Kierkegaard, Post-Scriptum

JEAN-DENIS KRAEGE

Résumé :

Je me propose de traiter de la dialectique telle que présentée dans le Post-Scriptum définitif et non-scientifique aux Miettes Philosophiques de S.Kierkegaard.
L'idée est de partir du dernier « chapitre » de l'oeuvre, intitulé «précisément « Le dialectique » pour y revenir en toute fin d'exposé. Kierkegaard y esquisse la manière proprement chrétienne de comprendre sa vie. Pour saisir de quoi il en retourne, il est important de refaire à grands traits le parcours proposé par Kierkegaard dans cette oeuvre foisonnante. Repartant de la préoccupation fondamentale des humains pour leur béatitude éternelle, nous passerons en revue la critique (ironique) que K. adresse à la tentative de fonder cette béatitude dans l'historico-mondial ou dans l'élaboration d'un système. Cette critique de la spéculation « esthétique » mène à une deuxième possibilité de réponse : l'attitude « éthique ». Là le rapport à soi est pris en compte. Il est décrit en termes de passion pour soi. Dès lors la vérité (en matière de béatitude éternelle) est la subjectivité. Ce stade éthique comporte lui aussi un aspect comique : une contradiction interne débusquée par l'humour. Après l'échec de l'éthique, K. montre que la conscience en quête de béatitude absolue doit orienter sa passion vers l'absolu pour elle-même devenir absolue. L'éthique est alors remplacée par le religieux que K. appelle en un premier temps « Religieux A ». On cherche à s'y anéantir soi-même pour ne se centrer que sur le dieu ou pour se fondre en lui. Ce stade connaît lui aussi une aporie : on y souffre de l'antagonisme entre l'exigence de compter sur ses propres ressources et celle de s'anéantir soi-même. On est alors prêt à faire le saut consistant à se laisser rencontrer par le paradoxe absolu (l'Absolu qui incognito se fait relatif) et à adopter la nouvelle compréhension de soi qui en découle et que K. qualifie de « dialectique ».

0. Le Post-Scriptum (1846) est à la fois un préambule et un post-scriptum aux Miettes philosophiques (1844). Le Post-Scriptum démarre sur l'une des affirmations centrales des Miettes, à savoir que l'on ne peut déduire une vérité absolue ou vérité de foi d'une vérité contingente. Il se termine sur une autre affirmation décisive des Miettes : l'affirmation qu'au centre du christianisme il y a le paradoxe absolu, à savoir que Dieu nous a rencontrés en un être humain. Entre le début et la fin du PS, l'intention est de montrer comment existentiellement, dialectiquement et de sauts en sauts on peut déboucher sur la foi chrétienne. Car tout au long de la réflexion, K.prétend travailler « dialectiquement ». Or le sujet de notre séminaire est, cette année, précisément la dialectique. D'où la raison de mon choix de vous proposer un survol de cet ouvrage d'environ 550 pages dans l'édition de l'Orante.

Je me propose de faire oeuvre la plus pédagogique possible dans mon exposé. Le texte de Kierkegaard est, en effet, foisonnant. Par moments il est difficile, il entre dans des analyses très pointues, il change constamment de vocabulaire, il reprend la même problématique sous des angles fort divers... Pour ceux qui ont lu le PS, je les préviens que j'en propose ici une adaptation quelque peu schématique, mais qui, j'espère, reste fidèle à l'intention générale de S.K.

1. Qu'est-ce que la dialectique ? Je partirai d'une première définition générale de ce qu'est la dialectique chez K. Il s'agit en quelque sorte d'une hypothèse à vérifier au cours de mon exposé. On pourrait aussi dire que, dans la mesure où K. utilise dans cet ouvrage le terme de dialectique de toutes sortes de manières différentes, j'en propose en préambule une définition qui me semble synthétique et qu'il nous faudra affiner. La dialectique kierkegaardienne me paraît être la mise au clair par le raisonnement ou la réflexion sur soi-même de situations existentielles qui contiennent des contradictions. La dialectique se situe ainsi à deux niveaux : celui de l'existence et celui de la réflexion, donc du langage qui rend compte de l'existence. Quant au fonctionnement général de la dialectique, il est précisé par K. lui-même (Oeuvre complètes, Edition de l'Orante, tome XI/p.54) : « penser une chose, en ayant présente à l'esprit la chose contraire et les unir dans l'existence » ; les choses pensées peuvent être par exemple : « être à la fois plein de remords » et « tout gaillard » (idem).

2. Afin d'explorer ce que K. entend plus précisément par dialectique, je me propose de partir de la fin de son ouvrage. Il y présente, en effet, la foi chrétienne comme étant « LE dialectique ». C'est là (XI/252-3) que K. affirme qu'il a décrit au cours de son ouvrage quatre attitude existentielles ou manières de comprendre sa vie. Il les qualifie de quatre réponses dialectiques à une seule et même question. Il y a d'abord eu l'esthétique. Elle consistait à avoir sa dialectique en dehors de soi. Dit dans les termes de la Maladie à la mort/ Traité du désespoir, il s'agit de tenter de ne pas être soi-même et de spéculer dialectiquement sur les êtres et les choses en ne s'impliquant par principe pas soi-même dans la spéculation. Et K. de préciser qu'il s'agit de la seule attitude qui n'est pas proprement dialectique puisqu'elle « a sa dialectique en dehors de soi ». Vient en deuxième lieu l'éthique. « Elle a sa dialectique en soi ». Celle-ci consiste à se surmonter et à s'affirmer soi-même donc à tenter de devenir soi-même. Avec ce que K. appelle le religieux A, la dialectique s'emploie à l'anéantissement du moi devant Dieu afin de pouvoir devenir soi-même. Enfin le religieux B ou religieux paradoxal, c'est-à-dire le christianisme, supprime toute « immanence ». N'y réside plus aucune confiance que je puisse par moi-même devenir moi-même ou puisse ne pas le devenir. Il s'agit de tout y recevoir y compris soi-même de Dieu. Tout est don de Dieu, grâce de Dieu. Dans les termes de la Maladie à la mort : « le moi qui se rapporte à lui-même et veut être lui-même devient transparent et se fonde dans la puissance qui l'a posé » (Maladie à la mort XVI p. 285). Pour K. ce religieux B est le « proprement dialectique » . Il affirme en substance et en résumé que ce proprement dialectique est la capacité de vivre paradoxalement en plénitude dans toutes les contradictions de l'existence. Toutefois, pour arriver à comprendre cette dialectique par excellence et paradoxale, il faut commencer par le début et passer de stade en stade, car ces stades ne sont pas seulement dialectiques chacun à leur manière, ils sont encore reliés deux à deux par des relations de type dialectique...

3. Encore une remarque ! Avant même qu'il y ait une attitude existentielle, une compréhension de soi (esthétique, éthique, religieuse), il faut qu'il y ait une question. Dans le texte cité précédemment, K. précisait bien qu'une attitude existentielle est une réponse, en principe dialectique, à une question. Quelle est donc la question décisive qui se pose à tout être humain ? Il s'agit d'après K. de la question de ma « béatitude éternelle ». Comment pourrais-je être inconditionnellement heureux ? On pourrait aussi dire : comment est-ce que je pourrais avoir une assurance sur laquelle tout faire reposer ou à laquelle tout suspendre (Luther). Comment pourrais-je avoir une certitude absolue, un fondement réellement fondamental à mon existence... ? Les variations de vocabulaire pour dire cette question fondamentale sont innombrables. On pourrait aussi dire qu'il s'agit de la question de la liberté ou de cette du sens ou encore de la cohérence de sa vie...

4. K. analyse une première réponse. Certains ont, en effet, prétendu qu'un événement historique pouvait m'assurer une béatitude absolue. Par exemple ce qu'avait dit et vécu Jésus de Nazareth. Tel est le prétention des vies de Jésus, en particulier celle de D.F.Strauss que K. avait lue. D'où toute la question du Jésus de l'histoire traitée dans les Miettes. Un maître du passé peut-il me donner accès à la béatitude éternelle ? Dans la même veine, d'autres estimaient – et en particulier Hegel - que l'histoire dans son entier, lorsqu'on en dégage le sens, peut nous assurer cette béatitude éternelle (donner un sens à ma vie en m'inscrivant dans le sens de l'histoire, par exemple). Kierkegaard montre que, dans un cas comme dans l'autre, cela est impossible, car tout dans l'histoire est relatif. Toute vérité d'existence tirée de ce qui est historique sera toujours approximative, car notre connaissance historique est toujours approximative. La meilleure preuve, c'est que l'histoire des historiens a elle-même une histoire, que le point de vue sur un même évènement n'est pas le même aujourd'hui qu'il y a un siècle, etc. On ne peut donc fonder une décision qui engage ma vie entière sur l'analyse des faits de l'histoire susceptibles d'être remis en question l'instant d'après.

5. Une deuxième réponse à la question de la vérité ou à celle de l'obtention d'une béatitude éternelle consiste à vouloir développer un système absolu qui serait capable d'expliquer toutes choses, de les situer dans le grand Tout, de rendre compte de la totalité de la réalité qui serait « raisonnable » (accessible à la raison). C'est, comme à propos de l'histoire mondiale, Hegel qui est ici visé. Mais cette prétention à développer un système du monde existait auparavant déjà. Cette prétention était présente dans toute volonté de dégager une métaphysique expliquant toutes choses ou au sein de laquelle toutes chose auraient leur place. Aujourd'hui, on retrouve, par exemple, cette prétention dans toutes les grandes explications déterministes de l'univers. Or un système absolu n'est pas possible. Pour être absolu, il lui faudrait avoir un commencement. Or le philosophe qui décide de bâtir son système, commence en vertu d'une décision personnelle. C'est là le commencement de son système, non un commencement absolu. Cela provient du fait que celui édifie le système est un être fini, limité. Mais K. fait aussi remarquer qu'il est tout aussi impossible de terminer le système ! La réflexion du philosophe ne saurait avoir de fin, car là aussi le philosophe est fini ! Un système ne peut donc être total ou absolu, car il n'a ni commencement ni fin. Dit autrement encore, le tort de celui qui croit pouvoir édifier un système, c'est de se croire capable de juger le système de l'extérieur, alors qu'il fait partie du système qu'il tente de bâtir. Autre démonstration de cette limitation de la raison. La raison a pour prétention d'accéder à la réalité, or elle n'y arrive de fait jamais. Si la réalité est concrète, il reste toujours une dose d'incertitude ou un au-delà de ce qui est connaissable ou de ce qui est connu. Si, au contraire, la réalité est abstraite, il s'agit d'une construction de l'esprit. La raison y a peut-être accès, mais ce n'est pas la réalité, il s'agit d'une construction. Aucun système ne pourra ainsi jamais offrir une béatitude éternelle.

6. A ce point de notre réflexion sur le PS, permettez-moi quelques considérations sur le parcours que K. nous a proposé jusqu'ici. Elles seront au nombre de trois. Ma première considération sera pour dire qu'aussi bien en se référant à l'histoire qu'en désirant édifier un système pour répondre à la question de la béatitude éternelle (points 4 et 5) nous avons vu deux formes de ce que K. appelle l'« attitude esthétique » ou l'« esthétisme ». Ces termes sont plurivoque c/o Kierkegaard. Ici ils sont utilisés en relation avec la vérité, la connaissance, la raison. Ailleurs ils désignent un mode d'être superficiel. Le personnage type de l'esthétisme sera alors Don Juan. A chaque fois, l'attitude esthétique est cependant caractérisée par l'intérêt qu'un existant a pour ce qui lui est extérieur et qui doit soigneusement le rester. Il centre son attention sur qui est au dehors de soi, sans rapport avec une quelconque réflexion sur lui-même. En faisant de l'histoire pour l'histoire, en élaborant un système, en alignant les conquêtes amoureuse, on refuse de prendre vraiment en considération les questions personnelles, intérieures, le sérieux existentiel. Il y a dans cette attitude une fuite loin de soi-même, un divertissement dans ce qui nous est extérieur et n'a aucune chance de nous remettre personnellement en question. Toute forme de spéculation est ainsi une sorte d'esthétisme. Tel est par exemple le cas, quand on discourt sur Dieu, sur l'être, sur la réalité en soi, sur le fonctionnement général du cosmos, sur les lois de la société en général, voire même sur la religion... bref sur le « général ». Autrement dit, dans cette attitude, on ne veut surtout pas devenir soi-même.

7. Ma deuxième considération sera pour dire, après K., combien l'esthétisme est comique. Il appartient alors à ce que K. qualifie d'ironie de mettre en évidence la contradiction inhérente à l'esthétisme. K. prend, à propos des constructeurs de systèmes spéculatifs, l'image du constructeur d'un magnifique palais qui vit dans les communs. Ironique est ainsi la contradiction entre l'existence finie et la prétention à un savoir absolu. Comique aussi est cet « intérêt » pour ce qui est extérieur. En effet, en s'intéressant à l'extérieur, on affirme implicitement qu'existe une intériorité qui s'intéresse à ce qui est extérieur ! Or, si je m'intéresse à cet extérieur qui ne « comprend » pas mon intérêt pour lui, donc mon intériorité, je ne m'intéresse qu'à une partie de l'être, pas à la totalité. J'oublie tout ce qui a trait à l'intérieur de moi. Le comique de l'effort esthétique devrait obliger le tenant du système ou de l'historico-mondial à prendre en compte l'intériorité. Ici point un soupçon : la réponse à la question de la vérité pourrait bien se situer à l'intérieur de moi et non à l'extérieur ! L'ironie ne fait alors qu'indiquer une direction. Ce sera au stade suivant à peut-être la creuser !

8. Ma troisième considération concerne le parcours intellectuel proposé par Kierkegaard. Il suit ce que, dans ce séminaire, nous avons appelé le schéma ou le parcours de la reconnaissance. On part de la thèse esthétique en matière de quête de béatitude éternelle. On découvre qu'elle butte sur une impasse (l'existence de l'intériorité). Cela oblige le chercheur de béatitude éternelle à reprendre à nouveau frais sa recherche. Et quand on parle de nouveaux frais, il s'agit de tenir compte de l'intériorité, ce qui coûte beaucoup, énormément même à un esthète.

9. Le deuxième stade mis en évidence par K. est celui qu'il caractérise d'éthique. Dans l'éthique surgit la volonté d'être soi-même alors que dans l'esthétique on ne voulait surtout pas penser à soi, réfléchir sur soi, devenir soi, raison pour laquelle on se perdait dans des considérations générales. L'éthicien est habité par un passion pour l'individu qu'il est : un pathos existentiel qui le distingue radicalement de la sphère précédente. On rencontre autour de soi des éthiciens comme des esthètes. Pensez à tous ces livres à succès qui se proposent de nous dire comment faire notre bonheur, à toutes ces incitations au coming out spirituel consistant à prendre du temps pour soi, pour autrui et pour la nature. L'éthicien type de Kierkegaard cherche à se réaliser soi-même dans son travail et/ou dans le mariage. Il veut s'inscrire ainsi dans la durée. Il cherche à maîtriser le temps alors que l'esthéticien ne désire vivre que dans l'instant.

10. Comment en arrive-t-on à choisir ce stade éthique ? En matière de connaissance, on a découvert que la connaissance objective comme concordance entre la pensée et l'être est impossible. Aucune vérité objective n'est possible. La seule vérité possible, c'est dès lors que je ne puis atteindre à aucune vérité objective. Une telle vérité – la seule possible – est une vérité subjective : JE ne puis atteindre à quelque vérité objective que ce soit. Dit autrement encore : la vérité, c'est que je suis limité et que pourtant j'aspire à l'infini. La grande thèse du stade éthique, c'est alors que la vérité est la subjectivité. Il va de soi que Kierkegaard ne vise pas, en disant cela, les vérités sur les lois de l'univers ou la vérité historique, mais toute vérité me permettant de me comprendre moi-même, de devenir moi-même, d'accéder à une béatitude éternelle. Car, même quand je m'intéresse aux lois de l'univers, j'ai des raisons personnelles de m'en préoccuper. L'éthicien, contrairement à l'esthète, est ainsi sensible à ce que K. appelle la double réflexion : le fait de se savoir un moi qui a cette capacité de réfléchir au rapport qu'il entretient avec lui-même et ainsi de modifier ce rapport. Or toute vérité à propos de ma béatitude éternelle relève de ce rapport que j'entretiens avec moi-même, relève donc de ma subjectivité, de mes décisions personnelles, concerne mon intériorité ou encore demande l'appropriation d'une vérité qui m'est dite... Devenir moi-même est la passion de ma subjectivité. Le modèle de l'éthicien n'est autre que Socrate : la seule chose que je sache - nous apprend-il -, c'est que je ne sais rien. Dès lors il m'importe de partir de cette seule chose que je sais. En découle que la seule chose importante dans ma vie, c'est de me connaître moi-même.

11. Cette attitude éthique a toutefois elle aussi son côté comique. Kierkegaard dénomme la forme de comique qui oblige l'éthicien à dépasser l'attitude existentielle qu'il a endossée : l'humour. Contrairement à l'ironie qui dénonce chez l'autre les contradictions, l'humour est, peut-on dire, la capacité de se moquer de soi lorsque, passionné par le fait de devenir soi-même, on découvre son incapacité à le devenir. L'humour naît de ce que le même mot de pathos signifie à la fois passion et souffrance. Pourquoi souffre-t-on de la passion que l'on a pour soi-même ? C'est qu'on n'arrive jamais à vraiment devenir soi-même par soi-même. Il s'agit d'un effort infini et donc insatisfaisant. L'humour naît alors de ce que je suis à la fois habité par cette passion de faire tout ce qui peut être fait pour devenir moi-même et de ce que je découvre que je n'y arrive pas et n'y arriverai jamais, car je suis fini. J'en souffre et me mets à me dire que je dois être responsable de cette incapacité à devenir moi-même par moi-même. Personne d'autre que moi n'en est responsable puisque, dans l'optique de l'éthicien, je ne puis compter que sur moi-même pour devenir moi-même. La seule alternative pour l'éthicien consiste à renoncer à vouloir être soi-même et à en revenir à une attitude esthétique dont il sait maintenant qu'il s'agit d'une attitude désespérée, d'une attitude incapable de lui offrir la béatitude éternelle après laquelle il court ! Le pas suivant est vite fait : si je suis responsable, c'est que je dois être coupable. L'éthicien va ainsi entretenir un rapport coupable à lui-même, ce qui n'est pas tout à fait la béatitude éternelle !

12. Arrêtons-nous de nouveau un instant pour examiner le mouvement de la conscience que nous avions laissée sur son échec de vouloir fonder sa béatitude éternelle sur une vérité historique ou sur un système totalisant. Après cet échec de l'esthétisme, il était devenu nécessaire de prendre en compte l'intériorité et l'exigence de devenir soi-même. L'éthicien s'y est essayé, mais a buté sur son incapacité à devenir lui-même par lui-même. Il convient, après ce deuxième échec, que la conscience, dans son effort pour obtenir la béatitude éternelle, reparte donc, une fois encore, sur des bases nouvelles. Elle sait qu'il lui est impossible de se conquérir soi-même par ses oeuvres, ses efforts, sa quête intérieure, etc. Ne reste qu'une chose : la passion pour soi (dans son double sens d'être tendu vers... et de souffrance) que je ne puis abandonner sous peine de retomber en esthétisme. En butant contre son incapacité à m'offrir la béatitude absolue, ma passion découvre que, pour assurer ma béatitude éternelle, il lui faudrait être elle-même éternelle ou absolue et non limitée, finie. Une passion, pour être vraie et garante d'une béatitude absolue, ne saurait être qu'une passion absolue non pour un être relatif, mais pour l'absolu, en d'autres termes pour un dieu. Cela présupposerait que je sois capable de distinguer entre l'absolu pour lequel je me passionne absolument et le relatif pour lequel je ne me passionne que de manière relative. L'humour ne me permet pas d'aller plus loin. Il me décrit le cadre formel d'une autre attitude existentielle possible.

K. disait que le stade éthique était le premier stade où il y avait à proprement parler une dialectique. Il entendait par là une dialectique existentielle. Rappelons-nous sa définition de la dialectique : penser une chose et son contraire et les unir dans l'existence. Les deux choses ici unies dans l'existence dont les deux aspects du pathos : la passion d'être soi et la souffrance de ne jamais pourvoir le devenir. La dialectique de l'existence éthique débouche sur l'exigence d'approfondir la passion éthique jusqu'à ce qu'elle puisse devenir passion absolue, seul gage possible d'une béatitude elle aussi absolue (et d'un éventuel dépassement de la souffrance de ne pas arriver à être soi-même).

13. Cette passion absolue pour l'absolu et relative pour le relatif est représentée par ce que K. dénomme le religieux A. Il s'agit de l'attitude représentée par les religions en général. Ce que l'on retrouve dans toutes les formes de ce qu'on appelle religion, c'est l'idée de se nier soi-même et de se passionner pour Dieu seul. A la différence du stade éthique, on ne s'y fait plus confiance à soi-même pour devenir soi-même. On décide qu'il faut faire le détour du rapport à un dieu. Ainsi la passion pourra devenir absolue, parce que passion pour un absolu. On se décentre alors de soi, se centre sur un dieu dans l'espoir que par cet effort de se centrer sur l'absolu, on puisse devenir pleinement soi-même. Le pathos existentiel absolu est par là même résignation infinie. Pour obtenir sa béatitude infinie, le religieux A renonce à lui-même, perd tout le fini, sans que rien ne l'assure qu'il obtiendra sa béatitude et sans tirer de sa passion pour l'absolu quelque bénéfice mondain que ce soit. Le pathos existentiel s'avère essentiellement souffrant. Il ne s'agit toutefois pas d'une souffrance masochistement recherchée. Quand on se place face à l'Absolu, on ne se précipite pas dans la souffrance. On découvre qu'on y est.

14. Le religieux A se révèle lui aussi comique ! Kierkegaard montre que subsiste, dans cette attitude, ce qu'il appelle une dose d'« immanence » et donc que la critique que l'éthicien était invité à se faire à lui-même reste valable pour l'adepte du religieux A. Subsiste, en effet, un tant soit peu de confiance en ses capacités propres de se nier soi-même et de centrer sa vie sur le dieu. On n'a pas véritablement dépassé les contradictions de l'éthique. Certes on ne veut plus être soi-même par soi-même, mais par la passion que l'on a pour l'absolu. Reste que la souffrance inhérente à la passion subsiste. L'être religieux se sent alors, par exemple, coupable de ne pas faire tout ce qu'il faudrait faire pour plaire à Dieu ou pour se fondre en Dieu. C'est là, par exemple, l'expérience de Luther au couvent. Alors, ici aussi, comme c'était le cas pour l'éthicien, le religieux est invité à faire preuve d'humour. Cet humour à l'égard de soi naît de la contradiction vécue entre la nécessité de me nier moi-même pour pouvoir me passionner pour l'absolu et l'incapacité dans laquelle je suis de me nier moi-même, car je ne puis ME nier moi-même. J'ai besoin de confiance en moi pour nier toute confiance en moi-même. Pour pouvoir me nier moi-même, il me faut être un JE qui s'affirme lui-même ! Pour pouvoir ME passionner pour l'absolu et lui seul, il me faut aussi me passionner pour moi et donc ne plus vraiment me passionner absolument pour le dieu et pour lui seul. Toutefois, pour mon malheur, je ne souffre pas simplement de cet échec comme en souffrait l'éthicien. Ma passion se voulant passion absolue pour l'absolu, je souffre infiniment de mon échec ! Ma faute n'est pas un simple faute, mais une faute face à Dieu, une faute devant Dieu. Face à l'absolu, face à l'infini, ma souffrance ne peut être qu'absolue, infinie.

15. Arrêtons-nous une fois encore pour prendre un peu de distance et voir quel a été le parcours de notre réflexion en passant au religieux A : j'ai commencé par essayer d'obtenir ma béatitude éternelle en m'intéressant à l'histoire ou en élaborant un système spéculatif. J'ai alors été conduit, via l'ironie, à découvrir qu'aucune béatitude éternelle ne serait jamais possible si je ne prenais pas en compte le rapport que j'entretiens avec moi-même. En tentant de prendre au sérieux ce rapport à moi-même, j'ai découvert, via l'humour, que je n'obtiendrais jamais non plus de béatitude éternelle, car je ne me passionne alors que relativement pour du relatif. Il faudrait pouvoir me passionner absolument pour l'absolu. Et voici que, désirant me passionner absolument pour l'absolu, je me trouve une troisième fois en échec, car comment trouver en moi les ressources pour me nier moi-même et pour me passionner absolument pour l'absolu ? Je touche alors au fond du désespoir. Plus aucune solution ne semble s'offrir à moi. Il me faut soit renoncer à toute possibilité d'accéder à une béatitude éternelle, soit me dire qu'il ne m'appartient pas à moi-même de conquérir ma béatitude éternelle. Mais alors, d'où me viendra-t-elle ? Je puis donc en revenir à l'esthétisme ou à l'éthique en sachant qu'il s'agit d'attitudes incapables de m'offrir ce à quoi j'aspire et à désespérer définitivement de toute béatitude éternelle, de toute vérité absolue pour ma vie. Ou bien je puis me dire que je reste ouvert à n'importe quelle autre solution dont je ne sais qu'une chose : qu'elle n'est pas en mon pouvoir, qu'elle ne dépend pas de mes capacités propres, car limitées.

En terme de dialectique, on peut dire qu'avec le Religieux A, le moi s'efforce de s'anéantir lui-même pour devenir lui-même. En résulte une contradiction infinie et une souffrance infinie. Tel est l'échec contre lequel bute toute « spiritualité », toute religion. Ce faisant on commence à saisir comment fonctionne le raisonnement que K. qualifie de dialectique. A chaque stade, il s'agit de voir son effort pour devenir soi-même (ou ne pas l'être) butter contre une contradiction que l'attitude existentielle propre à ce stade est incapable d'intégrer. Face à ce mur, la conscience va tenter de reprendre son effort sur des bases nouvelles avec l'espoir de trouver une autre attitude qui dépasse toutes les contradictions ou, à la limite, qui soit capable d'accepter toute contradiction (cf. le cheminement de la reconnaissance).

16. C'est alors que s'offre à ma quête de béatitude éternelle une quatrième possibilité que K. qualifie de religieux B. Il ne s'agit plus de compter sur moi-même pour me passionner pour l'absolu. C'est, en effet, l'absolu qui fait paradoxalement irruption dans mon immanence. Ce faisant – et c'était le thème de Miettes – le dieu m'offre la possibilité (la condition) d'une vie en vérité sans que je n'y sois pour rien. Je saisis alors que la béatitude éternelle m'est offerte. Elle est une grâce. Dit autrement : la condition pour me passionner absolument pour l'absolu m'est gratuitement donnée, sans que je n'aie besoin de faire quelque effort que ce soit. Cette possibilité d'une réelle béatitude éternelle ne peut cependant m'être ouverte que par ce que K. nomme le paradoxe absolu. En tant que paradoxe, il met ma raison et mes capacités personnelles entre parenthèses. Si ma raison, ma volonté etc. n'étaient pas ainsi suspendues, je compterais encore sur une part de moi-même pour obtenir ma béatitude éternelle. Je resterais dans le religieux A et sur son échec accompagné d'une souffrance infinie. Le paradoxe me place quant à lui face à une décision qui n'a rien de rationnel. Je suis donc appelé à sauter. Ce saut sera celui de la foi ou celui du scandale face cette absurdité : que l'absolu se soit fait relatif pour me permettre de me passionner absolument pour l'absolu et ainsi connaître une béatitude absolue. Cette attitude de foi est caractérisée par K. d'attitude dialectique par excellence. Elle a, en effet, la capacité d'intégrer pour le moins 3 contradictions que K. décrit très brièvement. Elle ne peut les intégrer que parce que le Moi se reçoit alors lui-même de Dieu avec les contradictions qui sont inhérentes à ce qu'il est. On pourra qualifier cette dialectique de dialectique paradoxale, vu sa capacité, grâce au paradoxe, de vivre en plénitude en dépit des infinies contradictions qui habitent cette attitude existentielle.

17. Il y a d'abord la conscience du péché sans laquelle une foi authentique est impossible. La faute du religieux A se transforme, en effet, en péché lorsque je suis réellement mis devant Dieu par le paradoxe. Expliquons-le en d'autres termes que ceux de K dans cet ouvrage. Lorsque je me découvre croyant, je découvre simultanément qu'il a fallu que Dieu se fasse homme pour briser la distance que je ne cesse de mettre entre lui et moi en croyant nécessaire de faire des efforts pour m'approcher de Lui. La conscience du péché, c'est ainsi la reconnaissance devant Dieu que mon effort pour devenir moi-même est un effort désespéré aussi longtemps que je compterai d'une quelconque manière sur moi-même. Il semblerait que le saut de la foi me délivre de cet effort pécheur consistant à compter sur moi pour devenir moi-même. Or cette conscience du péché est indissolublement liée à la foi. Dès que je n'ai plus conscience d'être pécheur, je ne vis plus de la seule grâce de Dieu manifestée paradoxalement en un humain. Je retombe en religieux A. Je crois, par exemple, que ma foi me permets de devenir moi-même ou qu'en faisant le saut de la foi, je suis devenu une fois pour toutes moi-même.... Le religieux B, la foi, est dialectique en ce sens qu'il s'agit de maintenir ensemble jusqu'à la fin de ma vie la foi et le péché. Je ne suis jamais qu'un pécheur pardonné, gracié. En résulte que cette simultanéité est une immense souffrance qui est inhérente à toute foi authentique. Cette simultanéité et cette souffrance feront aussi que la foi n'est jamais chose acquise. Constamment je suis tenté d'abolir la souffrance et le péché et d'en quelque sorte redoubler mon péché.

18. Le religieux B est d'une deuxième manière dialectique: la foi élimine le scandale ET simultanément n'est plus vraie foi si elle ne se vit pas constamment au risque du scandale. Si on élimine le scandale, on ne reconnaît plus que la foi est posée, créée par le paradoxe absolu et la foi devient une oeuvre. En d'autres termes on n'est jamais définitivement chrétien ; il faut tjs à nouveau le redevenir et un chrétien va ici aussi obligatoirement souffrir de ne pas pouvoir éliminer le scandale. Une variante de cette deuxième dialectique réside dans la souffrance de la raison qui ne sait qu'une chose : qu'elle ne peut accéder à la béatitude éternelle. Il me faut, en effet, renoncer à la raison en la matière et laisser le saut de la foi ou celui du scandale se produire, sauts aussi peu rationnels ou raisonnables l'un que l'autre. La raison ne pourra, en matière de béatitude éternelle, qu'être ancillaire de la foi et doit sacrifier son autonomie.

19. Le 3e exemple de dialectique que donne K. et qui caractérise le religieux B réside dans la douleur de la sympathie qui va obligatoirement de pair avec la foi (II, p.263). K. parle de pathos intensifié en montrant que le bonheur de se savoir prédestiné est accompagné de la souffrance de voir d'autres humains ne pas avoir cette chance. Cette dialectique est celle de la béatitude automatiquement accompagnée d'un terrible malheur. Tout autre que le chrétien désespérerait de cette tension. Or être chrétien, c'est recevoir la capacité d'être pleinement heureux ET pleinement malheureux. La dialectique est la capacité d'unir dans son existence une chose et son contraire, on le voit mieux maintenant.

20. Dans un passage du PS que je n'arrive désespérément pas à retrouver, Kierkegaard montre que le religieux B représente une attitude indépassable. Si mes souvenirs sont bons, cela provient de ce que l'attitude croyante n'existe que si elle contient son contradictoire, si elle se reçoit comme une passion-douleur intensifiée, dont la souffrance est la marque de fabrique. Il n'y a pas de comique (de contradiction à dépasser) dans cette attitude qui EST contradictoire par définition et surtout s'accepte nécessairement contradictoire. Si la foi chrétienne n'était pas paradoxale, elle ne serait pas la foi chrétienne. On ne peut, en matière de béatitude éternelle, aller plus loin. Si on veut éradiquer la contradiction inhérente à la foi chrétienne, on ne peut que revenir à une attitude antérieure dont on sait qu'elle est désespérée.

21. Revenons une fois encore sur le parcours proposé au lecteur par K. Il peut paraître que la démarche kierkegaardienne soit apologétique. Elle consisterait alors à vouloir convaincre son lecteur que le christianisme est la seule réponse possible à la quête universelle de béatitude éternelle ou de vérité absolue. Mais alors K se contredirait lui-même : si l'on pouvait démontrer que le Religieux B est la seule réponse, on n'a pas besoin du paradoxe, de la grâce et de la foi. Un parcours rationnel nous permettrait d'adhérer au christianisme et d'avoir accès à la béatitude éternelle. Cette impression est corroborée par le fait qu'en passant d'un stade à l'autre on assiste à une progression. Chaque stade intègre, en effet, quelque chose du stade précédent, sauf l'éthique qui n'a rien à intégrer de l'esthétique, sinon son échec ! La découverte éthique que la subjectivité est la vérité est repris dans le religieux, la passion absolue pour l'absolu du religieux A est intégrée au religieux B, quant à la souffrance du pathos existentiel, elle est acceptée dans le religieux B. K. vise-t-il donc à montrer la supériorité du christianisme au terme d'une progression vers l'absolu ? Ce serait effectivement le cas si on arrivait au paradis sur terre tel que le sens commun se le représente. Or on n'arrive qu'à découvrir une réalité terrible : le paradis est fait d'insurmontable contradiction. Je me dois de vivre dans ces radicales contradictions. Le stade le plus élevé possible est fait de béatitude éternelle ET d'enfer éternel, de paix ET de souffrance indicible... Mais K. laisse simultanément entendre que je n'ai pas de raison de désespérer de cette dialectique sans résolution, car ce désespoir (à l'égard de la souffrance infinie que recèle cette attitude) est aboli par la béatitude que l'on peut espérer recevoir tjs de nouveau, mais que l'on peut tout uniment ne plus recevoir puisque notre béatitude éternelle (notre liberté, le sens de notre vie, la cohérence de ce que nous sommes) ne nous est jamais que donnée de l'extérieur de nous-mêmes. Vivre en chrétien, c'est vivre dans les contradictions de l'existence, mais sans désespoir. Par ailleurs dans la mesure où il y a paradoxe et saut de la foi en passant du religieux A au religieux B, il ne saurait y avoir de continuité « immanente » entre les autres attitudes existentielles typologisées par K. et le christianisme .

22. La structure de la dialectique paradoxale : foi et péché, foi et scandale, foi et sym-pathie sont d'absolus contradictoires. Et pourtant ces contradictoires s'appellent réciproquement. La foi n'est foi authentique que pour qui se sait pécheur pardonné. La foi n'est foi authentique que si elle peut constamment se muer en scandale. La foi n'est foi que si elle débouche sur l'amour sympathique à l'égard de ceux qui ne se reconnaissent pas aimés, choisis par Dieu. Et inversement : le péché est un insupportable désespoir aussi longtemps que, dans la foi, je ne me sais pas pécheur pardonné. Le scandale, parce qu'il fait perdre toute espérance de béatitude éternelle, conduit lui aussi à un affreux désespoir aussi longtemps qu'il ne reconnaît pas qu'il n'est que l'aiguillon nécessaire au moi qui, se rapportant à lui-même et voulant être lui-même, devient transparent et se fonde dans la puissance qui l'a posé. La sympathie avec les non-croyants n'est elle aussi possible sans total désespoir que pour qui est rendu libre dans la foi pour aimer en vérité son prochain.

L'équilibrisme du dialecticien ou du chrétien consiste à sans cesse ni fin maintenir ensemble contradictions et double implication de la foi et du désespoir.

Jean-Denis Kraege