L’Ecole de Francfort et la Théorie critique
Mireille Lévy, 17 juillet 2018

1.La question de l’attitude critique

L’Ecole de Francfort s’est créée autour d’une volonté de reprendre le flambeau de la posture critique des Lumières, flambeau qui selon eux s’est obscurci en se renversant dans son contraire, un aveuglement, une Raison mythifiée et une soumission à une réalité socio-économique aliénante. Recréer une posture critique qui ravive le lien entre pensée, liberté et justice, qui réamorce le mouvement émancipatoire de la Raison, telle est l’intention première de ce courant de philosophie sociale.

Ce mouvement s’est vivement opposé à d’autres formes d’attitude critique (phénoménologie, rationalisme critique, critique kierkegaardienne) au nom d’une pensée dialectique ancrée dans le marxisme, puisant ses armes critiques dans l’économie, l’histoire, la sociologie et la psychanalyse. Le lien au marxisme, pivot de la première critique, s’est ensuite effrité faisant place, pour la deuxième et troisième génération de ce mouvement, à d’autres appuis théoriques. Le projet critique s’est cependant maintenu comme tâche de dévoilement non seulement des formes d’injustice et d’aveuglement, mais des sources d’aliénation et de pathologies sociales.

Au cours de ces transformations, la force critique s’est-elle maintenue ou affaiblie ? La prétention du début, d’être par le type de relation entre théorie et praxis, la seule attitude à présenter une force émancipatoire en même temps que critique, s’est-elle elle-même retournée en protestation tragique, a-t-elle su conserver son ferment critique ou a-t-elle subi elle-même un retournement dialectique qui en ferait un instrument possible d’accommodation à l’idéologie ?

2. L’Ecole de Francfort et la Théorie critique

L’Ecole de Francfort est un courant de philosophie sociale qui s’est développé dans le cadre d’un Institut für Socialforschung, créé en 1923, à Francfort et réorganisé par Horkheimer en 1931, pour y mener un travail interdisciplinaire avec des philosophes et écrivains, Adorno, Benjamin, mais aussi des économistes, Pollock, Grossmann, un psychanalyste, Fromm, un historien, Neumann. On parle d’Ecole de Francfort depuis la fin des années 50 et on y inclut rétrospectivement les travaux de cette première équipe interdisciplinaire de 1930.

C’est un courant de pensée qui fait la critique de la Raison des Lumières, en dénonçant son retournement dialectique en mythologie, particulièrement en mythe du progrès et en raison instrumentale, pour mieux prendre en charge la réalisation des espoirs placés en elle. L’instrument de la critique est emprunté au marxisme de Lukacs et se nourrit des différentes disciplines en sciences humaines, sociologie, économie et psychologie, avec une influence marquée quoique variable de la psychanalyse.

 Il s’agit d’une philosophie dialectique, au sens d’un matérialisme pratique, axé sur la dialectique de la théorie et de la praxis.  L’ancrage dans la théorie marxiste, bien qu’effectué indépendamment des organes de la IIIe internationale, deviendra problématique au fur et à mesure que les espoirs dans les luttes du prolétariat s’avéreront fragiles voire discrédités soit par la dégénérescence bureaucratique de l’Etat soviétique jusqu’à une forme de totalitarisme soit par la soumission consentie du prolétariat à la société de consommation.

Selon Horkheimer, cette philosophie est dialectique dans la mesure où elle travaille avec l’idée de négation, « négation des prétentions absolutisantes de l’idéologie dominante et négation des prétentions impudentes de la réalité »[1]. Cette double négation est un mouvement critique et non pas la possession d’une sagesse ou d’une idée du Bien, un mouvement de distanciation mais qui se veut aussi prise au sérieux, prise de responsabilité à l’égard de la situation historique, ce en quoi il se distingue, selon Horkheimer, d’un simple scepticisme.

La critique est orientée vers un espoir de travailler à l’instauration d’une société axée sur la raison, condition de la liberté. Cette visée ainsi que la référence à certaines thèses du marxisme de Lukacs a fait du problème de l’espérance un point sensible de ce courant philosophique. Le problème de l’articulation de la philosophie et de la théologie a été soulevé par Benjamin dès le début du mouvement pour dénoncer le fait que l’orthodoxie marxiste, qui prétendait liquider la théologie, gardait à son insu un résidu mythologique et pour suggérer que la théologie pourrait tenir un rôle critique à l’égard de la philosophie de l’histoire et de l’espérance. Il a utilisé certaines notions de la foi juive pour effectuer une critique virulente de la conception du temps historique et de sa dialectique objective, présente dans le marxisme léniniste et dans le marxisme vulgaire, et pour redonner au présent une ouverture qui a force d’interpellation. Sa réflexion veut éveiller à la conscience que le bien futur ne saurait justifier les souffrances passées et présentes.

Mais le rapport de cette philosophie critique à la théologie varie d’un philosophe à l’autre. L’option d’immanence matérialiste, héritage de la critique marxiste de la religion, proclamée et maintenue par Adorno, est l’objet d’un questionnement, voire d’une crise pour Horkheimer.

Ce mouvement philosophique, qui a fort revendiqué sa volonté d’être une philosophie en rapport dialectique avec la praxis, a été souvent perçu par les militants de la gauche marxiste comme un marxisme universitaire, qui reste de plus en plus une théorie critique, coupée de la praxis. Il faut dire qu’à part quelques allusions à quelques militants de l’opposition de gauche non affiliés à la IIIe internationale ou au parti socialiste, dans l’article de 1937, Théorie traditionnelle et Théorie critique, il y a peu de considérations d’analyse politique sur les mouvements révolutionnaires de l’époque, ni d’allusion à un travail militant. Cependant l’Ecole de Francfort est prise comme cadre de référence des mouvements étudiants des années 60 et de la Nouvelle Gauche aux USA, de certains mouvements gauchistes en Europe, au moment où Horkheimer prenait distance par rapport au marxisme, où Habermas proposait une nouvelle manière de penser le lien entre raison et liberté. C’est Marcuse[2], avec sa conception d’un freudo-marxisme, qui restera le plus engagé dans les luttes amorcées par les mouvements d’opposition de 68, comptant sur une forme de résistance dont l’ancrage n’est alors plus le prolétariat.

En s’inspirant des travaux d’Olivier Voirol, on peut  distinguer différentes périodes dans ce courant de pensée qui s’est durement confronté aux violences de l’histoire et à l’ampleur du mal :  chute de la République de Weimar, accès de Hitler au pouvoir avec l’aide du grand patronat allemand, révolution trahie en URSS, la IIIe internationale développant une bureaucratie répressive et un régime totalitaire qui bloqua au niveau international les processus révolutionnaires sur lesquels elle n’avait  pas le contrôle (Guerre d’Espagne, élimination des anciens combattants espagnols) ; complaisance du prolétariat  dans l’aliénation de la société de consommation et force de récupération du capitalisme à travers la société de consommation, de la société unidimensionnelle.

On peut considérer qu’au fil du temps l’ancrage dans le marxisme a été dissous, d’une part parce que l’idée que le prolétariat mènerait une lutte émancipatoire contre le capitalisme en instaurant une forme de démocratie plus accomplie perdait de sa force devant la puissance d’intégration du capitalisme et l’extension de la culture de masse aliénante, mais d’autre part et plus encore, parce que les philosophes rattachés à ce mouvement critique ont peu à peu  renoncé à la critique marxiste  de l’économie politique et au lien posé par Lukacs entre marchandisation et réification.

Il subsiste cependant ce que certains appellent La Théorie critique, mouvement qui se comprend comme l’héritier de l’Ecole de Francfort, au sens où elle assume une réflexion philosophique sur le lien social et sur  les relations qu’entretiennent raison, liberté et justice, où elle assume la tâche de dénoncer les obstacles à l’émancipation en dénonçant les différentes formes  de pathologies sociales, d’aliénation et de réification  contemporaines, enfin où elle cherche à assumer la responsabilité d’une théorie engagée dans la praxis, effort théorique de soutien  aux institutions démocratiques, voire aux mouvements émancipatoires, pour autant qu’on puisse les discerner.[3]

Avant de donner un bref tableau des différentes formes qu’a prises la Théorie critique, il est nécessaire de présenter brièvement les deux œuvres qui ont marqué cette Ecole et avec lesquelles ses différents représentants ne cesseront de dialoguer, soit celle de M. Weber et celle de G. Lukacs.

3. Max Weber et Georg Lukacs, références contrastées discutées par la Théorie critique

3.1. Max Weber

Il a étudié la spécificité de la société occidentale et particulièrement de la société moderne, caractérisée par l’organisation économique capitaliste et par une structure politique et administrative marquée par une forme de rationalité qui tend à la bureaucratisation. La société moderne est considérée comme l’aboutissement d’une rationalisation progressive qui opère un désenchantement du monde, conduit à un polythéisme des valeurs et au règne de la rationalité formelle.  L’éthique protestante sous sa forme calviniste d’ascèse intramondaine et son éthique du travail axée sur la vocation, aurait favorisé le démarrage du capitalisme qui se serait ensuite affranchi de ses racines spirituelles pour ne retenir que la nécessité d’un travail sans repos et d’un interdit de gaspillage de temps.

Selon Weber l’individu agit de façon rationnelle en finalité (Zweckrationalität), si s’étant fixé des buts (en fonction de valeurs ou de préférences), il planifie de manière réfléchie et calculée les moyens et les étapes nécessaires pour les atteindre.

La rationalité formelle, appelée aussi raison instrumentale dans l’Ecole de Francfort, est une organisation systématique des moyens et des procédures, par la calculabilité maximale, pour une prévisibilité maximale, par la définition de règles abstraites dans une sphère d’action. Selon Weber, l’objectivité, l’impersonnalité, l’indifférence éthique et la discipline sont les caractéristiques distinctives de cette forme de rationalité propre à la société moderne, en particulier sous ses formes d'institutionnalisations sociales dominantes que sont l'économie capitaliste et l'état bureaucratique moderne, mais aussi dans la culture et les formes de vie.

Selon Weber, cette rationalisation dans la sphère économique nécessite un système de droit et une administration d'Etat qui peuvent garantir cette possibilité de calcul.

Le règne de cette raison instrumentale, liée à la différenciation sociale et à la division du travail, à la production planifiée au sens de mécanisée et taylorisée, est perçue par Weber comme une perte de sens et une perte de liberté. La chape de plomb que représente la société industrialisée et technicisée ne laisse quasiment aucune issue.

La toute-puissance dans le monde social de la rationalité par rapport à une fin contraint aussi drastiquement la sphère subjective de vie. Il y a perte de liberté car tous les styles de vie sont soumis au cosmos institutionnel de la Zweckrationalität. Weber souligne cette perte de liberté en évoquant la possibilité d’une fin tragique du monde humain « [...] le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints qu'à la façon d'un léger manteau qu'à chaque instant l'on peut rejeter. Mais la fatalité a transformé ce manteau en une chape d'acier trempée (…) Nul ne sait encore qui, à l'avenir, habitera la cage, ni si, à la fin de ce processus gigantesque, apparaîtront des prophètes entièrement nouveaux, ou bien une puissante renaissance des penseurs et des idéaux anciens, ou encore [...] une pétrification mécanique, agrémentée d'une sorte de vanité convulsive. En tout cas, pour les derniers hommes de ce développement de la civilisation ces mots pourraient se tourner en vérité : Spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur - ce néant s'imagine avoir gravi un degré de l'humanité jamais atteint jusque-là. »[4] 

3.1.1 Max Weber et Karl Marx

La différence essentielle entre Weber et Marx tient au fait que l’analyse économique de Marx fait apparaître la dimension irrationnelle de ce mode de production, la production de marchandises dans le cadre de la concurrence et du système du salariat suscitant une destruction de l’intersubjectivité pratique, une projection de la praxis dans le monde des choses. Weber montre le caractère destructeur de ce mode d’organisation économico-sociale du point de vue du bonheur et de la liberté, mais considère que ce sont des maux intrinsèquement liés à la rationalisation. En mettant en évidence le caractère cyclique des crises de surproduction, Marx désignait l’incapacité de ce type d’économie de maîtriser rationnellement la vie économique. Pour Marx, ce n’est pas la généralisation de la technique dans le monde de la production qui est source de réification du monde humain, mais l’organisation de la production sur l’axe de la quête de plus-value en situation de concurrence. 

Sa compréhension du lien entre économie capitaliste et rationalisation a conduit Weber à considérer que la suppression du capitalisme privé ne signifierait absolument pas une rupture de la cage d’acier du travail industriel moderne », pronostic repris par exemple par Habermas.

Suite à l’analyse de Weber du processus de rationalisation, quatre questions se posent qui animeront les réflexions de l’Ecole de Francfort :

1) L’organisation de l’économie marquée par l’industrialisation peut-elle suivre d’autres lois que le capitalisme, au nom de la raison ?

2) Une fois la critique de la raison métaphysique substantielle effectuée et la pluralité des valeurs ultimes reconnues comme indépassable, peut-on éviter l’emprisonnement dans une instrumentalisation aveugle du monde humain ?

3) Le droit ne peut-il être que le cadre dont a besoin la rationalisation instrumentale du capitalisme ou porte-il aussi la signification de placer le lien social au-delà des rapports de force, porte-t-il une exigence à l’égard de la dignité humaine ?

4) Comment expliquer que la raison des Lumières, visant l’autonomie, luttant contre les préjugés, contre l’autorité asservissante, se soit renversée en cette figure asservissante de la raison instrumentale ?

Ces quatre questions seront au cœur de la Théorie critique et de l’interprétation de la modernité liée au marxisme.

3.2. Georg Lukacs : la réification

Pour comprendre la nature de la démarche critique de Horkheimer, il faut partir de la réflexion de Lukacs dans Histoire et conscience de classe, qui développe les effets du mode d’organisation économique du capitalisme sur l’ensemble de la réalité sociale et culturelle.

3.2.1. La marchandise comme catégorie sociale totale.

Lukacs développe la notion marxiste de marchandise en reprenant mais aussi en recadrant les analyses de Weber du processus de rationalisation dans la société moderne. Selon Marx, la marchandise est une réalité fantasmagorique qui cache l’ancrage de la réalité dans la praxis humaine et qui fait apparaitre le propre travail des hommes comme une chose régie par des lois qui lui échappent et sur lequel il ne peut rien. Tout le travail de production est organisé pour produire non des biens d’usage mais des marchandises. Cela signifie non pas seulement qu’elles sont produites pour un marché anonyme mais surtout qu’elles sont produites pour obtenir une plus-value. Cette fonction détermine tous les aspects du travail : rythme, parcellisation des tâches, discipline d’atelier, chaînes de production, nature de la production, mais cela est masqué, apparaissant comme si cela relevait de lois naturelles, d’une nécessité imposée par la réalité objective.[5] Tout ce qui est rapport social dans l’économie, tout ce qui relève de la praxis, est occulté.  Le travail est organisé et évalué dans un temps abstrait, qui n’est plus celui de l’action, du corps en effort, de l’équipe qui assume une situation.  Le processus du travail où le but est de gagner du temps par rapport au concurrent, est décomposé, atomisé, mécanisé. L’homme incorporé à la partie mécanique du travail, il n’est que source éventuelle d’erreurs et n’a à son travail qu’un rapport de spectateur, au sens où il est considéré comme subjectivement non impliqué. [6] Ce rapport passif, extérieur, contemplatif, devient le mode de la relation des hommes au monde qui n’est plus alors qu’une somme de faits discrets. Même les événements de la conscience apparaissent sous forme de choses. Il y a donc décomposition, dislocation à la fois de l’objet du travail et du sujet du travail. La marchandise imprime sa structure à toute la conscience de l'homme ; les propriétés et les facultés de cette conscience ne se relient plus seulement à l'unité organique de la personne, elles apparaissent comme des "choses" que l'homme possède et extériorise, tout comme les divers objets du monde extérieur.

3.2.2. La rationalisation formelle dans l’Etat, l’Administration et le Droit. La rationalisation formelle de l’entreprise et du monde du travail se propage dans l’Etat, l’Administration et le Droit. On traite les questions de manière impersonnelle et séparée avec un mépris de plus en plus croissant de l’aspect de situation concrète, du contenu humain des situations. Lukacs cite Weber : « L’entreprise capitaliste moderne repose avant tout intérieurement sur le calcul. Elle a besoin pour exister d’une justice et d’une administration. Elle a besoin pour exister d’une justice et d’une administration dont le fonctionnement puisse être aussi, au moins en principe, calculé rationnellement d’après les règles générales solides, comme on calcule le travail prévisible effectué par une machine (…) Elles ne pouvaient surgir que là où le juge, comme dans l’Etat bureaucratique, avec ses lois rationnelles, est plus ou moins un distributeur automatique à paragraphes dans lequel on introduit par en haut les dossiers avec les frais et les honoraires pour qu’il recrache par en bas le jugement avec les attendus plus ou moins solides et dont le fonctionnement est donc en tout cas calculables en gros. »[7]

3.2.3. L’ensemble du monde culturel est atteint par la réification.

Formalisme et morcellement du savoir en sont les signes, réduction des faits à des atomes fixes plutôt qu’à des processus[8]. Le règne du positivisme en sciences humaines, le développement du behaviorisme en psychologie, en sont des exemples.

3.2.4. L’idéalisme transcendantal prisonnier de la philosophie bourgeoise.

Lukacs dénonce le renoncement de la philosophie bourgeoise à comprendre la réalité comme totalité et comme être, soit la totalité socio-historique. Il cite entre autres Poincaré comme exemple de celui qui présente la rationalité scientifique (hypothético-déductive dans un domaine particulier) en mettant en évidence que la saisie de la totalité ne peut être scientifique. La démarche d’un Poincaré ou d’un Kant, qui présente la connaissance scientifique comme liée à une modélisation qui la rend inapte à un savoir sur la totalité du réel, ou à un prolongement métaphysique, est aux yeux de Lukacs, une fausse conception critique, typique de la conception bourgeoise, qui cherche à esquiver l’insertion du savoir dans la totalité historique. Cet aspect de la pensée de Lukacs repris par exemple par Adorno, va expliquer le peu d’intérêt que les tenants de l’Ecole de Francfort ont porté à l’œuvre de Husserl ou de Merleau-Ponty.[9]

Lukacs critique le morcellement des sciences particulières, dans la mesure où il serait accompagné d'un renoncement à saisir la cohésion de la totalité et ajoute que la philosophie ne peut pas y remédier. Pour vaincre le morcellement des sciences particulières et le formalisme qui l’a généré, et accéder à une connaissance de la totalité, il faudrait orienter la connaissance vers la totalité matérielle et concrète. « Pour cela, il faudrait pourtant percer à jour les fondements, la genèse et la nécessite de ce formalisme ; il faudrait encore que les sciences particulières spécialisées soient non pas liées mécaniquement en une unité, mais refaçonnées, intérieurement aussi, par la méthode philosophique intérieurement unifiante. Il est clair que la philosophie de la société bourgeoise devait nécessairement en être incapable, car elle prend le formalisme des sciences particulières pour un donné, dont elle cherche simplement à rendre compte à travers les conditions de possibilité de la connaissance.  « La constitution formaliste des concepts des sciences particulières devenant ainsi pour la philosophie un substrat immuablement donné, on a abandonné, définitivement et sans espoir, toute possibilité de percer à jour la réification qui est à la base de ce formalisme. Le monde réifié apparaît désormais de manière définitive et s'exprime philosophiquement, à la seconde puissance, dans l'éclairage critique comme le seul monde possible, le seul qui soit conceptuellement saisissable et compréhensible et qui soit donné à nous, les hommes. Et que cela suscite la transfiguration, la résignation ou le désespoir, que l'on cherche éventuellement un chemin menant à la vie par l'expérience mystique irrationnelle, ne peut absolument rien changer à l'essence de cette situation de fait. En se bornant à étudier les conditions de possibilité de la validité des formes dans lesquelles se manifeste l'être qui est le fondement, la pensée bourgeoise moderne se ferme elle-même la voie qui mène à une position claire des problèmes, aux questions portant sur la naissance et la disparition, sur l'essence réelle et le substrat de ces formes. Sa perspicacité se trouve de plus en plus dans la situation de cette « critique » légendaire aux Indes qui, face à l'ancienne représentation selon laquelle le monde repose sur un éléphant, lançait cette question « critique » : sur quoi repose l'éléphant ? Mais après avoir trouvé, pour toute réponse, que l'éléphant repose sur une tortue, la « critique » s'en est satisfaite. Et il est clair que même en continuant à poser une question semblablement « critique », on aurait trouvé tout au plus un troisième animal merveilleux, mais on n'aurait pu faire apparaître la solution de la question réelle. Pour tout homme vivant dans le capitalisme, la réification est donc la réalité immédiate nécessaire ; et elle ne peut être surmontée que dans la tendance ininterrompue et sans cesse renouvelée à faire éclater pratiquement la structure réifiée de l'existence, par une relation concrète aux contradictions se faisant concrètement jour dans l'évolution d'ensemble, par une prise de conscience du sens immanent de ces contradictions pour l'évolution d'ensemble. » [10]-

3.2.5. La conscience du prolétariat, condition du changement.

Lukacs tout en posant le prolétariat comme sujet du changement historique du capitalisme au socialisme, s’oppose à l’idée qu’un mouvement immanent à l’histoire, une dialectique objective effectue ce changement. Il est nécessaire que le prolétariat prenne conscience de sa situation et du fonctionnement économico-social. Si le prolétariat n'est pas capable d'accomplir cette démarche, les contradictions du système capitaliste et l’antagonisme social que le capitalisme suscite resteront non résolus, ou se renforceront, à une puissance plus élevée, sous une forme modifiée, avec une intensité accrue.

3.3. Remarque de Lukacs à la théorie critique, emprunts et tensions

1) Lukacs reprend l’idée wébérienne d’une rationalité formelle mais la fait dépendre de la conception capitaliste de l’économie. Ainsi présentée, la rationalité formelle est une raison réifiée, donc une pseudo-rationalité. L’opposition qu’il fait entre des sciences qui restent atomisées et un savoir qui recompose la totalité historico-sociale n’est pas claire : on peut se demander par exemple quelle est l’autonomie de la psychologie ou de la biologie par rapport à cette totalité recomposée, ou si Lukacs ne veut pas simplement signifier que la grille historico-sociale est la grille ultime. Pour ne pas être réifiée au sens de Lukacs, avec quelle notions la psychologie peut-elle travailler, cette discipline a-t-elle encore un objet ? Est-ce la sociologie qui donne l’interprétation correcte des phénomènes psychologiques ? Cet aspect est renforcé par le fait que Lukacs oppose une démarche transcendantale et une démarche de sociogénétique. Cette totalité historico-sociale est celle de l’histoire du rapport des sociétés avec la nature pour résoudre le double problème des besoins et du lien social. Horkheimer et Adorno resteront tributaires de cette conception de Lukacs, ce qui fonctionnera comme obstacle pour Horkheimer de lier autonomie individuelle et perspective socio-historique. Les instruments de la pensée de Lukacs sont dans une certaine tension avec la posture critique, définie par Horkheimer, qui doit rester négative.

2) Lukacs pose comme condition de la sortie du capitalisme, l’existence de la conscience de classe du prolétariat. Cela redonne à la politique un rôle important et permet de prendre distance d’une simple idéologie du progrès par déterminisme économique.  Mais cette condition est redoutablement difficile à remplir…ce qui fera rebondir le problème de l’ancrage de l’opposition au capitalisme, fondée ou dans une espérance en un mouvement de l’histoire ou en une résolution subjective de s’opposer à une forme de souffrance et d’aliénation. Dans le cas de la seconde position, une élaboration de la sphère subjective qui donne sens à la notion même de résolution, serait nécessaire mais ferait éclater le cadre de pensée propre à Lukacs.

3) Lukacs reprend la critique marxiste et wébérienne de l’Etat, du droit et de l’administration, saisis comme instrument de gestion de l’économie capitaliste. Cette conception de l’Etat et de l’administration sera reprise par Horkheimer et Adorno et Marcuse, ce qui, selon Habermas, obscurcit le lien entre raison et démocratie.

4) Il peut être éclairant de lier l’orientation positiviste des sciences humaines à la réification. Cependant, la critique du positivisme nécessite aussi une reconnaissance de l’ancrage subjectif de la connaissance. La critique du positivisme par la notion d’atomisation du savoir reste bancale : à quelle notion de totalité fait-elle appel ? Comment y a-t-on accès ? La critique du positivisme à partir de Husserl semble plus consistante.

5) La réification au sens marxiste, est définie comme l’effet d’effacement du pôle de la praxis, qui inclut sens, décision, relation intersubjective, par l’effet marchandise. L’orientation positiviste des sciences humaines, comme le béhaviorisme, est liée à la réduction de la conduite au comportement, réduction du sens au fait comme élément du monde. Si le capitalisme trouve un intérêt à travailler dans le cadre d’une objectivation des activités humaines, la tendance à l’objectivation peut aussi être lue selon l’expression de Bettelheim comme une paresse du cœur, ou selon Laing comme une fuite devant les exigences existentielles de la communication[11].  Les deux aspects du problème ne devraient pas s’exclure, mais appellent des démarches compréhensives différentes.

6) Les fondateurs de l’Ecole de Francfort ont tiré des œuvres de Weber et de Lukacs l’orientation générale de leur travail : chercher à construire une culture non réifiée, non atomisée, et critique, assumant la relation à la praxis sociale tout en refusant de cautionner la souffrance et l’injustice existantes, tant la cage d’acier qu’un monde totalement administré.

4. Les moments de la Théorie critique (Ecole de Francfort au sens large) Olivier Voirol [12]

4.1. Années 30-40 : Travail interdisciplinaire sous la direction de Horkheimer à l’Institut de recherches sociales de Francfort, travail critique tourné vers la tâche d’émancipation dans un sens proche de  Lukacs : recherche d’une forme de connaissance échappant à la réification,) adhésion au  matérialisme marxiste et à sa conception de la dialectique de la théorie et de la praxis, au sens où il faut passer à une autre forme d’organisation économique que le capitalisme pour fonder une société où les hommes ne seront plus en situation d’hétéronomie dans leur travail et dans leur vie et dans le sens où cette transformation est une possibilité objective, une tâche produite par l’histoire mais dont la condition de réalisation reste pour Horkheimer la théorie, comme pour Lukacs la conscience de classe. Les thèmes d’étude de l’Institut montrent une conception particulière du rôle de l’intellectuel qui se reconnaît pris dans une situation historique où la conscience du malheur et de l’oppression qui touchent une large part de la population lui donne une responsabilité et une direction d’engagement.

4.2. Années 40 : Exil américain de Horkheimer, Adorno et Marcuse.  Dans le contexte de la domination nazie, de la révolution trahie dans le stalinisme, se dessine un certain pessimisme ; Horkheimer et Adorno collaborent (Dialectique de la Raison, 1947) à une relecture de l’histoire de la raison pour cerner l’origine de sa dérive et sa difficulté à s’échapper du mythe qu’elle prétend combattre. Ils se demandent comment la Raison qui prétendait délivrer de la superstition et de la mythologie est devenue mythe qui fascine par sa fausse clarté et au lieu de faire accéder à la souveraineté livre aux ténèbres du fascisme ou des dictatures bureaucratiques ou à l’oppression d’une société unidimensionnelle réifiée. C’est le rapport de la Raison à la nature qui est interrogé. L’histoire de ce rapport leur fera déceler dans la Raison une volonté de domination et de maîtrise qui est l’occasion de sa propre perte. L’histoire du rapport dialectique entre la Raison et la Nature, fait apparaître, dans un sens proche de la psychanalyse, une sorte de retour du refoulé face à une raison qui s’est définie comme maîtrise et négation de son propre fond naturel. La barbarie nazie serait le resurgissement de ce que la raison n’a pas su intégrer en se transformant en instrument de domination. Il faudrait, selon Adorno, remplacer ce rapport de domination par une attitude plus participative, une nouvelle mimesis. La critique de la réification est développée à travers la notion d’industrie culturelle.

4.3. Années 50-60 : Retour à Francfort de Horkheimer et Adorno.

 Sans support social, la théorie marxiste est privée d’un argument principal invoqué dans la première période contre le rationalisme idéaliste : l’immanence du mouvement émancipatoire.

 Adorno continue le mouvement critique qui consiste à dénoncer tout affaissement dans une réalité objective, qu’elle soit celle des faits au sens positiviste ou celle d’un sens de l’histoire, et à contester le sujet souverain calculateur, inapte à la rencontre avec ce qui est différent, avec le particulier.  Il développe la notion critique d’industrie culturelle qui constitue un obstacle majeur à la praxis émancipatrice et une théorie esthétique pour un art capable de résister à la normalisation de la marchandise et à l’immédiateté de la consommation. Adorno développe une autre manière de combattre la réification propre à la culture de masse et la tendance à la domination détectée dans la raison : c’est la dialectique négative, la recherche d’une attitude critique qui travaille par petite touches pour rendre possible une nouvelle mimesis, un nouveau rapport à l’autre, au corps, à la souffrance, une attitude qui cherche à s’ouvrir au particulier, à la non-identité, à s’opposer à la froideur et à réveiller une sensibilité à la souffrance. Adorno maintient cependant un cadre de pensée matérialiste et immanent.[13]

Horkheimer effectue une rupture avec le marxisme et opte pour une attitude plus axée sur la résistance que sur une praxis émancipatrice, pour sauvegarder ce qui lui paraît l’essentiel, l’autonomie individuelle. Il remet en cause le cadre d’immanence de sa première conception matérialiste et ancre la posture critique dans une perspective religieuse, seule capable de maintenir la tension entre la fermeté de la résolution de résistance face à la profondeur et l’ampleur du mal et des dangers de l’illusion de puissance.

4.4.  Années 50- 70 : Marcuse  Marcuse dans Eros et civilisation et L’homme unidimensionnel développe l’idée de réification comme phénomène social total, élabore un freudo-marxisme et modifie l’ancrage social du mouvement émancipatoire.  Il s’oppose à l’idée d’une neutralité de la science en montrant que les solutions aux problèmes de la société capitaliste ne peuvent pas être techniques, la technique et la recherche étant toujours elles-mêmes orientées par la quête de profit privé. Il faut une révolution politique pour que la technique change d’orientation.

Marcuse soulève le problème de l’attachement des masses à la société de consommation. La théorie critique avait toujours pris comme point de départ la souffrance de la population, souffrance liée à son manque de liberté et à sa situation de précarité. Le fait que ceux qui devraient être le ferment d’une opposition à la société appellent bonheur leur état de servitude pose problème. Marcuse décrit les instruments de domination idéologique par lesquels l’état d’aliénation est finalement pris comme un état de liberté. La société unidimensionnelle est la société où les masses ont perdu toute capacité à voir la réalité comme produite par les hommes, voient la réalité comme une juxtaposition de faits par rapport auxquels ils ne sont que spectateurs et ne saisissent les contradictions que comme une juxtaposition de faits simplement différents (juxtaposition des faits et informations : météo, crise écologique, conflit social, mariage princier, génocide, résultats sportifs). Plus rien, ne choque si ce n’est dans une émotion passagère, elle-même intégrée à l’insensibilité générale qui maintient le statu quo.

Marcuse considère les catégories psychologiques du moi et de l’individu autonome comme des éléments idéologiques favorisant le maintien de la répression et de la domination.  Le seul espoir de Marcuse d’un renouveau de la contestation provient de mouvements alternatifs, de mouvements des exclus, qui ne sont plus issus directement du mouvement ouvrier, lui-même intégré. Il voit dans les mouvements étudiants, dans des groupes victimes de répression sexuelle ou de ségrégation, un ferment révolutionnaire. Il voit les instruments de domination dans la sur-répression, dans la sublimation répressive, à laquelle participent l’institutionnalisation de la séparation entre le privé et le social ainsi que la cellule familiale nucléaire. L’organisation du travail avec son principe de rendement maximal aliène le corps et l’énergie libidinale laissant ainsi place aux pulsions agressives. Sortir de l’organisation du travail capitaliste, libérer l’Eros dans une sublimation non répressive, instaurer une rationalité qui s’alimente dans la libido sont les orientations que la démarche critique de Marcuse indique, mais la question centrale reste de savoir par quel sujet social s’effectuera le changement. Marcuse évoque la puissance contestatrice des outsiders et des parias, les autres races, les chômeurs, les persécutés, qui se situent à l’extérieur du processus démocratique mais pour qui mettre fin aux institutions intolérables est un besoin vital immédiat. Marcuse va jusqu’à dire : « Ainsi leur opposition est révolutionnaire même si leur conscience ne l’est pas. »[14]  A cette évacuation de la conscience comme condition de la pratique émancipatoire s’ajoute pour le théoricien de la critique la revendication de la grandeur tragique. « La théorie critique de la société ne possède pas de concepts qui permettent de franchir l’écart entre le présent et le futur ; elle ne fait pas de promesses ; elle n’a pas réussi ; elle est restée négative. Elle peut ainsi rester loyale envers ceux qui, sans espoir, ont donné et donnent leur vie au Grand Refus[15]. »

Il apparaît que pour Marcuse, la dialectique de la théorie et de la praxis s’est finalement dissociée en une pratique privée de conscience et une conscience tragique, sans compromission avec le mal, mais conduite à reconnaître son impuissance alors que la théorie critique s’était constituée sur la prétention d’être intrinsèquement liée, contrairement à l’idéalisme, à la transformation émancipatoire de la société.

4.5. 2e  génération : Jürgen Habermas , succède à Horkheimer en 1964, et travaille à l’Université de Francfort jusqu’en 1945 ; il s’oppose à la compréhension de la modernité de Max Weber, une cage de fer dans un monde dominé par le calcul et l’impersonnalité du monde administré ; Habermas (avec l’appui de Apel) conteste le pessimisme à l’égard de la rationalisation tel qu’il s’exprime chez Weber, en particulier sa compréhension de la formalisation du droit, car  interpréter le droit moderne unilatéralement sous une logique moyen-fin destinée à une médiation dans l'univers économique, c'est faire fi de l'institutionnalisation de la rationalité morale-pratique dont il est aussi porteur. Il veut montrer que l’intervention de la raison ne se borne pas à la mise à disposition objectivante du monde, mais qu’il y a une rationalité compréhensive, une rationalité fondée dans les relations de langage entre les hommes, relations dans lesquelles on peut discerner des recherches d’entente. Il a mis en évidence la dimension relationnelle de la rationalité, en en dégageant les conditions de possibilité. Déplaçant l’appareil conceptuel de celui d’un individu qui agit en poursuivant des fins vers celui d’une intersubjectivité constitutive de la subjectivité, Habermas pourra ainsi indirectement reprendre cette tâche considérée comme prioritaire par le dernier Horkheimer : sauvegarder le principe fondamental de la modernité : l’autonomie du sujet et la liberté de conscience.[16]

Habermas considère la théorie économique de Marx dépassée, le rôle toujours plus grand de la science et de la technique dans la production économique rendant désuète et inapplicable la théorie marxiste de la valeur.  De plus Habermas estime faible la théorie de l’aliénation qui utilise l’opposition entre le travail abstrait et le travail comme praxis. Habermas, estime que ni la monétarisation de la force de travail, ni l’autonomisation de la valeur d’échange ne peuvent être considérées comme pathologiques ou pathogènes. Il reproche à Marx de voir la réification sitôt que les interactions ne relèvent plus de l’intercompréhension, mais du médium de l’échange.  Marx n’aurait pas vu que toute société moderne quelle que soit sa structure de classe doit comporter un fort degré de différenciation sociale, et que la suppression de la propriété privée du capital ne peut en soi délivrer de la cage d’acier du travail industriel moderne. Il prétend que Marx, distingue mal entre destruction de formes de vie traditionnelles et la réification des mondes vécus post-traditionnels. Pour Habermas il y a une dualité irréductible du système économique et du monde vécu dans une société qui atteint un fort niveau de différenciation.

 Habermas s’est opposé à l’analyse de Marcuse, comme quoi seul un changement politique peut permettre à la technique de changer d’orientation. Il défend l’idée de la neutralité de la technique.  Il considéra dans un premier temps que la liberté était fondamentalement menacée par l’idéologie technocratique, puis affina son analyse en montrant que ce qui menace l’autonomie, la liberté, ce n’est pas simplement la prise de pouvoir des technocrates et des experts qui dévitaliserait la vie politique mais la colonisation du monde vécu par le système.

4.5.1. Remarques Cette dernière idée est intéressante en ce qu’elle permet de s’interroger non plus seulement sur le rôle de la technique mais sur le fonctionnement du système et ainsi d’analyser certains aspects de l’économie capitaliste, particulièrement sous sa forme post-fordiste comme source de pathologies sociales et de pathologies de la communication, bloquant les interactions nécessaires à l’interprétation du monde vécu.

Habermas tout en étant critique à l’égard du néo-libéralisme fonde son rejet de la critique économique marxiste sur une critique peu pertinente : contrairement à la thèse qu’il croit pouvoir attribuer à l’analyse marxiste,  l’effet déshumanisant du travail par l’économie capitaliste ne se réduit pas au fait qu’il y a une logique de l’échange qui s’impose au travailleur,  mais découle du fait que comme recherche d’une plus-value pour un particulier, le niveau systémique tourne le travail contre sa destination réelle, produire des biens d’usage pour la société, et détruit la notion d’échange comme réciprocité. Si la recherche de la plus-value se met à définir les conditions et les orientations de la recherche, la technique peut bien apparaître comme neutre, mais en fait elle est asservie à des intérêts économiques particuliers, détournée de sa fonction sociale d’exploration responsable des possibilités de gestion des interactions avec la nature.

La réflexion de Habermas permet de rompre avec la vision wébérienne de l’Etat et de l’administration et ouvre la voie à une réflexion intéressante sur le rôle des institutions et des services publics. La différence entre les services publics et l’entreprise s’en trouve renforcée, contrairement à la tendance, perceptible en sociologie, de gommer la différence entre service public et entreprise privée à l’aide de la notion d’organisation.[17] L’idéologie managériale constitue un déni du rôle que Habermas reconnaît aux institutions publiques, qui est de maintenir un lien social basé sur l’intercompréhension plutôt que sur la force.

4.6.  3e génération, années 2000, Axel Honneth et Hartmut Rosa : restent à distance du marxisme dans sa dimension pratique, tout en continuant à étudier les phénomènes d’aliénation et de pathologies sociales.

4.6.1. Pour A. Honneth la réification n’est pas due au mode de production capitaliste mais à un oubli de la reconnaissance préalable à la connaissance. Plutôt que de lier unilatéralement mode de production et réification, il faut repérer dans les différentes pratiques sociales, des lieux d’oubli de la reconnaissance préalable : présentation de soi dans les réseaux sociaux, procédés dans les entretiens d’embauche, etc.

L’émancipation est liée à des luttes pour la reconnaissance, la reconnaissance étant définie à trois niveaux, dans les relations proches, dans la sphère du droit, dans la sphère du travail, reconnaissance prenant la forme respectivement de l’amour, du respect et de l’estime. Il est remarquable que Honneth insiste sur l’importance de la reconnaissance juridique, le niveau du droit ayant toujours été attaqué comme illusoire par Marx et Engels. 

La reconnaissance au niveau du travail n’est pas sans poser problème car ce type de reconnaissance peut aussi être lié à des pathologies de l’interaction sociale. Honneth reconnaît par exemple que le management de la subjectivité dans le post-fordisme crée une fausse reconnaissance.

Honneth se réfère à Devey qui postulait que les interactions permettent de révéler de nouvelles potentialités, et que le principe qui permet d’intégrer de plus en plus de groupes ou personnes aux interactions sociales et à la constitution du lien social peut être considéré comme le fil du progrès,

La nouvelle idée du socialisme qu’il défend consiste à contribuer à des solutions institutionnelles pour répondre aux trois types de reconnaissance. Il quitte ainsi la perspective sociologique du marxisme, la tâche d’intégration aux interactions étant la responsabilité de tous les citoyens. « C’en est fini, semble-t-il, de la croyance en une tendance autodestructrice inhérente au capitalisme, fini aussi de l’espérance en une classe produite par le capitalisme lui-même, qui porterait déjà en elle le germe du nouveau. Ceux que de telles déceptions pousseront à accueillir avec scepticisme ma proposition devront cependant se demander si, en se cramponnant convulsivement à des illusions chéries, ils ne sont pas en train de laisser passer la chance, la dernière chance peut-être, de se donner à nouveau des raisons de croire en la réalisabilité future de leur projet. N’est-il pas plus réaliste aujourd’hui de fonder l’espoir en une transformation de l’ordre existant, non pas sur le dynamisme d’une classe quelconque, mais sur la trace continue d’un progrès social, pour l’émergence duquel le socialisme lui-même a lutté depuis deux siècles sur le front le plus avancé ? Et n’est-il pas plus conforme à la conscience nouvelle que nous avons aujourd’hui du conflit social, de plaider en termes moraux pour des élargissements de la liberté, non seulement dans les rapports de production, mais aussi dans les relations personnelles et dans les perspectives de codétermination politique ? C’est seulement lorsqu’on transpose l’idée de liberté sociale aux trois sphères constitutives des sociétés modernes, comme j’ai tenté de le faire dans mes réflexions, quand donc on applique cette idée non seulement au domaine de l’agir économique mais aussi à celui de la formation politique de la volonté et à celui des relations personnelles, c’est alors seulement que se découvre dans toute son étendue ce pour quoi le socialisme doit aujourd’hui s’engager avec ses visions les plus authentiquement siennes. Au sein du capitalisme dans sa version démocratique et libérale, le socialisme représente la tendance historique à supprimer progressivement les dépendances et les exclusions sociales en faisant valoir toujours et partout qu’il n’est pas encore possible, dans les conditions données, d’associer comme promis la liberté, l’égalité et la solidarité. Pour cela, du point de vue socialiste, il faudrait d’abord transformer tous les domaines centraux d’activité de manière à créer les conditions institutionnelles permettant aux membres de la société d’agir sans contrainte les uns pour les autres. »[18]

4.6.1.1. Remarque :

Honneth renoue ainsi avec l’idée d’une critique immanente et d’un mouvement historique progressif d’émancipation et d’instauration d’institutions toujours plus intégratives du point de vue des libertés sociales. Ce qui est frappant dans les formulations de Honneth, c’est le retournement de la critique dans sa dimension de résistance en une espérance de réalisation de l’homme libre dans l’histoire, une réaffirmation d’un progrès de l’humanité vers la liberté. En ce sens, Honneth, reprend l’esprit de l’hégélianisme.

La tendance actuelle du capitalisme n’est pas d’intégrer progressivement les rapports de travail aux principes de l’Etat de droit, mais de libérer la sphère économique des principes fondamentaux du respect de la personne en autorisant la négociation, issue de cas en cas des rapports de force et des circonstances. [19]

4.6.2.  Hartmut Rosa effectue une analyse critique de la société du capitalisme tardif en considérant que l’accélération est la source principale d’aliénation.

Rosa remarque que l’accélération technique devrait permettre une baisse du rythme de vie, alors qu’elle est accompagnée d’une diminution des ressources temporelles en dépit du gain de temps acquis par la technique. Le lien entre l’accélération technique et celle du rythme de vie n’est pas logique, mais structurel et culturel. Au niveau structurel, Rosa rappelle les analyses du capitalisme de Marx, dont le nerf est une course dans l’économie de temps, étant donné la recherche de la plus-value en situation de concurrence ; il faut, sous peine d’être éliminé de la course, prendre de l’avance et exploiter cette avance que très provisoirement acquise. L’augmentation de la productivité est accélération, il faut sans cesse de nouvelles technologies, de nouveaux produits, raccourcir les cycles de durée de vie des produits. Il rappelle le paradoxe économique relevé par Marx : le moyen le plus puissant de raccourcir le temps de travail devient par un revirement étrange le moyen le plus infaillible de transformer la vie entière du travailleur et de sa famille en temps disponible pour la mise en valeur du capital.

Toutefois cette explication structurelle ne réussit pas selon Rosa à expliquer l’augmentation correspondante du rythme de vie du côté de la consommation. Nul en effet n’est contraint par des raisons économiques d’augmenter le nombre d’actes de satisfaction des besoins par unité de temps, pas plus qu’il n’est obligé de mesurer la valeur du temps libre à l’aune de ces taux d’augmentation. Dans la société moderne, le fait que les sujets tendent effectivement à évaluer ce temps libre en fonction de tels critères n’est pas une donnée anthropologique, pas plus qu’il ne correspond à une nécessité économique ;« son explication exige une reconstruction des fondements culturels des orientations individuelles de l’action caractéristiques de la modernité. »[20]

Rosa considère que les analyses de Marx liées à des formes de l’entreprise toutes abandonnées par le post-fordisme (taylorisme, division et atomisation du travail, pointage, séparation usine famille) ne permettent pas de comprendre l’accélération actuelle. Le néolibéralisme a réintroduit le projet, brouillé les frontières entre le travail et la vie privée mais au profit d’une nouvelle accélération. Pour Rosa, il y a un réductionnisme de la théorie économique qui ne parvient pas à expliquer la fascination pour le fast-food, les courses de voiture, le bob ski, le manque de résistance aux pièges de la consommation. L’adaptation à la société de consommation n’est pas adaptation à des contraintes extérieures mais un moment essentiel d’autodétermination. La dynamique économique n’est pas exempte d’une dimension culturelle. Il est juste de conclure du succès permanent de l’économie capitaliste que la culture de la modernité est également orientée vers l’accélération.

Au-delà des effets du protestantisme avec sa conception du travail-vocation, une fois installée la conception sécularisée du temps linéaire, Rosa voit l’attrait culturel pour l’accélération comme réponse au problème de la mort. Dans cette perspective, l’économie capitaliste n’apparaît plus comme une cause de l’idéologie de l’accélération mais comme son instrument. Mais, comme le souligne Rosa, cette tentative est vouée à l’échec car en même temps que semblent se démultiplier les possibles, l’angoisse d’avoir raté quelque chose augmente et l’incapacité de profiter de ces possibles s’accroît vertigineusement.

La réponse à l’aliénation ne sera donc pas au niveau d’une transformation économico-sociale ou institutionnelle, mais prioritairement au niveau d’une rupture existentielle.

Rosa propose comme manière de contrer l’aliénation de l’accélération de développer la résonance :

« La résonance n'est pas foncièrement positive : c'est juste une pause extatique au milieu de la fureur. Certains de mes amis me disent l'avoir ressentie à Auschwitz. La résonance, c'est la conscience profonde, existentielle. Prendre du recul pour voir ce qui fait écho en nous, ce qui nous relie au monde. Elle n'est pas monolithique : pour certains, ce sera l'amour, pour d'autres, l'amitié, pour d'autres encore, l'engagement démocratique. Elle peut prendre une forme verticale, horizontale ou diagonale. La résonance, ce n'est pas du cognitif, c'est une manière différente de vivre, un habitus existentiel. Regardez-vous face à l'océan ou dans un supermarché lorsqu'il y a des soldes : votre rapport au monde n'est pas le même. C'est pour cela que nous allons voir l'océan : nous voulons entendre le clapotis, nous sentir vivre. Le problème, c'est l'hubris, vouloir tout contrôler ou tout modifier, y compris la nature. Ce n'est pas raisonnable, revenons à l'eudaimonia d'Aristote. La bonne vie. Libre à chacun de la trouver dans l'amour, l'amitié ou même la religion. » .[21]

4.6.2.1. Remarque Dans cette dernière forme, la pensée critique ne semble plus porter sur une dialectique de l’existence, ni sur celle de la théorie et de la praxis. La notion d’équilibre fait son retour, il n’y a plus d’éléments paradoxaux dans le rapport de l’homme à l’existence. Elle devient, contrairement à la conception de Horkheimer, sagesse.

S’il est pertinent de remarquer un fond d’angoisse dans certaines attitudes face à l’avoir, au temps, au loisir, les manières d’envisager la résorption de ce fond d’angoisse semble devoir ouvrir un débat interdoctrinal, car les solutions consistant par exemple à se mettre en résonance avec le monde ne sont pas en soi très évidentes.

5. Retour à la pensée de Horkheimer et d’Adorno

5.1. La Dialectique de la Raison[22]

Horkheimer et Adorno, au moment de la victoire du nazisme et du fascisme en Europe, de l’hégémonie du stalinisme, confrontés à la naissance de la culture de masse, tentent d’expliquer l’impuissance de la Raison à s’opposer à de tels déferlements d’obscurantismes, de violences, d’injustices, de barbarie organisée, d’aliénation consentie.

Il s’agit pour eux non seulement de montrer l’impuissance de la Raison face à des forces qui lui seraient opposées mais de s’interroger sur la responsabilité de la Raison, par la manière dont elle s’est comprise au cours de son histoire et par cette fausse compréhension d’elle-même, sur la façon dont elle s’est perdue en oubliant sa véritable tâche.

Ayant sous les yeux à la fois, la violence, la fausse rationalité bureaucratique, la démission morale des masses à l’ère du triomphe de la technique et de la culture industrielle, la capacité d’utiliser de manière destructrice la technique grâce à une attitude généralisée de déresponsabilisation des exécuteurs d’ordre, Horkheimer et Adorno cherchent à comprendre le déraillement de la Raison. La question devient alors : comment la Raison, qui prétendait donner accès à la souveraineté et délivrer de la superstition comme de la mythologie, est-elle devenue cette fascination pour les faits, cette fausse clarté, qui livre aux ténèbres du fascisme, à celles des dictatures bureaucratiques ou à l’oppression d’une société unidimensionnelle réifiée ? Comprendre ce retournement devrait permettre de reprendre le flambeau de la lutte émancipatoire de l’humanité : sortir de la carricature de la raison, retrouver une raison authentique, condition de la liberté.

Leur cadre de pensée est fait d’emprunts à Weber et Lukacs. Horkheimer et Adorno sont critiques à l’égard de l’idéalisme, convaincus que l’on ne peut dissocier raison justice et liberté, mais que le matérialisme permet de mieux comprendre l’histoire de la raison dont l’aboutissement est la barbarie du XXe siècle, histoire de la raison qui n’est donc pas, à leurs yeux, progrès comme l’a cru l’idéalisme, ni avancée vers la catastrophe définitive comme l’a parfois suggéré Weber.

Cependant ils empruntent à Weber l’opposition de la raison objective et de la raison subjective, soit l’opposition entre la raison objective porteuse de valeurs liées à un ordre du monde et la raison subjective qui a son fondement dans le sujet. Ils opposent donc la raison conçue comme simple régulation des moyens et des fins, fins que l’on a renoncé à justifier puisque relevant de l’arbitraire subjectif, et la raison considérée comme apte à la fixation des fins. Horkheimer considère Socrate comme un tenant de la raison objective, qui trouvait en la raison un pouvoir de connaissance universelle qui devait déterminer les croyances et gouverner les rapports d’homme à homme et ceux de l’homme avec la nature. Mais la raison subjective s’est substituée à la raison qui s’est alors affaissée dans le relativisme et le pragmatisme, raison subjective que Socrate a pourtant combattu dans sa critique des sophistes.[23] Horkheimer et Adorno voient l’origine de cet affaissement dans l’abandon des prétentions métaphysiques : la raison, en perdant ses prétentions métaphysiques et ontologiques, s’est selon eux subjectivisée, a cru pouvoir maîtriser le monde en lui appliquant ses catégories, s’est reconnue dans la mathématisation et le formalisme jusqu’à s’y oublier, à s’effacer devant la mesure, les instruments de contrôle et les faits. Raison subjective, raison formelle et raison instrumentale sont synonymes à leurs yeux.

Adorno et Horkheimer interprètent la lutte que la raison a menée contre la superstition, le mythe, la religion, les notions floues et obscures, comme une lutte perdue d’avance, car elle s’inscrivait dans des rapports à la nature dominés par la peur et, par réaction, dans une volonté de maîtriser le diffus, l’altérité, la surprise, le trop mouvant des qualités multiples et peu prévisibles.

Dans leur ouvrage La Dialectique de la Raison, deux thèses sont développées : « le mythe est déjà Raison et la Raison retourne au mythe. »[24] L’Aufklärung pensait délivrer les hommes de la peur et les rendre souverains, elle va ouvrir la voie à une sorte de retour du refoulé, dans une forme d’autant plus violente qu’elle se fait ennemie de la pensée. Cette dialectique de la Raison et du mythe est analysée par Adorno et Horkheimer, conformément à leur adhésion au matérialisme par celle des interactions entre l’homme et la nature.

 L’histoire de la Raison telle qu’ils la présentent est inaugurée par l’angoisse face à la menace de la nature, dont la dimension effrayante d’inconnu est résorbée une première fois dans le mythe.

Le mythe dans son effort d’explication va ouvrir la voie à l’idée que la maîtrise de la totalité est possible et alimenter l’idée que le pouvoir est le principe de toutes les relations. Horkheimer et Adorno justifient cette affirmation, pierre angulaire de leur analyse, par une interprétation de la religion qui en fait la projection et la prétendue légitimation de l’aspiration humaine à la (Toute)- Puissance ; ce qui était la puissance des Dieux de l’Olympe devient, avec le mouvement de désacralisation du monde, la position que l’homme vise à occuper, la position que l’homme de la Genèse judaïque est déjà invité à occuper, pour dominer toute la Terre.[25]

Les puissances occultes d’abord projetées dans les puissances religieuses, seront ensuite réduites, contournées en quelque sorte par la ruse du sacrifice. Adorno et Horkheimer projettent sur l’histoire de la religion l’idée que dès le début de l’histoire des interactions humaines avec la nature, l’échange a été utilisé comme pseudo-équivalence, comme manière d’assujettir l’autre, d’affirmer un pouvoir.[26]

Horkheimer et Adorno évoquent une rationalité bourgeoise, qui est maîtrise du monde pratique, astuce et ruse, ingéniosité, dans le cadre d’une division du travail. Cette maîtrise est acquise au prix d’un certain sacrifice de soi : pour assurer la conservation de soi, il faut entrer dans des relations stratégiques, dans des relations de pouvoir, qui nécessitent d’abord la maîtrise de son soi naturel, mais par ce fait provoquent un appauvrissement de l’imagination et des forces créatrices liées au désir ainsi que l’appauvrissement des relations sociales par les relations de domination.

Dans l’économie bourgeoise tout le travail social est subordonné à l’intérêt personnel ; mais plus le principe d’autoconservation est assuré par le principe de la division bourgeoise du travail, plus il exige l’auto-aliénation des individus qui doivent modeler leur corps et leur âme sur les équipements techniques, tandis que la pensée éclairée se laisse peu à peu remplacer par les instruments de contrôle. La figure d’Ulysse, enchaîné pour écouter le chant des sirènes pendant que les rameurs sourds luttent de toutes leurs forces contre la mer, est une image de cette double aliénation. Le progrès technique suppose des rapports de domination et une limitation des forces créatrices : Ulysse peut écouter le chant des sirènes, mais à condition d’être enchaîné au mat ; l’art et la connaissance sont scindés. Le rapport à l’art devient purement contemplatif, séparé de la vie active : l’événement social des concerts bourgeois est pour Adorno l’exact réplique d’Ulysse enchaîné au mat. Cette scission entre l’ingéniosité technique et la créativité artistique se paie chèrement :  la raison va poursuivre tout au long de son histoire l’évacuation ou plutôt la tentative d’absorption de toute altérité, de tout ce qui symbolise les vieilles puissances du destin. Elle vise à éliminer tout élément obscur, ambigu, fluctuant, pour parvenir à un monde maîtrisable. Cette nouvelle clarté dans laquelle elle croit se mouvoir, n’est en fait que la fausse clarté du mythe, qui aveugle autant qu’il fascine : apparente explication totale du passé et de l’avenir, il laisse croire à l’élimination de l’accidentel, du contingent, de la surprise et du doute. Mais en fait ce qui sera éliminé dans cette lutte pour la maîtrise, c’est à la fois le soi et la nature.

Les relations de l’homme et de la nature dans le cadre de cette quête de domination pour expurger ce qu’il y a d’angoissant dans ce fond naturel de la vie transforment à la fois le sujet et l’objet : l’homme devient gestionnaire d’un avoir et, par la même occasion, identité abstraite ; la nature, elle, est matière, objet d’une classification. La nature n’est que le substrat de la domination possible. « La matière doit être dominée sans qu’on la croie habitée par des qualités occultes. Tout ce qui ne se conforme pas aux critères du calcul et de l’utilité est suspect à la Raison. »[27] L’élimination des dieux et des qualités assujettit le monde à l’homme, mais un monde réduit à des quantités abstraites.

 Pour Horkheimer et Adorno, ce monde de l’équivalence, des relations abstraites, est celui d’une société dominée par des relations abstraites d’échange, celui du marché.  La Raison ne détruit pas seulement les qualités, elle contraint les hommes à être de véritables copies conformes. Au formalisme de la raison correspond l’impersonnalité des liens du marché, ce qui ouvre à la standardisation des relations humaines par la marchandise. 

« La domination de l’homme n’a pas seulement pour résultat son aliénation aux objets qu’il domine, avec la réification de l’esprit les relations entre les hommes et la relation de l’homme avec lui-même sont comme ensorcelées. L’individu étiolé devient le point de rencontre des réactions et des comportements conventionnels qui sont pratiquement attendus de lui. L’animisme avait donné une âme à la chose, l’industrialisme transforme l’âme de l’homme en chose. En attendant la planification totale, l’appareil économique confère déjà de lui-même aux marchandises une valeur qui décidera du comportement des hommes. Les innombrables agences de production de masse et la civilisation qu’elles ont créées inculquent à l’homme des comportements standardisés comme s’ils étaient les seuls naturels, convenables et rationnels. L’homme ne se définit plus que comme une chose, comme élément de statistiques, en termes de succès ou d’échecs.  Ses critères sont l’autoconservation, la conformité, réussie ou manquée à l’objectivité de sa fonction et aux modèles qui lui sont donnés. Cette négation de l’individuel et du particulier dans une égalité répressive ouvre la voie à l’affirmation de soi dans l’égalité du droit à l’injustice de la horde, telle celle des jeunesses hitlériennes. »[28]

 « La déformation démoniaque subie par les hommes et les choses à la lumière de la connaissance sans préjugés renvoie à la domination. »[29] Finalement, si la domination a pris tellement le pas sur des interactions selon des affinités, capables de réceptivité, c’est que seul le principe de l’autoconservation a été pris en compte dans la définition de ce qui menace l’homme. La Raison croit découvrir le mythe dans tout ce qu’elle n’arrive pas à inscrire dans le cadre téléologique de l’autoconservation.

« La Raison éprouve une terreur mythique à l’égard du mythe. Elle découvre sa présence non seulement dans les concepts et les mots restés obscurs, (…) mais dans toute revendication humaine qui ne se situerait pas dans le cadre téléologique de l’autoconservation. Cette phrase de Spinoza : « L'effort d'un être pour se conserver est le premier et unique fondement de la vertu est la devise de toute la civilisation occidentale où se réconcilient toutes les divergences religieuses et philosophiques de la bourgeoisie. » [30]

Selon Horkheimer et Adorno, l’histoire de la raison peut se résumer ainsi : en tentant de se délivrer des puissances occultes, la Raison tente de se débarrasser de l’animisme, puis de la superstition, puis de la métaphysique, puis jette par-dessus bord tous les universaux, y compris ce qui pourrait fonder les droits de l’homme, et à ce stade ne veut considérer qu’une réalité objective qui existerait en soi, ensemble de faits qui expliquent le passé et l’avenir, rendent superflue toute décision, ce qui est précisément le retour du mythe.

Le formalisme de la morale kantienne est interprété comme impuissance à intégrer dans la vie morale la sphère du désir et de la vie concrète, en même temps qu’elle invite à l’indifférence, à l’insensibilité, gageure de rectitude, vertu bourgeoise qui laissera s’imposer la barbarie du nazisme.

Mais pour lutter contre l’emprise de la raison réifiée, pour sortir de la confusion entre domination et liberté, pour que la praxis révolutionnaire ne dégénère pas en confiance docile dans les tendances objectives de l’histoire, Adorno et Horkheimer préconisent « une intransigeance de la théorie à l’égard de la société qui dans son inconscience permet à la pensée de se figer. »[31]

5.2. Remarques critiques à propos de la Dialectique de la Raison

5.2.1. Cette relecture de la raison se fait à partir des distinctions posées par Weber qui les a établies en tant que sociologue, mais qui ne s’est pas penché sur la véritable histoire philosophique de la critique de la métaphysique.  Ce cadre conceptuel conduit Horkheimer et Adorno à passer trop rapidement de la dissolution de l’ontologie métaphysique au règne du positivisme et à son idéologie du progrès et à une objectivité qui se passe de la conscience de soi. Il ne rend pas compte de la raison qui renonce à l’ontologie et à la métaphysique rationnelle en partant d’une réflexion sur le rapport du sujet à la question de la vérité, dans un acte de reconnaissance d’une crise de la connaissance. Horkheimer et Adorno utilisent l’opposition entre raison objective et raison subjective sans véritablement donner place à la posture philosophique qui consiste à reconnaître à la fois l’ignorance métaphysique et l’importance de la question de la vérité. L’attitude philosophique du sujet qui s’interroge sur la quête de vérité à partir de son expérience du doute et d’un premier savoir en crise, plutôt qu’en cherchant à faire une ontologie, est assimilée de manière abusive à une attitude pervertie par l’illusion de pouvoir assujettir le monde aux pouvoir du sujet.

Dans l’Eclipse de la Raison, Horkheimer oppose raison objective et raison subjective à travers l’opposition de Socrate et des Sophistes. Il manque me semble-t-il l’idée que pour Socrate il y a rencontre avec une exigence de vérité, de sens et de justice (qui vient du dieu), sur fond d’ignorance métaphysique, exigence qui reste à interpréter en situation.

L’opposition raison objective et raison subjective ainsi utilisée a pour effet de gommer la problématique de l’origine de l’exigence de justice en opposant consistance de la Raison et relativisme moral au service de la domination.

Cette vision de la raison subjective est liée au cadre matérialiste de la pensée de ces deux auteurs et à leur méfiance à l’égard du criticisme. Ils introduisent dans leur histoire de la raison une grille de lecture socio-économique qui les autorise à faire du formalisme, que ce soit celui de la physique de Newton ou de la raison pratique, le reflet des relations d’échange dans le cadre du marché, et à répéter le soupçon marxiste quant au caractère formel du droit qui ne serait qu’un instrument de domination de la classe bourgeoise.

Cette volonté critique à l’égard du criticisme est plutôt l’application d’un schéma de pensée préétabli qu’une lecture attentive des textes de la philosophie moderne, qui est elle-même dissociée en plusieurs courants qui ont fait de manière fort différente leur rupture avec le thomisme. Affirmer que le principe de l’autoconservation devient le centre de la pensée bourgeoise, avec la référence à Spinoza comme quoi chaque être cherche à persévérer dans son être, est difficile à justifier en regard du thème de la liberté chez Locke par exemple.

La philosophie politique moderne est traversée par un débat entre Spinoza et Locke par exemple, ou entre Hobbes, Hume et Kant, à propos du rôle premier ou secondaire qu’il faut accorder au principe d’autoconservation par rapport à celui de la liberté, débat dont les auteurs rendent peu compte.

5.2.2. On peut se demander à la lecture de l’histoire de la Raison opérée par Horkheimer et Adorno, s’ils ne passent pas trop vite de la critique de la métaphysique à la notion de raison instrumentale, considérée comme synonyme de raison subjective. Le formalisme scientifique de la physique qui inaugure la notion de modélisation propre à la démarche scientifique n’est pas lui-même orienté vers la raison instrumentale. [32] La démarche scientifique, justement parce qu’elle ne peut porter que sur le phénoménal, grâce à une mise forme organisée, appelle plutôt à la modestie qu’à la prétention de maîtrise. Le sens de la quête scientifique ne peut sans autre être réduit à la volonté de maîtrise et de domination, ce peut-être aussi, comme exploration limitée de notre monde, une manière d’accepter la responsabilité qui nous incombe, de lutter à la hauteur de nos forces contre la souffrance et le mal-être. Il aurait fallu expliquer pourquoi la Raison critique, consciente de ses limites, qui part d’une compréhension de la rencontre avec une exigence de vérité et une promesse de sens, la Raison qui découvre l’étonnement, le doute, la crise et l’importance de la communication a été supplantée par le positivisme et par toutes les formes de la raison instrumentale, présente par exemple dans l’idéologie managériale actuelle. Dans son interprétation protestante, la foi chrétienne a plutôt joué le rôle d’un appui recadré de la recherche scientifique dans une acceptation des limites de la condition humaine, que celui d’une incitation à la maîtrise par la connaissance.

5.2.3. La volonté de voir la domination comme fil conducteur de l’itinéraire de la Raison qui va du mythe à la raison bourgeoise conduit aussi à une utilisation peu informée de l’Ancien Testament, qui introduit même un contresens majeur. Mais cette interprétation, très marquée idéologiquement est malheureusement assez courante. Le texte de la Genèse effectue en effet un double mouvement : il désacralise la nature certes, mais pose à l’homme des limites, il n’est pas maître de la vie, mais gérant.[33]  L’histoire de l’homme se joue dans l’acceptation ou non de la relation de confiance avec Dieu qui inclut la reconnaissance de ses limites et la prise au sérieux de son histoire.

5.2.4. Horkheimer et Adorno, écrivent : « L’homme croit être libéré de la peur quand il n’y a plus rien d’inconnu. C’est ainsi qu’est tracée la voie de la démythisation, la voie de la Raison, qui identifie l’animé à l’inanimé comme le mythe identifie l’inanimé à l’animé. La Raison est la radicalisation de la Terreur mythique. L’immanence pure du positivisme qui est son ultime produit, n’est rien d’autre que ce qu’on peut qualifier de tabou universel. Plus rien ne doit rester dehors, car la simple idée du dehors est la source même de la terreur. »[34] On peut s’interroger sur ce qu’ils appellent l’inconnu ou ce qu’ils reconnaissent comme transcendance,

Peut-être bien que la raison s’affole dans sa lutte pour ne pas devoir se situer par rapport à l’inconnu, peut-être bien qu’elle est d’emblée angoisse devant ce qui la limite et minée par une aspiration à la souveraineté qui lui fait se méfier de l’appel qu’elle pourrait rencontrer, qui lui fait voir du pouvoir là où il pourrait y avoir confiance. Mais à interpréter cet inconnu comme le caractère effrayant d’un fond de vie naturel ne répète-t-on pas le mouvement de maîtrise ? N’opère-t-on pas un rabattement de ce qui pourrait s’avérer la voix du dieu pour reprendre l’expression de Socrate ?  On peut certes faire valoir le soupçon de Nietzsche sur la voix du dieu, mais la force de vie qu’il revendique n’est-elle pas aussi une dimension mythique que le philosophe qui s’indigne contre la moraline a déjà contredite ?

5.2.5.Pour Horkheimer, la maladie de la raison n’est pas liée à telle ou elle période historique, par exemple à l’apparition du capitalisme, ou à l’époque moderne, mais est intrinsèquement liée à la nature de la raison, qui s’est d’emblée définie comme tentative de dominer la nature.  « Le rétablissement doit concerner l’origine et non pas les symptômes tardifs. Il faut revenir aux couches les plus profondes de la civilisation, explorer les toutes premières phases de son histoire. Dès le moment où elle s’est fait domination de la nature et maîtrise de sa propre nature, elle s’est coupée de la vérité.  On pourrait dire que la folie collective, qui s’étend aujourd’hui des camps de concentration jusqu’aux réactions, en apparence des plus inoffensives, de la culture de masse, était déjà présente dans l’objectivation primitive, la contemplation intéressée du monde en tant que proie du premier homme »[35].

Horkheimer voit en la raison même l’origine de la déraison et de la violence, et en même temps appelle à une autocritique de la raison. Comme Habermas l’a fait remarquer, cela pose problème : comment cette autocritique de la raison est-elle possible ?  Pour comprendre la réponse de Horkheimer, qui n’est pas celle de Habermas, il faut relever que la raison s’est fourvoyée parce qu’elle a créé un antagonisme entre la raison et la nature et qu’ainsi elle s’est niée elle-même ; cependant, la raison doit et peut être l’instrument de la réconciliation entre la raison et la nature. On peut alors se demander pourquoi la raison parviendrait alors à sortir de sa tendance à s’orienter vers la prétention de maîtrise de la vie. Horkheimer répond de la manière suivante :

«La possibilité d’une autocritique de la raison présuppose tout d’abord que l’antagonisme de la raison et de la nature est dans une phase aiguë et catastrophique—et secondement, qu’à ce stade de complète aliénation, l’idée de vérité est toujours accessible. L’asservissement par l’industrialisme et la culture de masse créent les conditions préalables à l’émancipation de la raison, en indiquant en creux que le correctif de ces souffrances ne peut être que la valeur universelle de certaines idées comprenant à la fois celle de liberté individuelle et de justice. »

L’argument employé par Horkheimer ressemble quelque peu à celui de Marx, qui voyait dans l’aliénation et l’exploitation du prolétariat le levier par lequel la société s’orienterait vers une nouvelle forme d’organisation plus juste : en touchant le fond on peut s’élancer à nouveau vers l’air libre, être délivré du mal qui a sévi pendant toute l’histoire précédente.

5.2.6.Horkheimer tout en effectuant la critique de la raison subjective au nom de la consistance de la raison objective considère cependant que l’on ne peut faire marche arrière dans la roue de l’histoire et qu’on ne peut retourner à une raison fondée de manière métaphysique. La solution qu’il propose des relations dialectiques entre raison subjective et objective est décrite de la manière suivante : « Il faut comprendre à la fois sa séparation et la relation réciproque entre les deux concepts. L’idée de conservation de soi ce principe qui pousse la raison subjective à la folie est l’idée même qui peut sauver la raison objective d’un sort identique. »[36](…) « Appliqué à la réalité concrète, cela veut dire que seule mérite d’être appelée objective une définition des buts objectifs de la société qui inclut celui de la sauvegarde du sujet, le respect de la vie individuelle. Les systèmes métaphysiques exprimaient, sous une forme en partie mythologique, la compréhension exacte du fait que la conservation de soi ne peut être réalisée que dans un ordre supra-individuel, c’est-à-dire par le moyen de la solidarité sociale. »[37]

Horkheimer et Adorno critiquent la manière dont la Raison a anéanti l’intérêt pour ce qui est particulier, mais on trouve à plusieurs endroits dans leur pensée un ralliement à une perspective proche du sociologisme. 

5.2.7.Leur option matérialiste avec le rejet de l’idéalisme et de la philosophie transcendantale de la connaissance suscite, particulièrement chez Adorno, une certaine cécité à l’égard de la problématique de la subjectivité par un rejet des notions centrales de la philosophie de l’existence, en particulier celle de compréhension de soi. Par exemple, dans son ouvrage consacré à Kierkegaard[38], Adorno critique la définition du moi qui ouvre Le Traité du désespoir : « L’homme est esprit. Mais qu’est-ce que l’esprit ? C’est le moi. Mais alors le moi ? Le moi est un rapport se rapportant à lui-même, autrement dit il est dans le rapport l’orientation intérieure de ce rapport ; le moi n’est pas le rapport, mais le retour sur lui-même du rapport ». Adorno croit pouvoir en conclure que pour Kierkegaard le sujet est sans rapport avec l’extériorité, pure réflexivité, pure forme, pure abstraction, sans monde. Adorno procède à ce qu'il appelle une « sociologie de l'intériorité » : l'intériorité kierkegaardienne est l'image de l'intérieur bourgeois du XIXe siècle. L'habitation bourgeoise est appelée un « intérieur », de même que l'homme de la bourgeoisie du XIXe siècle est appelé un « individu ».

Cette critique présuppose que la sociologie historique est la grille fondamentale de la réalité humaine, que l’appareil conceptuel à partir duquel on pense ou en met en forme esthétiquement ou philosophiquement la vie, n’est que la sédimentation des rapports sociaux, véritable contenu déterminant. Pour Adorno, la thèse du désespoir qui apparaît dans la philosophie de l’existence et dans la théologie de Kierkegaard ne peut être que « la fétichisation désespérée des conditions existantes »[39].

C’est selon cette grille de lecture que le formalisme, qu’il soit celui d’une morale déontologique plutôt que téléologique ou celui du formalisme du droit, ne paraît que refléter l’abstraction des rapports instaurées par le marché.

Il y a là me semble-t-il un réductionnisme.

Si la démarche critique doit inclure un questionnement sur la culture comme pratique sociale produite dans certaines conditions, la grille économico-sociale ne saurait s’ériger en grille fondamentale ou faire autorité dans le choix des modèles.

6. Oscillations et changements dans l’attitude critique de Horkheimer

6.1. L’adhésion au matérialisme pour sauver la raison

Dans un premier temps, (textes de 1931-1937) Horkheimer voit l’adhésion au matérialisme comme une manière d’aborder les problèmes humains où les rapports économico-sociaux sont la clef des tâches de l’époque pour contribuer à l’émancipation humaine et l’instauration d’une société rationnelle. La critique de l’idéalisme qui accompagne cette adhésion au matérialisme comporte une critique de l’individu comme notion idéologique bourgeoise, et l’idée que la rationalisation de l’économie et des rapports sociaux permettra à l’individu comme membre d’une communauté de s’accomplir dans son humanité. Horkheimer opte aussi pour une attitude résolument immanente, où il n’y a pas d’exigence absolue, mais des tâches à assumer. La culture, la religion comprise, est vue comme une intériorisation des rapports sociaux, des manières historiques de résoudre la violence pour le maintien du groupe. La critique des institutions et idéologies bourgeoises est effectuée avec des emprunts à la psychanalyse.

En écho au texte de Kant sur l’Aufklärung, critiqué pour son idéalisme, la sortie de la minorité est évoquée à travers la nouvelle société que la sortie du capitalisme permettra. « Si les biens nécessaires à la vie des hommes en arrivent à  ne plus être produits dans une économie de producteurs apparemment libres, dont les uns doivent se louer aux autres parce qu’ils sont pauvres, tandis que les autres sont obligés, de fabriquer pour ceux qui sont solvables et non pour satisfaire les besoins des hommes, si au contraire la production devient un effort planifié de l’humanité tout entière, alors la liberté de l’individu abstrait qui en fait était lié deviendra la solidarité dans le travail d’hommes concrets, dont la liberté n’est plus limitée que par la nécessité naturelle. Dans la discipline de leur travail, ils se soumettront bien en fait à une autorité mais celle-ci ne concernera que leurs propres projets, qui auront pris valeur de décision et qui ne seront pas le résultat d’intérêts de classes divergents. Le commandement venu de l’extérieur ne sera que l’expression de leur intérêt à eux, puisqu’il est en même temps celui de la collectivité. »[40] 

Il désigne par théorie critique, une manière de soumettre les sciences à l’examen critique, en tant qu’elles sont des activités sociales et qu’en ce sens elles sont tenues de s’interroger sur leur rapport à l’émancipation, sur la manière dont le système social intervient dans l’orientation de leurs recherches.

Pour être critique la science devrait avoir conscience d’elle-même comme activité sociale située dans un certain type de société, avoir une conscience de ce qui la pousse à s’occuper plutôt de ceci que de cela. La science peut être exacte tout en étant victime du fétichisme, exacte tout en faussant la portée libératrice de la praxis. La critique marxiste de l’économie rend attentif au fait que dans un contexte social déterminé certaines finalités s’imposent, conditionnant l’orientation même de la recherche scientifique.

La théorie critique est un effort pour dénoncer et agir contre les causes de la souffrance humaine, violence, injustice et aliénation. Elle se prétend critique au sens de réactive à la souffrance mais assumant une responsabilité éthique dans son époque, dépourvue de métaphysique du Bien.

La thèse selon laquelle en participant à une praxis sociale, une organisation du travail élaborée en toute autonomie, l’individu cesse d’être une abstraction pour devenir réalité, dépasse cependant la stricte orientation critique pour une option de réalisation humaine dans l’immanence.

6.2. Résolution subjective et crise du matérialisme

Dans un deuxième temps, le problème de la consistance de la résolution de lutter contre l’injustice a rebondi, étant donné dès les années 30, l’isolement des groupes luttant contre le capitalisme et la difficulté d’ancrer cette lutte dans une base sociale quelconque. Le problème de la solitude du résistant, de la valeur de la résistance alors que ce qui constituerait l’origine immanente de la résistance s’effrite, est posé par Horkheimer. Ce problème de la communication de la théorie, du destinataire de la résistance par la théorie et de la possibilité d’une inscription dans la praxis, ira s’accentuant.

Il y aura toujours plus une tension entre l’engagement placé dans l’immanence historique et la fragilité de la résolution devant l’opacité de l’histoire et l’ampleur du mal. En 1937, Horkheimer  évoque le caractère sombre de l’époque et le bien-fondé de l’espoir de la Théorie critique ainsi : « Mais si ses idées, qui tirent leur origine de certains mouvements sociaux, semblent aujourd’hui tellement vides et vaines parce qu’elle n’a plus guère derrière eux que ceux qui la persécutent, la vérité n’en finira pas moins par se faire jour ; car l’objectif d’une société selon la raison, qui semble aujourd’hui certes n’avoir plus d’existence que dans l’imagination, est réellement inscrite dans l’esprit de tout homme. »

6.3.La crise de la raison

Dans un troisième temps, la reprise critique de l’histoire de la raison dévoile que le retournement de la raison en mythologie du progrès, en raison formelle qui fonctionne aveuglément avec la fausse clarté du mythe, n’est pas due à une cause extrinsèque mais à un élément que la raison a porté en elle-même dès le début de son histoire, élément perturbateur contre lequel elle devrait lutter pour pouvoir se maintenir dans sa fonction libératrice. Cet élément perturbateur est la peur de l’inconnu, compris alors par Horkheimer et Adorno comme son propre fondement naturel qu’elle va d’autant plus subir qu’elle le nie. Le schéma du refoulement et de l’angoisse aliénante que cela suscite utilisé en psychanalyse est appliqué ici à l’histoire de la raison. En se construisant sur la prétention à maîtriser ce fond foisonnant du désir et de la vie qui se révèle menaçant, la raison va se rendre de plus en plus aveugle à son propre mouvement et développer dans le rapport de l’individu à lui-même, dans les rapports sociaux, et dans le rapport à la nature le principe de la domination au nom de la conservation de soi, compris comme sécurité.

La résistance se replie dans ce travail de relecture théorique et de dévoilement critique de l’extension des rapports de domination, particulièrement présente dans l’idéologie bourgeoise et la société capitaliste avec sa culture de masse.

6.4. Résolution subjective et crise de l’immanence

Enfin, dans un quatrième moment, dans les notes critiques de 1961-62, on trouve certains aphorismes qui accentuent la dimension subjective de la résistance, par exemple, sous le titre Nécessaire vanité :

 « C’est vrai, l’individu ne peut changer le cours du monde. Mais si sa vie entière n’est pas le sauvage désespoir qui se révolte là contre, il n’arrivera pas non plus à réaliser le petit peu de bien, infiniment petit, insignifiant et vain, dont il est capable en tant qu’individu ».[41]

Dans une conférence de 1970, Horkheimer affirme sa rupture avec le marxisme et pense qu’il faut axer la résistance de manière à sauvegarder l’autonomie individuelle, ce qu’il pense possible dans le cadre du capitalisme. Le monde souhaité par Marx lui paraît celui d’un monde administré, un monde où l’autonomie individuelle a été sacrifiée à la rationalisation de la communauté.

Il estime aussi nécessaire de repenser la relation entre la théologie et la philosophie. Il invite à un débat interdoctrinal en souhaitant que la religion puisse à la fois jouer un rôle critique face aux tentations totalitaires ou sacralisantes, à la condition que celle-ci se laisse aussi pénétrer par le doute et que le contenu des religions soit exprimé en attitude de conscience des limites humaines, de conscience de l’étendue du mal et de la souffrance des hommes.

Horkheimer semble hésiter entre différentes références. Il parle d’une part de l’influence que Schopenhauer a eu sur lui par son interprétation du péché originel. Il en tire la nécessité d’avoir une sorte de conscience de la faute, de sympathie tragique universelle.

« Si nous pouvons être heureux, chaque instant est payé de la souffrance d’innombrables autres créatures humaines ou animales. (…) A notre joie, à notre bonheur, nous devons lier la tristesse, la conscience que nous avons part à une faute. »[42]

Il emprunte d’autre part à l’Ancien Testament l’idée d’un renoncement à maîtriser le mal.

 « Tu ne peux te faire aucune image de Dieu, que nous comprenons comme : Tu ne peux pas dire ce qu’est le bien absolu : tu ne peux le présenter. »  (…) nous pouvons indiquer où est le mal, mais pas l’absolument juste. Les hommes qui vivent avec cette conscience sont en communauté de pensée avec la Théorie critique. »[43]

L’itinéraire de Horkheimer va donc dans le sens de développer l’importance de la dimension subjective de la théorie critique, de la dimension de résistance. Le cadre théorique initial de sa démarche, le matérialisme, le marxisme de Lukacs, la référence à la sociologie et à la psychanalyse, ne lui a pas donné comme priorité d’élaborer la notion d’existence personnelle. Mais son itinéraire l’a conduit à remettre en cause le cadre d’immanence de sa pensée et à prioriser la consistance de la dimension subjective de la résistance plutôt que l’inscription de la lutte dans une praxis historique d’émancipation.

Dans le fragment intitulé Le diable, [44] écrit en 1956, Horkheimer interprète le rapport au mal dans une autre hypothèse que celle développée dans La Dialectique de la Raison, où l’angoisse devant le foisonnement de la vie conduirait à opter pour la maîtrise. Il s’agit d’une réponse de l’homme à « la provocation du Bien ».

« Le diable-- Je viens de faire une découverte : si les nazis piétinèrent les Juifs jusqu’à ce qu’ils crèvent, si tel valet de bourreau fouetta en plein visage la Juive qui l’avait maudit quand elle fut poussée dans le four crématoire, elle et combien de légions, cela prend source dans l’aspiration pervertie à une bonté dotée de pouvoir dans la provocation du Bien. Ce coup de fouet recèle l’incapacité à aimer le Bien dans l’impuissance. La tendance à désespérer de son pouvoir. Le diable. »

Le texte ci-dessous, écrit en 1959, évoque le mouvement intérieur de la résistance et l’impasse éthique du sentiment de pitié pour fonder la résolution de résistance, la pitié étant une manière de s’arrêter dans l’apitoiement de soi-même.

« La pitié envers soi-même. L’escargot sans coquille franchit dans sa reptation le sentier de forêt humide, son corps mince, luisant, noir, blessé à l’arrière et maculé de boue. Il est encore dans le premier quart du chemin et ne le traverse pas à angle droit, mais de biais. Quand les fines antennes repèrent un danger, le corps se contracte. Le tout est vigilant, différencié, mais complètement inadapté à la menace réelle, la botte en promenade de l’homme, ce colosse. La disproportion est absurde, et vraisemblablement aussi toute la difficulté de cette entreprise. Le sentier humain, non prévu dans l’organisation de l’escargot, l’a peut-être trompé, pour lui l’autre bord n’est pas une autre rive, ni un terme, ni un but, comme au contraire il apparaît à l’homme qui a fait le chemin et qui le comprend. L’escargot tout entier à son effort trace un sillon dans le désert de boue, il suit sans protection un espoir inconnu. Quiconque se penche dessus, en souvenir de ce qu’il partage avec lui, a, sans compter sa ruse et ses instruments de pouvoir, une avance sur lui : la pitié envers soi-même, qui lui fait perdre la minute dans laquelle il pourrait changer quelque chose. En regardant l’escargot, il se laisse aller, inquiet de sa propre déréliction, au lieu de continuer malgré tout dans le désert, quand bien même l’espoir serait perdu. »[45]

La théorie critique est finalement une attitude de conscience, de protestation, mais que Horkheimer ne veut pas réduire à une vision tragique, à laquelle il tente de conserver une tension, qui est celle de la résistance, différente de l’engagement, qui lui resterait obnubilé par le but et finirait par perdre sa sensibilité au mal. Il faut protester devant l’indifférence au mal. Au lieu du Grand Refus, il appelle la jeunesse à une action responsable limitée, reconnaissant l’ambiguïté des situations.

Horkheimer suggère que le problème du mal nous dépasse, qu’il faudrait à la fois une intransigeance contre le mal et une conscience des limites de l’action, car il n’est pas certain qu’une action intransigeante ne nous transforme en sources de nouvelles violences et souffrances.

Le grand danger qu’il évoque dans son dernier discours, et qu’en se référant à l’idée du Progrès, d’une amélioration objective, on oublie jusqu’à la laisser disparaître, l’idée du sujet autonome, l’âme, qui certes n’est rien face à l’univers.

7. Conclusion

Horkheimer et Adorno ont décrit la dérive de la raison, dénonçant l’illusion dans laquelle la Raison des Lumières était en se proclamant souveraine et autonome. L’Ecole de Francfort a rendu attentif à l’appauvrissement des relations humaines dans la société capitaliste, particulièrement sous sa forme apparemment la plus réussie, soit la société de consommation, aux contradictions entre la liberté individuelle de cet individu consommateur et l’uniformité de la vie qui découle de cette forme de société. Ils ont également souligné l’aberration d’une gestion de la sphère économique complètement bureaucratisée qui anéantit les libertés fondamentales de la personne.

Horkheimer et Adorno ont dénoncé la dérive de la raison qui se laisse prendre dans le piège de la maîtrise et qui finit par opter pour la conservation de soi au détriment de la liberté. La raison, quand elle devient oublieuse de ce qui l’animait, de l’attachement aux idées de liberté, de sens et de justice, du devoir de ne pas se livrer à l’arbitraire, dérive vers sa carricature, une raison qui se contente d’être un instrument de gestion du réel, privée de toute réflexion sur le sens des activités et comme hallucinée par ce qu’elle pense être la réalité. La raison réifiée s’affaisse dans une fascination des résultats quantitatifs, dans une soumission à une réalité anhistorique constituée de faits fétiches.

L’Ecole de Francfort reste une dénonciation pertinente d’un rapport réifié à la réalité. Mais on peut douter que les alternatives qui s’offrent à la raison soient saisies avec pertinence par une lecture historico-matérialiste. Une certaine difficulté à articuler la critique de la société à la posture subjective de résistance en serait le signe.

 Contrairement au point de vue de Lukacs et de Marcuse, la critique de la raison réifiée est aussi possible à partir d’un autre cadre théorique, dans le sillage de Kant, Husserl et la philosophie de l’existence. Le manque d’une démarche transcendantale comporte le risque de basculer dans une philosophie où l’objet englobe le sujet, ce qui est fort dommageable pour clarifier les orientations de la raison.

Dans cette perspective le premier point de bifurcation de la raison est la reconnaissance de l’ignorance métaphysique. Il s’agit de reconnaître l’impossibilité pour la raison de remonter à un fondement ultime, comme le dit Pascal, tant du côté de Dieu que de la matière, impossibilité aussi de fonder la compréhension de l’existence humaine sur un savoir concernant l’âme ou le corps comme pure matière. Cette ignorance métaphysique, la reconnaissance d’un savoir relatif à un ancrage dans une situation vécue, incarnée, historique, coupe court tant à un physicalisme qu’à une prétention de la saisie d’un sens de l’histoire, d’un mouvement d’accomplissement de la totalité comme réalisation de la Raison.

Cette première bifurcation en suscite une autre : une fois l’ignorance métaphysique reconnue qu’advient-il du problème de la vérité et de la justice ?

Va-t-on limiter le domaine de la vérité à celle de la connaissance scientifique ?  Et laisser le domaine des valeurs à un certain arbitraire subjectif ou historique ? Dans cette perspective la connaissance se développera dans une cécité à l’égard du sens de sa quête et risque bien de s’en remettre sans recul critique à une confiance en le Progrès des connaissances, voire une attente de salut par la connaissance ou à une mythologie du fait considéré indépendamment des procédures qui permettent de l’établir. Et si d’aventure elle reste courageusement attachée à une perspective ouverte de remise en question et de la nature intersubjective de la validité scientifique, elle ne saurait rendre compte de cet attachement à l’honnêteté intellectuelle, sans entrer dans une thématisation de la sphère subjective dont elle voulait justement se débarrasser. La réflexion sur la communication montre qu’il est bien difficile de se défaire de l’exigence de sens, de prétention à la validité de ses affirmations et de la consistance de sa posture d’énonciateur. Dans cette perspective le naturalisme paraît moins consistant qu’il le prétend.

Va-t-on reconnaître que l’ignorance ne nous délivre pas de la responsabilité de ne pas dire n’importe quoi, ni de traiter autrui n’importe comment ? On pourrait développer l’idée que l’arbitraire dans la communication, n’est pas simplement un abandon d’une exigence de vérité trop forte à porter, mais la dissolution du sujet de toute énonciation dans l’impossibilité d’une quelconque continuité, d’un éclatement de la notion même de présence à soi et à l’autre, éclatement de toute manière d’être concerné par une situation et d’y donner sens. Raison, communication et liberté personnelle, sont en ce sens indissociables.

Si on reconnaît que l’existence humaine ne saurait se cantonner à pourvoir à la sécurité et à l’autoconservation, mais qu’elle est rivée à une problématique de liberté et de justice, on peut alors se demander d’où provient cette exigence. Les oscillations de la pensée critique de Adorno et Horkheimer montrent que le cadre historico-matérialiste se heurte à des difficultés pour fonder la dimension subjective de la résistance et pour éviter que l’option d’immanence ne fasse rebondir une confiance non critique en le cours de l’histoire ou bascule dans la grandeur d’une vision tragique.

La reconnaissance d’une origine transcendante de l’exigence de justice et de vérité, ouvre à une conception de la raison qui conçoit la tâche critique comme une réponse à cette exigence, d’emblée désamorcée de ses prétentions à une souveraineté susceptible de se muer en projet de domination.

D’où vient le rapport de violence à autrui ? Comme le suggère Levinas, ce n’est peut-être pas tant le rival qui génère une violence sécuritaire, mais bien le prochain, qui me réclame, m’appelle et m’assigne dans ma responsabilité à l’égard de son visage, qui génère cette violence, qui ne trouve pas de repos, même pas dans l’élimination physique de l’autre, dont le souvenir ou le cadavre est encore objet de saccage et de profanation.

La dérive de la Raison ne trouverait donc pas sa source dans le fond naturel qu’elle nie, mais dans son rapport à la transcendance qu’elle ne veut pas reconnaître.

Objectivement cette divergence reste irréductible, mais peut-être faut-il simplement que les institutions politiques fassent place à cette alternative plutôt que de prétendre pouvoir la trancher.

La phénoménologie et la philosophie de l’existence conduisent à critiquer l’objectivation et la réification. L’objectivation est la projection dans le monde objectif de ce qui devrait relever de la dimension subjective. Quand une réalité objective est considérée indépendamment du mouvement subjectif qui la produit, il y a une fausse objectivité, c’est un monde objectif fantasmagorique. Ainsi en est-il de la marchandise, qui fait du résultat du travail une fausse objectivité, qui existe en soi. Quand la connaissance scientifique est considérée indépendamment des démarches qui l’a constituée, elle est réifiée, elle peut bien être objective, mais cette objectivité est projetée dans un monde fantasmagorique. Ainsi, contrairement à ce qui ressort des textes de Horkheimer et Adorno, ce n’est pas le formalisme qui est source de dérive de la raison, mais bien la réification du formalisme, l’utilisation de modèles sans conscience de ce qu’est la modélisation, de ce que sont la pertinence, la lecture et les limites d’un modèle.

Par la culture du résultat, le néolibéralisme a produit une conception de la culture réifiée et une objectivation de la sphère subjective que l’on est appelée à gérer, à maîtriser, à mettre à plat, à exhiber en toute transparence. La connaissance scientifique est elle aussi atteinte par cette idéologie réifiante.  La lecture sans distance critique des imageries en IRMf, comme si l’on rejoignait la réalité de la pensée à l’état brut, est un exemple d’une forme de cette réification[46]. La lutte contre la réification de la raison scientifique passe donc à la fois par une attention aux conditions matérielles de la recherche pour que la raison puisse conduire sa démarche de validation intersubjective et par une exigence de réflexion critique sur la démarche même de modélisation. La démarche initiée par Husserl permet aussi une clarification des visées propres à chaque discipline et une résistance à plaquer les ontologies régionales de la physique ou de la biologie sur celle des conduites individuelles ou des interactions sociales ou économiques.

La philosophie de l’existence s’oppose aussi à l’idéologie de l’entreprise, car contrairement à ce que les coachs enseignent pour gérer et réussir sa vie, sa carrière et sa mort, l’existence ne se décompose pas en une série de problèmes du genre : qu’est-ce que je veux atteindre comme objectif, quelles sont les ressources, en combien d’étapes mon objectifs sera-t-il atteint ? L’existence n’est pas réductible à un ensemble de choses par rapport auxquelles je pourrais prendre la place d’un spectateur expert qui élimine les comportements mal adaptés au réel. Mais une telle objectivation peut aussi être une fuite, certes vaine, d’esquiver les difficultés de la liberté et les complications de la communication.

Il faut encore souligner que la démarche transcendantale telle que Husserl l’a pratiquée conduit à thématiser le corps d’un double point de vue, il y a bien le corps objectif, mais il y a le corps-sujet, le corps propre à partir duquel se déploie l’espace, le corps propre qui est d’emblée intriqué dans une dimension intersubjective, dans une double histoire de quête d’autonomie et de mutualité. Ainsi, le corps, l’incarnation, n’est pas à penser prioritairement à partir du monde objectivé de la biologie ; la notion de fond naturel de l’existence, qui serait cet inconnu devant laquelle la raison fuit, s’arme et se protège vainement, demande une clarification phénoménologique préalable de la corporéité pour ne pas reposer sur des notions confuses, mythologiques ou réifiées qui bloquent la compréhension de la dimension incarnée de l’existence.

      Mireille Lévy,  28 juin 2018   

Table des matières
1. La question de l’attitude critique
2. L’Ecole de Francfort et la théorie critique
Max Weber et Georg Lukacs, références contrastées discutées par la Théorie critique
2.1. Max Weber
3.1.1. Max Weber et Karl Marx
3.2. Georg Lukacs : La réification
3.2.1. La marchandise comme catégoriesociale totale
3.2.2. La rationalisation formelle dans l’Etat, l’Administration et le Droit
3.2.3. La réification du monde culturel
3.2.4. L’idéalisme transcendantal prisonnier de la philosophie bourgeoise
3.2.5. La conscience du prolétariat, condition du changement
3.3. De Lukacs à la Théorie critique, emprunts et tensions
4. Les moments de la Théorie critique
4.1. Années 30-40: Travail interdisciplinaire sous la direction de M. Horkheimer à l’Institut de Recherches sociales de Francfort
4.2. Années 40 : Exil américain de Horkheimer, Adorno et Marcuse
4.3. Années 50-60 : Retour à Francfort de Horkheimer et Adorno
4.4. Années 50-70 : Marcuse, freudo-marxisme, aliénation et réification 4.5. Dès 1964, Jürgen Habermas : théorie critique et communication
4.5.1 Remarques
4.6. Années 2000 Axel Honneth et Hartmut Rosa
4.6.1. Axel Honneth
4.6.1.1. Remarque
4.6.2. Hartmut Rosa
4.6.2.1. Remarque
5. Retour à la pensée de Horkheimer et d’Adorno
5.1. La Dialectique de la Raison
5.2. Remarques critiques à propos de La Dialectique de la Raison
6. Oscillations et changements dans l’attitude critique de M. Horkheimer
6.1. L’adhésion au matérialisme pour sauver la raison
6.2. Résolution subjective et crise du matérialisme
6.3. La crise de la raison
6.4. Résolution subjective et crise de l’option d’immanence
7. Conclusion


[1] Sur le concept de philosophie, (1944) in L’Eclipse de la raison, Payot, 1974, p.188

[2] Marcuse avait milité avec le mouvement spartakiste dans les années 20

[3] Emmanuel Renaut, Yves Sintomer, Où en est la théorie critique ? La Découverte, coll Recherches, Paris, 2003

[4] Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Points, Paris, 1967, p.250

[5] En ce sens, on pourrait dire que Weber est victime de la réification

[6] Manifestement cette description par Lukacs de la réification est liée au contexte de la taylorisation. Les études en ergonomie ont montré que même dans le taylorisme, l’investissement physique et social de l’équipe a lieu, sinon les machines tomberaient rapidement en panne. Le problème est que cet aspect essentiel fait l’objet d’un déni dans l’organisation capitaliste du travail. On peut actualiser le thème de la réification dans le contexte du postfordisme et du toyotisme, où il n’y a plus la discipline de l’atelier, ni la hiérarchie, ni l’atomisation, mais le travail par projets sans chef d’atelier, et où l’évaluation se fait à la réussite du projet. L’abîme entre les critères d’évaluation et l’investissement effectif, la torsion des relations d’équipe où chacun est instrumentalisé et instrumentalise l’autre, la conception des compétences comme capital à gérer, les méthodes des Ressources humaines pour apprendre à gérer ses émotions, l’instrumentalisation de l’informatique pour développer un contrôle personnalisé et continu des performances et de la productivité sont les modes actuels de l’effet marchandise et de la réification. Le lien posé par Lukacs entre capitalisme, réification, aliénation paraît donc encore pertinent. Le phénomène de réification éclaire particulièrement le management de la subjectivité et les phénomènes de destruction de l’intersubjectivité pratique propres au néomanagement où les équipes vivent une fausse solidarité et sont amenées à se penser dans des catégories de plus en plus étrangères à leur travail effectif. (J’ai développé ce dernier point dans mon texte Travail et reconnaissance).

[7] G. Lukacs, Histoire et conscience de classe, p.125

[8] Par processus, Lukacs entend des phénomènes qui ont une dynamique historique, phénomènes dialectiques des rapports des sociétés avec la nature, dialectique entre la matérialité et les orientations choisies par les groupes sociaux, alors que ce terme est utilisé actuellement, dans le cadre de la pensée réifiée, pour parler d’une pratique décomposée en phases discrètes qui sont des étapes pour atteindre un objectif.

[9] Pourtant on pourrait imaginer défendre la démarche du Capital, de la théorie critique de l’économie politique à partir d’une réflexion sur l’ontologie régionale de l’économie, dans un cadre philosophique qui évite l’oscillation entre le rationalisme et le matérialisme comme j’ai essayé de l’indiquer dans mon texte Travail et reconnaissance.

[10] G. Lukacs, Histoire et conscience de classe, p. 135

[11]Christophe Dejours a aussi mis en évidence le problème de la soumission consentie dans son analyse de la souffrance au travail. Cf. texte sur Travail et reconnaissance

[12] Quel est l'avenir de la théorie critique ? - Revues.org - OpenEdition

https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/6601

[13] Comme en témoigne son article Raison et Révélation (1957) Th. -W. Adorno In Modèles critiques, Payot, 1984

[14]H. Marcuse, L’homme unidimensionnel, Points, p.311, 1970

[15] Ibid.

[16] Comme Alain Renaut le fait remarquer dans une question adressée à Habermas, in J. Habermas, L’Ethique de la discussion et la question de la vérité, Nouveau collège de philosophie, Grasset,2003, p.11-14 on en peut penser la responsabilité sans passer par le rapport de soi à soi ; de même la reconnaissance du meilleur argument, par moi et nul autre à ma place, renvoie à une notion de sujet. Il ne devrait selon Renaut, n’avoir aucune incompatibilité entre les deux paradigmes. Cette remarque me paraît tout à fait pertinente, d’autant plus que la réponse de Habermas à Renaut repose sur une vision de la subjectivité qui ne fait pas place à la conception de Husserl car il oppose le vécu subjectif intérieur à la contraignance des règles.

[17] Michel Crozier a développé une analyse de l’administration qui la fait apparaître comme obstacle au changement, prise dans des luttes de pouvoir sclérosantes. L’idéologie managériale s’est emparée de ce diagnostic pour justifier l’introduction des critères de l’entreprise privée dans l’organisation du secteur public, ce qui en modifie fondamentalement le sens et menace le lien social. (M. Crozier, Le Phénomène bureaucratique, Seuil, Paris, 1963 La Société bloquée, Seuil, Paris, 1984) 

[18]  Axel Honneth, L’idée du socialisme, p.138-139, Gallimard, 2017, Suhrkamp, Verlag, 2015

[19] Comme l’a montré dernièrement en France le débat sur la nouvelle loi du travail selon les analyses de Emmanuel Dokès. De plus, en Amérique du Sud par exemple, le capitalisme n’a pas été favorable à l’instauration de structures démocratiques, mais s’est violemment opposé aux droits démocratiques basiques. L’abandon de l’analyse marxiste du capitalisme semble fermer la conscience critique à un certain nombre de problèmes. Cf. mon argumentation dans le texte Travail et reconnaissance.

[20] H. Rosa, Accélération, une critique sociale du temps, p. 206 La Découverte 2011

[21] Hartmut Rosa ; Notre relation avec les technologies, Usbek & Rica

https://usbeketrica.com/.../aucun-des-grands-enjeux-de-la-planete-ne-sera-sauve-par-la...

[22] M. Horkheimer, Th. - W. Adorno, La Dialectique de la Raison, 1974 (N.Y, 1944)

[23] M. Horkheimer avait déjà présenté cette idée dans ses cours en 1944 (cf. L’Eclipse de la Raison, Payot 1974)

[24] M. Horkheimer et Th.-W. Adorno, La dialectique de la raison, p. 18

[25] Cette vision du texte de la Genèse constitue un contresens, cf. infra, remarques critiques

[26] Cette lecture du sacrifice est un contresens par rapport au sens que prenait le sacrifice dans l’Ancien Testament qui était une manière de reconnaître que le mal au lieu d’envahir par contamination l’ensemble de la réalité humaine était stoppé, limité par Dieu, une manière de reconnaître la grâce offerte.

[27] M. Horkheimer et Th. -W. Adorno, La Dialectique de la Raison, p.24

[28] Ibid. p.44

[29] Ibid. p.45

[30] Ibid. P.45

[31] Dialectique de la Raison, p.56

[32] Dans l’Eclipse de la raison, note p. 17, Horkheimer avait déjà posé la quasi équivalence des termes subjectivation et formalisation de la raison.

[33] Cette notion de gérant a souvent été mal comprise ; elle ne veut pas dire qu’il s’agit de n’avoir qu’un rapport gestionnaire à la nature comme s’il s’agissait d’un ensemble de cela dont on peut disposer comme moyens, c’est le sens actuel de la notion de gestion utilisé dans les RH, car ce mot doit être interprété dans le cadre d’une relation de don et de confiance. C’est d’oublier que la vie est reçue et que le vivant nous est confié qui oriente la gestion vers l’exploitation démesurée des ressources et l’incapacité à tisser une relation incarnée, poétique ou esthétique avec le vivant. La confiance ôte la peur mais exige le respect.

[34] La Dialectique de la Raison, Gallimard,1974, p.33

[35] Ibid. p. 182-183

[36] M. Horkheimer, Eclipse de la raison, p.181-182

[37] Ibid. p.182

[38] Th. W. Adorno, Kierkegaard, 1995, Critique de la politique Payot

[39] TH.W. Adorno, Modèles critiques, Raison et révélation, Payot, 1984, p. 150

[40] M. Horkheimer, Autorité et famille, in Théorie traditionnelle, théorie critique, Gallimard, 1970, p.274

[41] Max Horkheimer, Notes critiques, Petite bibliothèque Payot, p.259

[42] La théorie critique hier et aujourd’hui, 1970, in Max Horkheimer, Théorie critique, Payot/2009, p.333-334

[43] La théorie critique hier et aujourd’hui, 1970, in Max Horkheimer, Théorie critique, Payot/2009, p.333-334

[44] M. Horkheimer, Notes critiques, Petite bibliothèque Payot, 2009, p.100

[45] Ibid. p.144

[46] Lecture réifiante utilisée par exemple dans des programmes très idéologiques de prévention de la violence sociale. Il ne s’agit pas pour nous de considérer l’étude du cerveau par IRMf comme illégitime, mais de demander à ce qu’il y ait réflexion à propos de ce que l’on voit et de l’interprétation que l’on en fait.