme, justement, ne devient libre que pour autant qu’il est inclus dans le domaine du destin et qu’ainsi il devient un homme qui écoute, non un serf que l’on commande » (p.33). La liberté humaine consiste donc à faire quelque chose de ce destin qui est le nôtre, i.e. de ce mode de dévoilement (manifestation) du monde propre à l’occident moderne : « Ainsi nous séjournons déjà dans l’élément libre du destin, lequel ne nous enferme aucunement dans une morne contrainte, qui nous forcerait à nous jeter tête baissée dans la technique ou, ce qui reviendrait au même, à nous révolter inutilement contre elle et à la condamner comme œuvre diabolique. Au contraire : quand nous nous ouvrons proprement à l’essence de la technique, nous nous trouvons pris, d’une façon inespérée, dans un appel libérateur. » (p.34) La pensée de Heidegger rejoint ici la pensée dialectique, au sens où cette représentation du monde qui s’abat sur nous est en même temps l’occasion d’un autre rapport au monde, mais à condition que nous en prenions conscience. Nous devons prendre conscience que dans la technique il en va moins de l’utilisation morale ou immorale des technologies que d’un certain rapport au monde et à l’homme.

2. Quelques commentaires

2.1 La position de Heidegger est originale en ce qu’elle invite à ne plus concevoir la technique comme un outil mais comme un rapport au monde qui est le fruit d’une histoire.

2.2 Elle me paraît d’actualité dans la mesure où l’instabilité et l’incertitude que nous connaissons en temps de catastrophes (Covid, écologie, ...) fait apparaître précisément la nature de ce rapport au monde qui nous détermine (prendre conscience de ce dévoilement et de l’essence de la technique dont parle Heidegger). On ne peut déplorer que le monde soit instable et l’avenir incertain que si l’on part du présupposé qu’il doit être parfaitement stable et prévisible (comme le laisse penser la représentation technique du monde). Or, c’est ce présupposé qu’il vaut la peine de questionner.

2.3 Elle est d’actualité encore dans la mesure où elle attire notre attention sur deux erreurs : soit de s’enfoncer dans encore plus de contrôle, soit de simplement se révolter contre les mesures prises, comme s’il n’y avait là que ces deux possibilités (soit je continue à m’abîmer dans la logique technico-capitaliste soit je suis capable de réentendre l’appel dionysiaque de la vie et de la nature).

2.4 Derrière un style parfois pénible et mystique, on retrouve cependant une structure
logique assez similaire à la dialectique et la théorie des systèmes de Watzlawick :

- l’idée que nous n’aurions ces deux choix est typiquement une fausse alternative,

dont vraisemblablement la conséquence est le maintien du système en l’état.

- La croyance selon laquelle il s’agirait de promouvoir un usage plus moral de la technique serait une « intervention au mauvais niveau » (qui crée ou renforce le problème plus qu’elle ne le résout).

Si l’on se libère du jargon heideggerien, on observe que le propos autour de l’essence de la technique invite en réalité à un changement 2, un changement non pas dans le système mais de système. L’appel de Heidegger à prêter attention à l’essence de la technique, autrement dit encore au dévoilement sur fond duquel émergent les technologies que nous inventons, n’est rien d’autre qu’un appel à prêter attention aux règles qui définissent le système dans lequel nous baignons. Dans le vocabulaire de Watzlawick, il s’agirait d’agir au niveau des prémisses (de 3 e degré vraisemblablement), qu’on laisse ininterrogées la plupart du temps et que l’on prend pour évidentes. En d’autres termes encore, il ne s’agit ni plus ni moins du revirement dont parle Buber, et qui consiste à inventer les règles d’un monde différent, où il serait question à la fois d’éviter de glorifier les dispositifs technologiques et de s’en débarrasser au nom d’une prétendue nature sauvage que nous aurions perdu chemin faisant.

3. Mise en perspective

Pour ne pas surcharger ce document, je me permets de conclure en signalant la position d’Ortega y Gasset et de G. Canguilhem à propos de la technique, respectivement Le mythe de l’homme derrière la technique (Op. cit.) et la question de l’écologie, la technique ou la vie (texte/conférence moins connu(e) de Canguilhem que l’on trouve en appendice de l’ouvrage de son discipline François Dagognet Considérations sur l’idée de nature, Vrin).

Si le propos de Heidegger reste encore passablement empreint d’un certain romantisme allemand qui tend malgré tout à condamner le rapport technique au monde, ces auteurs développent des positions moins technophobes sans toutefois souscrire à une philosophie de la technique optimiste et caricaturale. L’un comme l’autre soulignent, chacun à leur manière (héritage de l’anthropologie philosophique de Scheler chez Ortega y Gasset, marxisme chez Canguilhem), que la technique s’enracine dans la nature vulnérable et imparfaite de l’homme. Autrement dit, le préjugé dénoncé ici, auquel Heidegger semble allègrement adhérer, c’est que la technique est l’expression de la puissance de l’homme, alors qu’en réalité elle est l’expression de son inadaptation foncière. De cet autre point de vue, il n’y a pas vraiment d’au-delà de la technique pour l’homme, l’homme ne pouvant jamais être complètement chez lui au milieu de la nature. Dans le vocabulaire de la systémique, vouloir se débarrasser de la technique serait alors le symptôme de ce que Watzlawick appelle « le syndrome de l’utopie », qui fait de la représentation technique du monde un problème (inextricable, puisqu’il nous serait tout bonnement impossible d’en sortir comme le laisse penser Heidegger), alors qu’elle ne serait, en réalité, qu’une difficulté (qui par exemple tient à la mesure dans son utilisation, ce que précisément Heidegger entend contester).