Version française par le prof. Urs Luterbacher
Il ne fait aucun doute à l’heure actuelle que nous sommes confrontés
à un ensemble de crises environnementales majeures dues en grande partie
aux effets déjà visibles du changement climatique, conséquences qui
pourraient empirer encore à l’avenir. Il y a même quelques hypothèses
plausibles qui mettent le réchauffement global en cause dans la pandémie
actuelle du Covid-19 qui pourrait résulter du mouvement plus élevé
d’animaux en quête de nourriture vers les villes et qui seraient alors en
mesure de contaminer davantage les êtres humains. Face à ces crises on
rencontre deux types de réponses extrêmes, soit la propagation de ce que
l’on peut appeler le catastrophisme qui prédit un effondrement général de
l’humanité, soit un déni de l’importance et même quelques fois de
l’existence même de ces problèmes environnementaux qui caractérise souvent
le libertarianisme. Or je vais essayer de montrer qu’une approche fondée
sur la rationalité critique peut éviter les pièges présentés par ces deux
démarches extrêmes.
Lorsque l’on parle d’approche rationnelle, il faut savoir de quoi l’on
parle parce que la rationalité individuelle s’oppose souvent à la
rationalité collective. En effet, lorsque l’on fait une hypothèse de
rationalité individuelle (ce qui est une abstraction forte mais adéquate à
fin d’analyse), sur une société d’agents qui décident, il n’y aucune
garantie que celle-ci agisse de manière rationnelle voire même cohérente.
Ce paradoxe, bien connu des spécialistes et notamment des philosophes
choix social remonte en tout cas au 18e siècle où il a été
formulé de manière rigoureuse par le grand mathématicien et homme
politique français, le marquis de Condorcet qui s’était intéressé aux
décisions prises à la pluralité des voix (Condorcet 1785). Le
paradoxe se révèle dans d’autres circonstances sociales par ce que l’on
nomme des pièges ou des tragédies. Ainsi, le piège de la liquidité noté
par l’économiste anglais John Maynard Keynes (The General
Theory of Employment, Interest and Money , Londres Macmillan 1936)
qui nous dit que s’il est individuellement rationnel d’épargner et
éventuellement de retirer ses avoirs des banques lorsqu’une récession
s’annonce, ce comportement a des effets désastreux au niveau social :
la préférence pour l’argent liquide et l’épargne diminue la demande
globale et les investissements (puisque l’épargne n’est plus placée) et
rend de ce fait la récession encore plus forte en l’entraînant vers la
dépression. Seule une intervention étatique massive sous forme de création
monétaire et d’investissements peut remettre la machine économique en
marche. On peut aussi parler de piège Malthusien (Malthus 1798)
qui se manifeste surtout dans les sociétés rurales préindustrielles dans
lesquelles il était rationnel pour les ménages de produire beaucoup
d’enfants qui peuvent assurer à la fois main-d’œuvre pour l’agriculture et
sécurité pour les vieux jours. Cependant bien souvent ces comportements
aboutissent à des déséquilibres entre population et ressources et à une
paupérisation générale due à une surabondance démographique. Finalement,
mais la liste est loin d’être exhaustive, la tragédie du libre accès aux
biens environnementaux (Hardin 1968) peut entraîner des
catastrophes écologiques. Imaginons un lac qui contient beaucoup de
poissons mais qui est disponible en libre accès pour tout un chacun qui
désire y pêcher. La foule des pêcheurs qui va s’approprier les poissons ne
sera retenues que par les coûts de la pêche elle-même (bateaux, matériel
de pêche), mais non pas par la perspective d’un épuisement éventuel du
stock de poissons. Il est donc rationnel individuellement pour chaque
pêcheur de prendre autant de poisson que possible mais cette attitude
aboutit à l’extinction de la faune du lac. On peut relever que le problème
du changement climatique n’est pas fondamentalement très différent de
celui du lac : L’atmosphère est disponible en libre accès pour servir
de réceptacle de polluants à tout un chacun et notamment des gaz à effet
de serre produits par les activités humaines. Il est évidemment
individuellement rationnel pour tout un chacun de poursuivre ses activités
polluantes mais cela aboutit à un désastre collectif. Il faut encore noter
qu’un même paradoxe se manifeste par rapport aux conflits face à la
coopération : Le jeu dit du dilemme du prisonnier montre qu’une
stratégie de conflit et dominante et par conséquent supérieure à une
stratégie de coopération ce qui de nouveau aboutit à un désastre
collectif.
Cependant, même si plusieurs sociétés humaines n’ont pas pu maîtriser les
défis de leurs relations avec leur environnement en raison des paradoxes
et tragédies évoquées ci-dessus, et le biologiste Jared Diamond en
a fait le répertoire de quelques-unes dans son ouvrage Collapse
(2005), d’autres entités ont su se tirer d’affaire par la mise en place
d’institutions adéquates. Celles-ci sont répertoriées et expliquées par
la politologue Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009. C’est ici
qu’il faut mettre en avant la notion de bien public ou de bien collectif.
En effet, l’économie ne se résume pas uniquement à une production et à
échange de biens privés. En fait pour que ce type d’échange ait lieu, il
est indispensable de disposer d’un bien collectif qui le limite et le
régule. Comment distinguer un bien privé d’un bien public ? Par
opposition à un bien privé qui est exclusif (il peut être approprié
exclusivement par une personne qui peut en disposer à sa guise) et rival
(si je le consomme ou l’utilise quelqu’un d’autre ne peut pas le faire en
tout cas pas sans mon accord), un bien public n’est ni l’un ni l’autre.
Ainsi un éclairage public ne peut être approprié de manière individuelle
et n’est non seulement pas en concurrence avec d’autres systèmes
d’éclairage mais la consommation d’éclairage n’affecte pas celle des
autres individus. Il existe dans un système socio-économique énormément de
biens publics : la protection, le système juridique et judiciaire, la
régulation bancaire, la protection sociale, la santé, les biens culturels
et j’en passe. Une analyse correcte d’un système socio-économique ne peut
se faire sans une considération jointe des bien privés et publics.
„Der kategorische Imperativ ist also nur ein einziger und zwar dieser:
handle nur nach derjenigen Maxime, durch die du zugleich wollen
kannst, daß sie ein allgemeines Gesetz werde. “
(
Kant, 1785, 420).
Il s’agit là d’une reconnaissance que le raisonnement amène à observer
un principe universel ou du moins aussi universel que possible. Comme le
suggère Robert Sugden (1991,756) : “ It is crucial
for Kant that categorical imperatives are dictated by reason alone.
Thus, for Kant, reason alone can be a motive for an action of the will.
Categorical imperatives are imperatives that would be recognized by any
agent possessing the faculty of reason. Thus, they are not merely
independent of the particular desires of any particular agent; they are
independent of any facts, however general, about human psychology or
human society. The autonomous agent imposes his own laws; but if each
agent arrives at these laws by the use of reason, all will arrive at the
same laws. Kant argues that any such law must have the formal property
that each agent can, without logical inconsistency, will that the law
should be binding on all agents: the law must be universalisable.” Il
s’agit là non seulement du fondement de l’impératif catégorique mais en
définitive et par extension du fondement rationnel de tout bien public.
Ce principe sert en quelque sorte d’ancrage à toute institution qui
s’applique de manière générale à tous : Je me dois d’observer les
règles de l’institution parce que si je ne le fais pas d’autres ne le
feront pas non plus l’institution elle-même s’effondre. Pour Kant ces
principes servent de base également à son projet de paix perpétuelle (Zum
ewigen Frieden. Ein philosophischer Entwurf 1795). Selon lui, le
traité de paix devait lier des républiques, c’est-à-dire des
entités politiques fondées sur le principe de l’État de droit et qui
devraient se fédérer en toute liberté de choix et promettre ni annexions
ni emprises non consenties sur d’autres États y compris par
l’utilisation de moyens financiers. Il est évident que d’autres biens
publics peuvent être formés pour résoudre d’autres questions que celles
des conflits entre États.
Si l’on reprend maintenant la conception énoncée par Elinor Ostrom, on
peut certainement aussi imaginer des formes diverses de biens publics
qui concernent l’environnement et la gestion des ressources naturelles
ainsi que les mesures qui permettent de les sauvegarder. En effet, un
bien public peut « ne pas avoir de prix », il a néanmoins un
coût pour le préserver et éventuellement le développer. En contrepartie
il existe une série de mesures que des institutions peuvent mettre en
œuvre afin que les participants au bien public soient incités à ne pas
en abuser et à le gérer de manière durable. Ainsi, on peut procéder à
une interdiction totale ou partielle d’utilisation des ressources
environnementales pendant un certain temps. On peut également taxer
l’utilisation de ces ressources ou soumettre à l’impôt l’utilisation de
pâturages par un troupeau d’animaux domestiques. On peut finalement
introduire une « titrisation » de l’usage de la ressource sous
forme droits partiellement ou totalement négociables. Il faut remarquer
ici que ces méthodes étaient appliquées notamment par des communautés
paysannes de montagne bien avant l’avènement du
« capitalisme » ou plis précisément d’une économie de marché
plus généralisées à partir du 18e siècle (Ostrom
1990, Wiegandt 1980 ). Ce fait montre que les stratégies de la
préservation de l’environnement ne sont pas reliées au développement de
modes de production ou d’organisation économique particuliers mais
qu’ils ont existé de longue date même dans des sociétés fondées sur
l’agriculture et l’élevage de subsistance [1] . Il est évident que le processus
d’industrialisation a accentué la gravité des atteintes à
l’environnement ainsi que leur étendue géographique. Cependant,
l’emprise sur le milieu due à l’industrialisation n’est pas liée à un
mode de production particulier telle que par exemple l’économie de
marché souvent mentionnée dans ce contexte. Il ne faut pas oublier que
l’industrialisation à la soviétique a été encore bien plus dévastatrice.
Ainsi, lors de l’effondrement de l’URSS et des changements intervenus en
Europe de l’Est, les émissions de gaz à effet de serre ont dans la
foulée, diminué de 30 % dans les régions concernées. Il suffit par
ailleurs de se rendre dans la région de la mer d’Aral en Asie centrale
pour voir les dégâts causés au milieu naturel par une politique
d’irrigation forcée qui a détruit un cycle naturel de l’eau dans la
région et a abouti au rejet de tonnes de pesticides dans l’environnement
local. De même, le système chinois, une espèce d’hybride entre économie
de marché et économie étatique est à l’origine d’une pollution de l’air
intense au-dessus des grandes villes du pays.
Il est intéressant de constater dans le contexte du changement
climatique que de fortes divergences régionales apparaissent lorsque
l’on étudie les émissions de gaz à effet de serre qui en sont
responsables. Ainsi, ce sont les pays d’Europe occidentale et surtout
ceux de l’Union Européenne qui non seulement émettent le moins mais qui
ont fait reculer significativement la quantité de ces émissions depuis
1990. Comme l’atteste le graphique suivant :
La croissance européenne n’en a pas moins continué pour autant même
avec une diminution de la consommation matérielle :
Ces tendances démontent que le problème climatique est maîtrisable
pourvu que les États agissent de manière à contrôler le phénomène en
abaissant les émissions [2]. Notons
que la plupart des États de l’Union européenne correspondent précisément
à ce que Kant entendait lorsqu’il parlait de « républiques »
et que ceux-ci ont une notion suffisante du bien public pour agir même
si ce type d’actions ne va pas suffisamment vite ou loin pour certains.
Il est certain que même les États européens pourraient encore faire
davantage. Cependant leur exemple montre qu’un découplage entre
croissance économique et l’évolution (ici la diminution) des émissions
de gaz à effet de serre est possible. Le problème principal à l’heure
actuelle se situe plutôt en Asie où l’on trouve beaucoup moins d’États
fondés sur le droit et la démocratie. Pourquoi les États autoritaires
sont-ils moins enclins à prendre des mesures contre le changement
climatique ? Essentiellement me semble-t-il pour des raisons
politiques. Les pays autoritaires se sentent en fait sans cesse menacés
par tout ce qui pourrait arrêter leur croissance ou augmenter même
temporairement le prix de leur énergie en craignant par là une perte de
leur emprise sur leurs populations. C’est pourquoi les combustibles
fossiles demeurent encore largement subventionnés dans le monde [3].
Ces constatations montrent que le catastrophisme n’est pas basé sur une
évaluation précise de la situation parce qu’il attribue au système de
production tout entier des problèmes de fonctionnement alors qu’il
s’agit là le plus souvent de questions de choix politiques qui n’ont
rien à voir avec les mécanismes fondamentaux du mode de production [4] . Bien plus, les choix
politiques en faveur des combustibles fossiles parasitent en fait le
système en lui imposant des orientations particulièrement inefficaces.
En d’autres termes, ce ne sont pas des aspects économiques mais au
contraire des éléments de sociologie politique qui expliquent pourquoi
la réponse aux défis posés par le changement climatique, un bien public,
a tellement de peine à se mettre en place.
Par opposition, le libertarianisme (Hayek, von Mises, Ron Paul,
Nassim Taleb ), se refuse à considérer l’importance des biens publics
et ne retient qu’une très petite minorité d’entre eux comme nécessaire.
En effet, selon ce courant de pensée, la mise en place de biens publics
est liberticide en ce sens qu’il ne perçoit que le coté contraignant
qu’elle impose aux individus [5].
Pour démontrer la validité de leur approche les libertariens sont
obligés de nier l’existence des paradoxes et des pièges que j’ai évoqués
plus haut. Selon eux, les marchés peuvent entièrement se réguler
eux-mêmes, ce qui s’est révélé inexact dans de nombreux domaines
notamment dans ceux de l’environnement et des finances. Ils se méfient
de la volonté de progresser vers une plus grande égalité du fait qu’ils
estiment qu’il y a une opposition fondamentale entre équité et
efficacité économique. Or, cette opposition tombe précisément lorsque
l’on introduit la notion de bien public dans l’analyse du système
économique. Les systèmes égalitaires sont aussi ceux qui sont le plus
efficaces (pour une démonstration rigoureuse voir Chichilnisky
et Luterbacher (2012) ).
En conclusion, ni le catastrophisme ni le libertarianisme ne sont
des solutions aux problèmes du moment. Alors que l’un parie sur
l’effondrement et l’autre sur un libéralisme dépourvu de toute entrave
et de toute régulation pour régler les questions importantes qui nous
assaillent en ce moment. L’un pousse au désespoir et à la passivité,
l’autre à la négation des difficultés posées par ce que l’on nomme des
externalités économiques (puisqu’elles ne sont précisément pas ou mal
intégrées par les marchés) et qui nécessitent la mise en place de biens
publics et de solutions institutionnelles. Ni l’une ni l’autre
conception ne nous conduisent vers l’humanisme tel que défini par la
philosophie des lumières et son insistance sur les droits de l’homme y
compris face aux difficultés et à l’irrationalité de marchés non
contrôlés.
Références
Chichilnisky Graciela and Urs Luterbacher Climate Change,
Security, and Redistribution Brown Journal of World Affairs, 18, 11,
2012
Conndorcet, Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, Marquis
de Essai sur l'application de l'analyse à la probabilité
des décisions rendues à la pluralité des voix
, Paris Imprimerie royale 1784
Diamond Jared Collapse: How Societies Choose to Fail or Succeed,
Viking Press 2005
Hardin, Garrett, The Tragedy of the Commons, Science 162, 3859,
pp. 1243-1248, 1968
Kant, Immanuel, Zum ewigen Frieden. Ein philosophischer
Entwurf Königsberg, bey Friedrich Nicolovius 1795
--Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, Riga, Hartknoch 1785
Keynes, John Maynard The General Theory of
Employment, Interest and Money, London Macmillan 1936
Malthus, Thomas, Robert, An Essay on the Principle of Population,
London, Johnson 1798
Ostrom, Elinor (1990). Governing the Commons: The Evolution of
Institutions for Collective Action. Cambridge, UK: Cambridge
University Press.
Sugden, Robert Rational Choice: A Survey of
Contributions from Economics and Philosophy The Economic
Journal , 1991, 101, 407 pp. 751-785
Wiegandt Ellen (1980). Un village en transition,
Ethnologica helvetica
[1] (retour) La déforestation est
un phénomène ancien qui s’est particulièrement manifesté en sur le
pourtour méditerranéen à la suite d’une surexploitation des forêts
utilisées principalement pour la construction de bateaux.
[2] (retour) Ceci dit même les
États d’Europe occidentale subventionnent encore les énergies fossiles
même si c’est à un degré moindre que les autres. Les considérations
politiques jouent aussi un rôle ici surtout que des pays ou des régions
comme la Norvège ou l’Ecosse tirent des revenus considérables de leur
exportation de pétrole.
[3] (retour) On estime à 405
Milliards de $ annuels les subsides aux combustibles fossiles par les
pays du G20 uniquement.
[4] (retour) Un autre leurre du
catastrophisme est constitué par le soi-disant pic pétrolier que l’on
prédit depuis longtemps mais que l’on ne voit guère apparaître en tout
cas dans les prix du pétrole qui restent encore et toujours dominés par
les coûts d’extraction. Malheureusement, les réserves terestres en
combustible fossile sont encore considérables, ce qui rend leur abandon
difficile bien que souhaitable.
[5] (retour) Le titre de l’ouvrage
de Hayek publié en 1944 : The Road to Serfdom,
University of Chicago Press est révélateur à ce sujet :
Hayek voyait dans les mesures de politique sociale mises en œuvre par le
parti travailliste sous l’impulsion de William Beveridge au Royaume Uni
après la fin de la deuxième guerre mondiale, un glissement dangereux
vers le totalitarisme. Or non seulement ce glissement ne s’est pas
produit mais cet ensemble de politiques a probablement consolidé la
démocratie en la faisant progresser vers une plus grande égalité entre
citoyens britanniques.