1. L’Ecole de Francfort et la Théorie critique
Mireille Lévy, 17 juillet 2018

L’Ecole de Francfort est un courant de philosophie sociale qui s’est développé dans le cadre d’un Institut für Socialforschung, créé en 1923, à Francfort et réorganisé par Horkheimer en 1931, pour y mener un travail interdisciplinaire avec des philosophes et écrivain, Adorno, Benjamin, mais aussi des économistes, Pollock, Grossmann, un psychanalyste, Fromm, un historien, Neumann. On parle d’Ecole de Francfort depuis la fin des années 50 et on y inclut rétrospectivement les travaux de cette première équipe interdisciplinaire de 1930.

C’est un courant de pensée qui fait la critique de la Raison des Lumières, en dénonçant son retournement dialectique en mythologie, particulièrement en mythe du progrès et en raison instrumentale, pour mieux prendre en charge la réalisation des espoirs placés en elle. L’instrument de la critique est emprunté au marxisme de Lukacs et se nourrit des différentes disciplines en sciences humaines, sociologie, économie et psychologie, avec une influence marquée quoique variable de la psychanalyse.

 Il s’agit d’une philosophie dialectique, au sens d’un matérialisme pratique, axé sur la dialectique de la théorie et de la praxis. L’ancrage dans la théorie marxiste, bien qu’effectué indépendamment des organes de la IIIe internationale, deviendra problématique au fur et à mesure que les espoirs dans les luttes du prolétariat s’avéreront fragiles, voire discrédités soit par la dégénérescence bureaucratique de l’Etat soviétique jusqu’à une forme de totalitarisme soit par la soumission consentie du prolétariat à la société de consommation.

Selon Horkheimer, cette philosophie est dialectique dans la mesure où elle travaille avec l’idée de négation, « négation des prétentions absolutisantes de l’idéologie dominante et négation des prétentions impudentes de la réalité » [1]. Cette double négation est un mouvement critique et non pas la possession d’une sagesse ou d’une idée du Bien, un mouvement de distanciation mais qui se veut aussi prise au sérieux, prise de responsabilité à l’égard de la situation historique, ce en quoi il se distingue, selon Horkheimer, d’un simple scepticisme.

La critique est orientée vers un espoir de travailler à l’instauration d’une société axée sur la raison, condition de la liberté. Cette visée ainsi que la référence à certaines thèses du marxisme de Lukacs a fait du problème de l’espérance un point sensible de ce courant philosophique. Le problème de l’articulation de la philosophie et de la théologie a été soulevé par Benjamin dès le début du mouvement pour dénoncer le fait que l’orthodoxie marxiste, qui prétendait liquider la théologie, gardait à son insu un résidu mythologique et pour suggérer que la théologie pourrait tenir un rôle critique à l’égard de la philosophie de l’histoire et de l’espérance. Il a utilisé certaines notions de la foi juive pour effectuer une critique virulente de la conception du temps historique et de sa dialectique objective, présente dans le marxisme léniniste et dans le marxisme vulgaire, et pour redonner au présent une ouverture qui a force d’interpellation. A ses yeux, contrairement à la manière de penser de la IIIe Internationale, le  bien futur ne saurait justifier les souffrances passées et présentes.

Mais le rapport de cette philosophie critique à la théologie varie d’un philosophe à l’autre. L’option d’immanence matérialiste, héritage de la critique marxiste de la religion, proclamée et maintenue par Adorno, est l’objet d’un questionnement, voire d’une crise pour Horkheimer.

Ce mouvement philosophique, qui a fort revendiqué sa volonté d’être une philosophie en rapport dialectique avec la praxis, a été souvent perçu par les militants de la gauche marxiste comme un marxisme universitaire, qui reste de plus en plus une théorie critique, coupée de la praxis. Il faut dire qu’à part quelques allusions à quelques militants de l’opposition de gauche non affiliés à la IIIe internationale ou au parti socialiste, dans l’article de 1937, Théorie traditionnelle et Théorie critique, il y a peu de considérations d’analyse politique sur les mouvements révolutionnaires de l’époque, ni d’allusion à un travail politique militant. Cependant l’Ecole de Francfort est prise comme cadre de référence des mouvements étudiants des années 60 et de la Nouvelle Gauche aux USA, de certains mouvements gauchistes en Europe, au moment où Horkheimer prenait distance par rapport au marxisme, où Habermas proposait une nouvelle manière de penser le lien entre raison et liberté. C’est Marcuse [2], avec sa conception d’un freudo-marxisme, qui restera le plus engagé dans les luttes amorcées par les mouvements d’opposition de 68, comptant sur une forme de résistance dont l’ancrage n’est alors plus le prolétariat.

Ce courant de pensée  s’est durement confronté aux violences de l’histoire et à l’ampleur du mal :  chute de la République de Weimar, accès de Hitler au pouvoir avec l’aide du grand patronat allemand, révolution trahie en URSS, la IIIe internationale développant une bureaucratie répressive et un régime totalitaire qui bloqua au niveau international les processus révolutionnaires sur lesquels elle n’avait  pas le contrôle (Guerre d’Espagne, élimination des anciens combattants espagnols) ; complaisance du prolétariat  dans l’aliénation de la société de consommation et force de récupération du capitalisme à travers la société de consommation, de la société unidimensionnelle.

On peut considérer qu’au fil du temps l’ancrage dans le marxisme a été dissous, d’une part parce que l’idée que le prolétariat mènerait une lutte émancipatoire contre le capitalisme en instaurant une forme de démocratie plus accomplie perdait de sa force devant la puissance d’intégration du capitalisme et l’extension de la culture de masse aliénante, mais d’autre part et plus encore, parce que les philosophes rattachés à ce mouvement critique ont peu à peu  renoncé à la critique marxiste  de l’économie politique et au lien posé par Lukacs entre marchandisation et réification.

Les fondateurs de l’Ecole de Francfort ont tiré des œuvres de Weber et de Lukacs l’orientation générale de leur travail : chercher à construire une culture non réifiée, non atomisée et critique, assumant la relation à la praxis sociale tout en refusant de cautionner la souffrance et l’injustice existantes, tant la cage d’acier qu’un monde totalement administré.

Il subsiste cependant ce que certains appellent La Théorie critique, mouvement qui se comprend comme l’héritier de l’Ecole de Francfort, au sens où elle assume une réflexion philosophique sur le lien social et sur  les relations qu’entretiennent raison, liberté et justice, où elle assume la tâche de dénoncer les obstacles à l’émancipation en dénonçant les différentes formes  de pathologies sociales, d’aliénation et de réification  contemporaines, enfin où elle cherche à assumer la responsabilité d’une théorie engagée dans la praxis, effort théorique de soutien  aux institutions démocratiques, voire aux mouvements émancipatoires, pour autant qu’on puisse les discerner. [3]

2. La Dialectique de la Raison [4] selon Horkheimer et Adorno

Horkheimer et Adorno, au moment de la victoire du nazisme et du fascisme en Europe, de l’hégémonie du stalinisme, confrontés à la naissance de la culture de masse, tentent d’expliquer l’impuissance de la Raison à s’opposer à de tels déferlements d’obscurantismes, de violences, d’injustices, de barbarie organisée, d’aliénation consentie.

Il ne s’agit pour eux non seulement de montrer l’impuissance de la Raison face à des forces qui lui seraient opposées, mais de s’interroger sur la responsabilité de la Raison, par la manière dont elle s’est comprise au cours de son histoire, et par cette fausse compréhension d’elle-même, sur la façon dont elle s’est perdue en oubliant sa véritable tâche.

Ayant sous les yeux à la fois, la violence, la fausse rationalité bureaucratique, la démission morale des masses à l’ère du triomphe de la technique et de la culture industrielle, la capacité d’utiliser de manière destructrice la technique grâce à une attitude généralisée de déresponsabilisation des exécuteurs d’ordre, Horkheimer et Adorno cherchent à comprendre le déraillement de la Raison. La question devient alors : comment la Raison qui prétendait donner accès à la souveraineté, délivrer de la superstition et de la mythologie, est-elle devenue cette fascination pour les faits, cette fausse clarté, qui livre aux ténèbres du fascisme, des dictatures bureaucratiques ou à ceux d’une société unidimensionnelle réifiée ? Comprendre ce retournement devrait permettre de reprendre le flambeau de la lutte émancipatoire de l’humanité : sortir de la carricature de la raison, retrouver une raison authentique, condition de la liberté.

Leur cadre de pensée est fait d’emprunts à Weber et Lukacs. Horkheimer et Adorno sont critiques à l’égard de l’idéalisme, convaincus que l’on ne peut dissocier raison, justice et liberté, mais que le matérialisme permet de mieux comprendre l’histoire de la raison dont l’aboutissement est la barbarie du XXe siècle. Cette histoire de la raison n’est donc pas progrès à leurs yeux comme l’a cru l’idéalisme, sans être avancée vers la catastrophe définitive comme l’a parfois suggéré Weber.

Cependant ils empruntent à Weber l’opposition de la raison objective et de la raison subjective, soit l’opposition entre la raison objective porteuse de valeurs liées à un ordre du monde et la raison subjective qui a son fondement dans le sujet. Ils opposent donc la raison conçue comme simple régulation des moyens et des fins, fins que l’on a renoncé à justifier puisque relevant de l’arbitraire subjectif, et la raison objective considérée comme apte à la fixation des fins. Horkheimer considère Socrate comme un tenant de la raison objective, qui trouvait en la raison un pouvoir de connaissance universelle qui devait déterminer les croyances et gouverner les rapports d’homme à homme et ceux de l’homme avec la nature. Mais la raison subjective s’est substituée à la raison qui s’est alors affaissée dans le relativisme et le pragmatisme, raison subjective que Socrate a combattu dans sa critique des sophistes. [5] Horkheimer et Adorno voient l’origine de cet affaissement dans l’abandon des prétentions métaphysiques : la raison, en perdant ses prétentions métaphysiques et ontologiques, s’est selon eux subjectivisée, a cru pouvoir maîtriser le monde en lui appliquant ses catégories, s’est reconnue dans la mathématisation et le formalisme jusqu’à s’y oublier, à s’effacer devant la mesure, les instruments de contrôle et les faits. Raison subjective, raison formelle et raison instrumentale sont synonymes à leurs yeux.

Adorno et Horkheimer interprètent la lutte que la raison a menée contre la superstition, le mythe, la religion, les notions floues et obscures, comme une lutte perdue d’avance, car elle s’inscrivait dans des rapports à la nature dominés par la peur et, par réaction, dans une volonté de maîtriser le diffus, l’altérité, la surprise, le trop mouvant des qualités multiples et peu prévisibles.

Dans leur ouvrage La Dialectique de la Raison, deux thèses sont développées : « le mythe est déjà Raison et la Raison retourne au mythe » [6]. L’Aufklärung pensait délivrer les hommes de la peur et les rendre souverains, elle va ouvrir la voie à une sorte de retour du refoulé, dans une forme d’autant plus violente qu’elle se fait ennemie de la pensée. Cette dialectique de la Raison et du mythe est analysée par Adorno et Horkheimer, conformément à leur adhésion au matérialisme par celle des interactions entre l’homme et la nature.

L’histoire de la Raison est inaugurée par l’angoisse face à la menace de la nature, sa dimension d’inconnu effrayant résorbée une première fois dans le mythe.

Le mythe dans son effort d’explication va ouvrir la voie à l’idée que la maîtrise de la totalité est possible et alimenter l’idée que le pouvoir est le principe de toutes les relations. Horkheimer et Adorno justifient cette affirmation, pierre angulaire de leur analyse, par une interprétation de la religion qui en fait la projection et la prétendue légitimation de l’aspiration humaine à la (Toute)- Puissance ; ce qui était la puissance des Dieux de l’Olympe devient, avec le mouvement de désacralisation du monde, la position que l’homme vise à occuper, la position que l’homme de la Genèse judaïque est déjà invité à occuper, pour dominer toute la Terre. [7]

Les puissances occultes d’abord projetées dans les puissances religieuses, seront ensuite réduites, contournées en quelque sorte par la ruse du sacrifice. Adorno et Horkheimer projettent sur l’histoire de la religion l’idée que dès le début de l’histoire des interactions humaines avec la nature, l’échange a été utilisé comme pseudo-équivalence, comme manière d’assujettir l’autre, d’affirmer un pouvoir. [8]

Horkheimer et Adorno évoquent une rationalité bourgeoise, qui est maîtrise du monde pratique, astuce et ruse, ingéniosité, dans le cadre d’une division du travail. Cette maîtrise est cependant acquise au prix d’un certain sacrifice de soi : pour assurer la conservation de soi, il faut entrer dans des relations stratégiques, dans des relations de pouvoir, qui nécessitent d’abord la maîtrise de son soi naturel mais par ce fait provoquent un appauvrissement de l’imagination et des forces créatrices liées au désir ainsi que l’appauvrissement des relations sociales par les relations de domination.

Dans l’économie bourgeoise tout le travail social est subordonné à l’intérêt personnel ; mais plus le principe d’autoconservation est assuré par le principe de la division bourgeoise du travail, plus il exige l’auto-aliénation des individus qui doivent modeler leur corps et leur âme sur les équipements techniques, tandis que la pensée éclairée se laisse peu à peu remplacer par les instruments de contrôle. La figure d’Ulysse, enchaîné pour écouter le chant des sirènes pendant que les rameurs sourds luttent de toutes leurs forces contre la mer, est une image de cette double aliénation. Le progrès technique suppose des rapports de domination et une limitation des forces créatrices : Ulysse peut écouter le chant des sirènes, mais à condition d’être enchaîné au mat ; l’art et la connaissance sont scindés. Le rapport à l’art devient purement contemplatif, séparé de la vie active : l’événement social des concerts bourgeois est pour Adorno l’exact réplique d’Ulysse enchaîné au mat. Cette scission entre l’ingéniosité technique et la créativité artistique se paie chèrement :  la Raison va poursuivre tout au long de son histoire l’évacuation ou plutôt la tentative d’absorption de toute altérité, de tout ce qui symbolise les vieilles puissances du destin. Elle vise à éliminer tout élément obscur, ambigu, fluctuant, pour parvenir à un monde maîtrisable. Cette nouvelle clarté dans laquelle elle croit se mouvoir, n’est en fait que la fausse clarté du mythe, qui aveugle autant qu’il fascine : apparente explication totale du passé et de l’avenir, il laisse croire à l’élimination de l’accidentel, du contingent, de la surprise et du doute. Mais en fait ce qui sera éliminé dans cette lutte pour la maîtrise, c’est à la fois le soi et la nature.

Les relations de l’homme et de la nature, dans le cadre de cette quête de domination pour expurger ce qu’il y a d’angoissant dans ce fond naturel de la vie, transforment à la fois le sujet et l’objet : l’homme devient gestionnaire d’un avoir et, par la même occasion, identité abstraite ; la nature, elle, est matière, objet d’une classification. La nature n’est que le substrat de la domination possible. La matière doit être dominée sans qu’on la croie habitée par des qualités occultes. Tout ce qui ne se conforme pas aux critères du calcul et de l’utilité est suspect à la Raison. » [9]L’élimination des dieux et des qualités assujettit le monde à l’homme, mais un monde réduit à des quantités abstraites.

 Pour Horkheimer et Adorno, ce monde de l’équivalence, des relations abstraites est celui d’une société dominée par des relations abstraites d’échange, celui du marché.  La Raison ne détruit pas seulement les qualités, elle contraint les hommes à être de véritables copies conformes. Au formalisme de la raison correspond l’impersonnalité des liens du marché, ce qui ouvre à la standardisation des relations humaines par la marchandise. 

« La domination de l’homme n’a pas seulement pour résultat son aliénation aux objets qu’il domine, avec la réification de l’esprit les relations entre les hommes et la relation de l’homme avec lui-même sont comme ensorcelées. L’individu étiolé devient le point de rencontre des réactions et des comportements conventionnels qui sont pratiquement attendus de lui. L’animisme avait donné une âme à la chose, l’industrialisme transforme l’âme de l’homme en chose. En attendant la planification totale, l’appareil économique confère déjà de lui-même aux marchandises une valeur qui décidera du comportement des hommes. Les innombrables agences de production de masse et la civilisation qu’elles ont créées inculquent à l’homme des comportements standardisés comme s’ils étaient les seuls naturels, convenables et rationnels. L’homme ne se définit plus que comme une chose, comme élément de statistiques, en termes de succès ou d’échecs.  Ses critères sont l’autoconservation, la conformité, réussie ou manquée à l’objectivité de sa fonction et aux modèles qui lui sont donnés. Cette négation de l’individuel et du particulier dans une égalité répressive ouvre la voie à l’affirmation de soi dans l’égalité du droit à l’injustice de la horde, telle celle des jeunesses hitlériennes. » [10]

« La déformation démoniaque subie par les hommes et les choses à la lumière de la connaissance sans préjugés renvoie à la domination. » [11] Finalement, si la domination a pris tellement le pas sur des interactions selon des affinités, capables de réceptivité, c’est que seul le principe de l’autoconservation a été pris en compte dans la définition de ce qui menace l’homme. La Raison croit découvrir le mythe dans tout ce qu’elle n’arrive pas à inscrire dans le cadre téléologique de l’autoconservation.

« La Raison éprouve une terreur mythique à l’égard du mythe. Elle découvre sa présence non seulement dans les concepts et les mots restés obscurs, (…) mais dans toute revendication humaine qui ne se situerait pas dans le cadre téléologique de l’autoconservation. Cette phrase de Spinoza : « L'effort d'un être pour se conserver est le premier et unique fondement de la vertu est la devise de toute la civilisation occidentale où se réconcilient toutes les divergences religieuses et philosophiques de la bourgeoisie. » [12]

Selon Horkheimer et Adorno, l’histoire de la raison peut se résumer ainsi : en tentant de se délivrer des puissances occultes, la Raison tente de se débarrasser de l’animisme, puis de la superstition, puis de la métaphysique, puis jette par-dessus bord tous les universaux, y compris ce qui pourrait fonder les droits de l’homme, et à ce stade ne veut considérer qu’une réalité objective qui existerait en soi, ensemble de faits qui expliquent le passé et l’avenir, rendent superflue toute décision, ce qui est précisément le retour du mythe.

Le formalisme de la morale kantienne est interprété comme impuissance à intégrer dans la vie morale la sphère du désir et de la vie concrète, en même temps qu’elle invite à l’indifférence, à l’insensibilité, gageure de rectitude, vertu bourgeoise qui laissera s’imposer la barbarie du nazisme.

Mais pour lutter contre l’emprise de la raison réifiée, pour sortir de la confusion entre domination et liberté, pour que la praxis révolutionnaire ne dégénère pas en confiance docile dans les tendances objectives de l’histoire, Adorno et Horkheimer préconisent « une intransigeance de la théorie à l’égard de la société qui dans son inconscience permet à la pensée de se figer. » [13]

3. Remarques critiques à propos de la Dialectique de la Raison

3.1. Cette relecture de la raison se fait à partir des distinctions posées par Weber qui les a établies en tant que sociologue, mais qui ne s’est pas penché sur la véritable histoire philosophique de la critique de la métaphysique. Ce cadre conceptuel conduit Horkheimer et Adorno à passer trop rapidement de la dissolution de l’ontologie métaphysique au règne du positivisme et à son idéologie du progrès, de la soumission aux faits à une objectivité qui se passe de la conscience de soi. Il ne rend pas compte de la raison qui renonce à l’ontologie et à la métaphysique rationnelle en partant d’une réflexion sur le rapport du sujet à la question de la vérité, dans un acte de reconnaissance d’une crise de la connaissance. Horkheimer et Adorno utilisent l’opposition entre raison objective et raison subjective sans véritablement donner place dans leur histoire de la raison à la posture philosophique qui consiste à reconnaître à la fois l’ignorance métaphysique et l’importance de la question de la vérité. [14] L’attitude philosophique du sujet qui s’interroge sur la quête de vérité à partir de son expérience du doute et d’un premier savoir en crise, plutôt qu’en cherchant à faire une ontologie, est assimilée de manière abusive à une attitude pervertie par l’illusion de pouvoir assujettir le monde aux pouvoir du sujet.

Dans l’Eclipse de la Raison, Horkheimer oppose raison objective et raison subjective à travers l’opposition de Socrate et des Sophistes. Il manque me semble-t-il l’idée que pour Socrate il y a rencontre avec une exigence de vérité, de sens et de justice (qui vient du dieu,) sur fond d’ignorance métaphysique, exigence qui reste à interpréter en situation.

L’opposition raison objective et raison subjective ainsi utilisée a pour effet de gommer la problématique de l’origine de l’exigence de justice en opposant consistance de la Raison et relativisme moral au service de la domination.

Cette vision de la raison subjective est liée au cadre matérialiste de la pensée de ces deux auteurs et à leur méfiance à l’égard du criticisme, particulièrement à leur rejet de la philosophie transcendantale hérité de Lukacs, démarche transcendantale considérée comme idéalisme. Ils introduisent dans leur histoire de la raison une grille de lecture socio-économique qui les autorise à faire du formalisme, que ce soit celui de la physique de Newton ou de la raison pratique, le reflet des relations d’échange dans le cadre du marché, et à répéter le soupçon marxiste quant au caractère formel du droit qui ne serait qu’un instrument de domination de la classe bourgeoise.

Cette volonté critique à l’égard du criticisme est plutôt l’application d’un schéma de pensée préétabli qu’une lecture attentive des textes de la philosophie moderne, qui est elle-même dissociée en plusieurs courants qui ont fait de manière fort différente leur rupture avec le thomisme. Affirmer que le principe de l’autoconservation devient le centre de la pensée bourgeoise, avec la référence à Spinoza comme quoi chaque être cherche à persévérer dans son être, est difficile à justifier en regard du thème de la liberté chez Locke par exemple.

La philosophie politique moderne est traversée par un débat entre Spinoza et Locke par exemple, ou entre Hobbes, Hume et Kant, à propos du rôle premier ou secondaire qu’il faut accorder au principe d’autoconservation par rapport à celui de la liberté, débat dont les auteurs rendent peu compte.

3.2. On peut se demander à la lecture de l’histoire de la Raison opérée par Horkheimer et Adorno, s’ils ne passent pas trop vite de la critique de la métaphysique à la notion de raison instrumentale, considérée comme synonyme de raison subjective. Le formalisme scientifique de la physique qui inaugure la notion de modélisation propre à la démarche scientifique n’est pas lui-même orienté vers la raison instrumentale. La connaissance scientifique, justement parce qu’elle ne peut porter que sur le phénoménal, moyennant une mise en forme organisée, appelle plutôt à la modestie qu’à la prétention de maîtrise. Le sens de la quête scientifique ne peut sans autre être réduit à la volonté de maîtrise et de domination, ce peut être aussi, comme exploration limitée de notre monde, une manière d’accepter la responsabilité qui nous incombe, de lutter à la hauteur de nos forces contre la souffrance et le mal-être. Il aurait fallu expliquer pourquoi la Raison critique, consciente de ses limites, qui part d’une compréhension de la rencontre avec une exigence de vérité et une promesse de sens, la Raison qui découvre l’étonnement, le doute, la crise et l’importance de la communication a été supplantée par le positivisme et par toutes les formes de la raison instrumentale, présente par exemple dans l’idéologie managériale actuelle. Dans son interprétation protestante, la foi chrétienne a plutôt joué le rôle d’un appui recadré de la recherche scientifique dans une acceptation des limites de la condition humaine, que celui d’une incitation à la maîtrise par la connaissance.

3.3. La volonté de voir la domination comme fil conducteur de l’itinéraire de la Raison qui va du mythe à la raison bourgeoise conduit aussi à une utilisation peu informée de l’Ancien Testament, qui introduit même un contresens majeur. Mais cette interprétation, très marquée idéologiquement est malheureusement assez courante. Le texte de la Genèse effectue en effet un double mouvement : il désacralise la nature certes, mais pose à l’homme des limites, il n’est pas maître de la vie, mais gérant. [15]  L’histoire de l’homme se joue dans l’acceptation ou non de la relation de confiance avec Dieu qui inclut la reconnaissance de ses limites et la prise au sérieux de son histoire.

3.4. Horkheimer et Adorno, écrivent : « L’homme croit être libéré de la peur quand il n’y a plus rien d’inconnu. C’est ainsi qu’est tracée la voie de la démythisation, la voie de la Raison, qui identifie l’animé à l’inanimé comme le mythe identifie l’inanimé à l’animé. La Raison est la radicalisation de la Terreur mythique. L’immanence pure du positivisme qui est son ultime produit, n’est rien d’autre que ce qu’on peut qualifier de tabou universel. Plus rien ne doit rester dehors, car la simple idée du dehors est la source même de la terreur. » [16] On peut s’interroger sur ce qu’ils appellent l’inconnu ou ce qu’ils reconnaissent comme transcendance,

Peut-être bien que la raison s’affole dans sa lutte pour ne pas devoir se situer par rapport à l’inconnu, peut-être bien qu’elle est d’emblée angoisse devant ce qui la limite et minée par une aspiration à la souveraineté qui lui fait se méfier de l’appel qu’elle pourrait rencontrer, qui lui fait voir du pouvoir là où il pourrait y avoir confiance. Mais à interpréter cet inconnu comme le caractère effrayant d’un fond de vie naturel ne répète-t-on pas le mouvement de maîtrise ? N’opère-t-on pas un rabattement de ce qui pourrait s’avérer la voix du dieu pour reprendre l’expression de Socrate ?  On peut certes faire valoir le soupçon de Nietzsche sur la voix du dieu, mais la force de vie qu’il revendique n’est-elle pas aussi une dimension mythique que le philosophe qui s’indigne contre la moraline a déjà contredite ?

3.5. Pour Horkheimer, la maladie de la raison n’est pas liée à telle ou telle période historique, par exemple à l’apparition du capitalisme, ou à l’époque moderne, mais est intrinsèquement liée à la nature de la raison, qui s’est d’emblée définie comme tentative de dominer la nature.  « Le rétablissement doit concerner l’origine et non pas les symptômes tardifs. Il faut revenir aux couches les plus profondes de la civilisation, explorer les toutes premières phases de son histoire. Dès le moment où elle s’est fait domination de la nature et maîtrise de sa propre nature, elle s’est coupée de la vérité.  On pourrait dire que la folie collective, qui s’étend aujourd’hui des camps de concentration jusqu’aux réactions, en apparence des plus inoffensives, de la culture de masse, était déjà présente dans l’objectivation primitive, la contemplation intéressée du monde en tant que proie du premier homme » [17].

Horkheimer voit en la raison même l’origine de la déraison et de la violence, et en même temps appelle à une autocritique de la raison. Comme Habermas l’a fait remarquer, cela pose problème : comment cette autocritique de la raison est-elle possible ?  Pour comprendre la réponse de Horkheimer, qui n’est pas celle de Habermas, il faut relever que la raison s’est fourvoyée parce qu’elle a créé un antagonisme entre la raison et la nature et qu’ainsi elle s’est niée elle-même ; cependant, la raison doit et peut être l’instrument de la réconciliation entre la raison et la nature. On peut alors se demander pourquoi la raison parviendrait alors à sortir de sa tendance à s’orienter vers la prétention de maîtrise de la vie. Horkheimer répond de la manière suivante :

« La possibilité d’une autocritique de la raison présuppose tout d’abord que l’antagonisme de la raison et de la nature est dans une phase aiguë et catastrophique et secondement, qu’à ce stade de complète aliénation, l’idée de vérité est toujours accessible. L’asservissement par l’industrialisme et la culture de masse créent les conditions préalables à l’émancipation de la raison, en indiquant en creux que le correctif de ces souffrances ne peut être que la valeur universelle de certaines idées comprenant à la fois celle de liberté individuelle et de justice. » [18]

L’argument employé par Horkheimer ressemble quelque peu à celui de Marx, qui voyait dans l’aliénation et l’exploitation du prolétariat le levier par lequel la société s’orienterait vers une nouvelle forme d’organisation plus juste : en touchant le fond on peut s’élancer à nouveau vers l’air libre, être délivré du mal qui a sévi pendant toute l’histoire précédente.

3.6. Horkheimer tout en effectuant la critique de la raison subjective au nom de la consistance de la raison objective considère cependant que l’on ne peut faire marche arrière dans la roue de l’histoire et qu’on ne peut retourner à une raison fondée de manière métaphysique. La solution qu’il propose des relations dialectiques entre raison subjective et objective est décrite de la manière suivante :

« Il faut comprendre à la fois sa séparation et la relation réciproque entre les deux concepts. L’idée de conservation de soi ce principe qui pousse la raison subjective à la folie est l’idée même qui peut sauver la raison objective d’un sort identique. » [19](…)  « Appliqué à la réalité concrète, cela veut dire que seule mérite d’être appelée objective une définition des buts objectifs de la société qui inclut celui de la sauvegarde du sujet, le respect de la vie individuelle. Les systèmes métaphysiques exprimaient, sous une forme en partie mythologique, la compréhension exacte du fait que la conservation de soi ne peut être réalisée que dans un ordre supra-individuel, c’est-à-dire par le moyen de la solidarité sociale. » [20]

Horkheimer et Adorno critiquent la manière dont la Raison a anéanti l’intérêt pour ce qui est particulier, mais on trouve à plusieurs endroits dans leur pensée un ralliement à une perspective proche du sociologisme. 

3.7. Leur option matérialiste avec le rejet de l’idéalisme et de la philosophie transcendantale de la connaissance suscite, particulièrement chez Adorno, une certaine cécité à l’égard de la problématique de la subjectivité par un rejet des notions centrales de la philosophie de l’existence, en particulier celle de compréhension de soi. Par exemple, dans son ouvrage consacré à Kierkegaard [21], Adorno critique la définition du moi qui ouvre Le Traité du désespoir : « L’homme est esprit. Mais qu’est-ce que l’esprit ? C’est le moi. Mais alors le moi ? Le moi est un rapport se rapportant à lui-même, autrement dit il est dans le rapport l’orientation intérieure de ce rapport ; le moi n’est pas le rapport, mais le retour sur lui-même du rapport ».  Adorno croit pouvoir en conclure que pour Kierkegaard le sujet est sans rapport avec l’extériorité, pure réflexivité, pure forme, pure abstraction, sans monde. Adorno procède à ce qu'il appelle une « sociologie de l'intériorité » : l'intériorité kierkegaardienne est l'image de l'intérieur bourgeois du XIXe siècle. L'habitation bourgeoise est appelée un « intérieur », de même que l'homme de la bourgeoisie du XIXe siècle est appelé un « individu ».

Cette critique présuppose que la sociologie historique est la grille fondamentale de la réalité humaine, que l’appareil conceptuel à partir duquel on pense ou en met en forme esthétiquement ou philosophiquement la vie, n’est que la sédimentation des rapports sociaux, véritable contenu déterminant. Pour Adorno, la thèse du désespoir qui apparaît dans la philosophie de l’existence et dans la théologie de Kierkegaard ne peut être que « la fétichisation désespérée des conditions existantes » [22].

C’est selon cette grille de lecture que le formalisme, qu’il soit celui d’une morale déontologique plutôt que téléologique ou celui du formalisme du droit, ne paraît que refléter l’abstraction des rapports instaurés par le marché.

Il y a là me semble-t-il un réductionnisme.

Si la démarche critique doit inclure un questionnement sur la culture comme pratique sociale produite dans certaines conditions, la grille économico-sociale ne saurait s’ériger en grille fondamentale ou faire autorité dans le choix des modèles.

4.  Oscillations et changements dans l’attitude critique de Horkheimer

4.1. L’adhésion au matérialisme pour sauver la raison

Dans un premier temps, (textes de 1931-1937) Horkheimer voit l’adhésion au matérialisme comme une manière d’aborder les problèmes humains où les rapports économico-sociaux sont la clef des tâches de l’époque pour contribuer à l’émancipation humaine et l’instauration d’une société rationnelle. La critique de l’idéalisme qui accompagne cette adhésion au matérialisme comporte une critique de l’individu comme notion idéologique bourgeoise et l’idée que la rationalisation de l’économie et des rapports sociaux permettra à l’individu comme membre d’une communauté de s’accomplir dans son humanité. Horkheimer opte aussi pour une attitude résolument immanente, où il n’y a pas d’exigence absolue, mais des tâches à assumer. La culture, la religion comprise, est vue comme une intériorisation des rapports sociaux, des manières historiques de résoudre la violence pour le maintien du groupe. La critique des institutions et idéologies bourgeoises est effectuée avec des emprunts à la psychanalyse. Il désigne par théorie critique, une manière de soumettre les sciences à l’examen critique, en tant qu’elles sont des activités sociales et qu’en ce sens elles sont tenues de s’interroger sur leur rapport à l’émancipation, sur la manière dont le système social intervient dans l’orientation de leurs recherches.

Pour être critique la science devrait avoir conscience d’elle-même comme activité sociale située dans un certain type de société, avoir une conscience de ce qui la pousse à s’occuper plutôt de ceci que de cela. La science peut être exacte tout en étant victime du fétichisme, exacte tout en faussant la portée libératrice de la praxis. La critique marxiste de l’économie rend attentif au fait que dans un contexte social déterminé certaines finalités s’imposent, conditionnant l’orientation même de la recherche scientifique.

La théorie critique est un effort pour dénoncer et agir contre les causes de la souffrance humaine, violence, injustice et aliénation. Elle se prétend critique au sens de réactive à la souffrance mais assumant une responsabilité éthique dans son époque, dépourvue de métaphysique du Bien.

La thèse selon laquelle en participant à une praxis sociale, à une organisation du travail élaborée en toute autonomie, l’individu cesse d’être une abstraction pour devenir réalité, dépasse cependant la stricte orientation critique pour une option de réalisation humaine dans l’immanence.

4.2. Résolution subjective et crise du matérialisme

Mais le cadre strictement matérialiste et immanent a suscité une certaine crise.  En effet, dès 1937, l’isolement, voire la persécution au nom de la Révolution de 1917, des groupes luttant contre le capitalisme est patente et il devient difficile d’ancrer cette lutte dans une base sociale quelconque. Le problème de la solitude du résistant, de la valeur de la résistance alors que ce qui constituerait l’origine immanente de la résistance s’effrite, est posé par Horkheimer. Ce problème de la communication de la théorie, du destinataire de la résistance par la théorie et de la possibilité d’une inscription dans la praxis, ira s’accentuant.

Il y aura toujours plus de tension entre l’engagement placé dans l’immanence historique et la fragilité de la résolution devant l’opacité de l’histoire et l’ampleur du mal. En 1937, Horkheimer  évoque le bien-fondé de l’espoir de la Théorie critique, malgré le caractère sombre de l’époque par un argument surprenant dans le contexte de son matérialisme critique : « Mais si ses idées, qui tirent leur origine de certains mouvements sociaux, semblent aujourd’hui tellement vides et vaines par qu’elle n’a plus guère derrière eux que ceux qui la persécutent, la vérité n’en finira pas moins par se faire jour ; car l’objectif d’une société selon la raison, qui semble aujourd’hui certes n’avoir plus d’existence que dans l’imagination, est réellement inscrite dans l’esprit de tout homme. » [23]

Dans les notes critiques de 1961-62, on trouve certains aphorismes qui accentuent la dimension subjective de la résistance, par exemple, sous le titre Nécessaire vanité : « C’est vrai, l’individu ne peut changer le cours du monde. Mais si sa vie entière n’est pas le sauvage désespoir qui se révolte là contre, il n’arrivera pas non plus à réaliser le petit peu de bien, infiniment petit, insignifiant et vain, dont il est capable en tant qu’individu » [24].

Dans une conférence de 1970, Horkheimer affirme sa rupture avec le marxisme et pense qu’il faut axer la résistance de manière à sauvegarder l’autonomie individuelle, ce qu’il pense possible dans le cadre du capitalisme. Le monde souhaité par Marx lui paraît celui d’un monde administré, un monde où l’autonomie individuelle a été sacrifiée à la rationalisation de la communauté.

Il estime aussi nécessaire de repenser la relation entre la théologie et la philosophie. Il invite à un débat interdoctrinal en souhaitant que la religion puisse à la fois jouer un rôle critique face aux tentations totalitaires ou sacralisantes, à la condition que celle-ci se laisse aussi pénétrer par le doute et que le contenu des religions soit exprimé en attitude de conscience des limites humaines, de conscience de l’étendue du mal et de la souffrance des hommes.

Horkheimer semble hésiter entre différentes références. Il parle d’une part de l’influence que Schopenhauer a eu sur lui par son interprétation du péché originel. Il en tire la nécessité d’avoir une sorte de conscience de la faute, de sympathie tragique universelle.

« Si nous pouvons être heureux, chaque instant est payé de la souffrance d’innombrables autres créatures humaines ou animales. (…) A notre joie, à notre bonheur, nous devons lier la tristesse, la conscience que nous avons part à une faute. » [25]

Il emprunte d’autre part à l’Ancien Testament l’idée d’un renoncement à maîtriser le mal.

 « Tu ne peux te faire aucune image de Dieu, que nous comprenons comme : Tu ne peux pas dire ce qu’est le bien absolu : tu ne peux le présenter. »  (…) nous pouvons indiquer où est le mal, mais pas l’absolument juste. Les hommes qui vivent avec cette conscience sont en communauté de pensée avec la Théorie critique. » [26] La Théorie critique est finalement une attitude de conscience, de protestation, mais que Horkheimer ne veut pas réduire à une vision tragique, à laquelle il tente de conserver une tension, qui est celle de la résistance, différente de l’engagement, qui lui resterait obnubilé par le but et finirait par perdre sa sensibilité au mal. Il faut protester devant l’indifférence au mal.

L’itinéraire de Horkheimer va donc dans le sens de développer l’importance de la dimension subjective de la théorie critique, de la dimension de résistance. Le cadre théorique initial de sa démarche, le matérialisme, le marxisme de Lukacs, la référence à la sociologie et à la psychanalyse, ne lui a pas donné comme priorité d’élaborer la notion d’existence personnelle. Mais son itinéraire l’a conduit à remettre en cause le cadre d’immanence de sa pensée et à prioriser la consistance de la dimension subjective de la résistance plutôt que l’inscription de la lutte dans une praxis historique d’émancipation.

Dans le fragment intitulé Le diable, [27] écrit en 1956, Horkheimer interprète le rapport au mal dans une autre hypothèse que celle développée dans La Dialectique de la Raison, où l’angoisse devant le foisonnement de la vie conduirait à opter pour la maîtrise. Il s’agit d’une réponse de l’homme à « la provocation du Bien ».

« Le diable- Je viens de faire une découverte : si les nazis piétinèrent les Juifs jusqu’à ce qu’ils crèvent, si tel valet de bourreau fouetta en plein visage la Juive qui l’avait maudit quand elle fut poussée dans le four crématoire, elle et combien de légions, cela prend source dans l’aspiration pervertie à une bonté dotée de pouvoir dans la provocation du Bien. Ce coup de fouet recèle l’incapacité à aimer le Bien dans l’impuissance. La tendance à désespérer de son pouvoir. Le diable. »

La théorie critique est finalement une attitude de conscience, de protestation, mais que Horkheimer ne veut pas réduire à une vision tragique, à laquelle il tente de conserver une tension, qui est celle de la résistance, différente de l’engagement, qui lui resterait obnubilé par le but et finirait par perdre sa sensibilité au mal. Il faut protester devant l’indifférence au mal. Au lieu du Grand Refus de Marcuse, il appelle en 1970 la jeunesse à une action responsable limitée, reconnaissant l’ambiguïté des situations.

Horkheimer suggère que le problème du mal nous dépasse, qu’il faudrait à la fois une intransigeance contre le mal et une conscience des limites de l’action, car il n’est pas certain qu’une action intransigeante ne nous transforme en sources de nouvelles violences et souffrances.

Le grand danger qu’il évoque dans son dernier discours, et qu’en se référant à l’idée du Progrès, d’une amélioration objective, on oublie jusqu’à la laisser disparaître, l’idée du sujet autonome, l’âme, qui certes n’est rien face à l’univers.

5.  Conclusion

Horkheimer et Adorno ont décrit la dérive de la raison, dénonçant l’illusion dans laquelle la raison des Lumières était en se proclamant souveraine et autonome. Ils ont rendu attentif à l’appauvrissement des relations humaines dans la société capitaliste, particulièrement sous sa forme apparemment la plus réussie, soit la société de consommation, aux contradictions entre la liberté individuelle de cet individu consommateur et l’uniformité de la vie qui découle de cette forme de société. Ils ont également souligné l’aberration d’une gestion de la sphère économique complètement bureaucratisée qui anéantit les libertés fondamentales de la personne.

Horkheimer et Adorno ont dénoncé la dérive de la raison qui se laisse prendre dans le piège de la maîtrise et qui finit par opter pour la conservation de soi au détriment de la liberté. La raison, quand elle devient oublieuse de ce qui l’animait, de l’attachement aux idées de liberté, de sens et de justice, du devoir de ne pas se livrer à l’arbitraire, dérive vers sa carricature, une raison qui se contente d’être un instrument de gestion du réel, privée de toute réflexion sur le sens des activités et comme hallucinée par ce qu’elle pense être la réalité. La raison réifiée s’affaisse dans une fascination des résultats quantitatifs, dans une soumission à une réalité anhistorique constituée de faits fétiches.

Le travail critique de l’Ecole de Francfort reste une dénonciation forte d’un rapport réifié à la réalité. Mais on peut douter que les alternatives qui s’offrent à la raison soient saisies avec pertinence par une lecture historico-matérialiste. Une certaine difficulté à articuler la critique de la société à la posture subjective de résistance en serait le signe.

Contrairement au point de vue de Lukacs, de Horkheimer et de Adorno, la critique de la raison réifiée est aussi possible à partir d’un autre cadre théorique, dans le sillage de Kant, Husserl et la philosophie de l’existence. Le manque d’une démarche transcendantale comporte le risque de basculer dans une philosophie où l’objet englobe le sujet, ce qui est fort dommageable pour clarifier les orientations de la raison.

Dans cette perspective le premier point de bifurcation de la raison est la reconnaissance de l’ignorance métaphysique. Il s’agit de reconnaître l’impossibilité pour la raison de remonter à un fondement ultime, comme le dit Pascal, tant du côté de Dieu que de la matière, impossibilité aussi de fonder la compréhension de l’existence humaine sur un savoir concernant l’âme ou le corps comme pure matière. Cette ignorance métaphysique, la reconnaissance d’un savoir relatif à un ancrage dans une situation vécue, incarnée, historique, coupe court tant à un physicalisme qu’à une prétention de la saisie d’un sens de l’histoire, d’un mouvement d’accomplissement de la totalité comme réalisation de la Raison.

Cette première bifurcation en suscite une autre : une fois l’ignorance métaphysique reconnue qu’advient-il du problème de la vérité et de la justice ?

Va-t-on limiter le domaine de la vérité à celle de la connaissance scientifique ?  Et laisser le domaine des valeurs à un certain arbitraire subjectif ou historique ? Dans cette perspective la connaissance se développera dans une cécité à l’égard du sens de sa quête et risque bien de s’en remettre sans recul critique à une confiance en le Progrès des connaissances, voire une attente de salut par la connaissance ou à une mythologie du fait considéré indépendamment des procédures qui permettent de l’établir. Et si d’aventure elle reste courageusement attachée à une perspective ouverte de remise en question et de la nature intersubjective de la validité scientifique, elle ne saurait rendre compte de cet attachement à l’honnêteté intellectuelle, sans entrer dans une thématisation de la sphère subjective dont elle voulait justement se débarrasser. La réflexion sur la communication montre qu’il est bien difficile de se défaire de l’exigence de sens, de prétention à la validité de ses affirmations et de la consistance de sa posture d’énonciateur. Dans cette perspective le naturalisme paraît moins consistant qu’il le prétend.

Va-t-on reconnaître que l’ignorance ne nous délivre pas de la responsabilité de ne pas dire n’importe quoi, ni de traiter autrui n’importe comment ? On pourrait développer l’idée que l’arbitraire dans la communication, n’est pas simplement un abandon d’une exigence de vérité trop forte à porter, mais la dissolution du sujet de toute énonciation dans l’impossibilité d’une quelconque continuité, d’un éclatement de la notion même de présence à soi et à l’autre, éclatement de toute manière d’être concerné par une situation et d’y donner sens. Raison, communication et liberté personnelle, sont en ce sens indissociables.

Si on reconnaît que l’existence humaine ne saurait se cantonner à pourvoir à la sécurité et à l’autoconservation, mais qu’elle est rivée à une problématique de liberté et de justice, on peut alors se demander d’où provient cette exigence. Les oscillations de la pensée critique de Adorno et Horkheimer montrent que le cadre historico-matérialiste se heurte à des difficultés pour fonder la dimension subjective de la résistance et pour éviter que l’option d’immanence ne fasse rebondir une confiance non critique en le cours de l’histoire ou bascule dans la grandeur d’une vision tragique.

La reconnaissance d’une origine transcendante de l’exigence de justice et de vérité, ouvre à une conception de la raison qui conçoit la tâche critique comme une réponse à cette exigence, d’emblée désamorcée de ses prétentions à une souveraineté susceptible de se muer en projet de domination.

D’où vient le rapport de violence à autrui ? Comme le suggère Levinas, ce n’est peut-être pas tant le rival qui génère une violence sécuritaire, mais bien le prochain, qui me réclame, m’appelle et m’assigne dans ma responsabilité à l’égard de son visage, qui génère cette violence, qui ne trouve pas de repos, même pas dans l’élimination physique de l’autre, dont le souvenir ou le cadavre est encore objet de saccage et de profanation.

La dérive de la Raison ne trouverait donc pas sa source dans le fond naturel qu’elle nie, mais dans son rapport à la transcendance qu’elle ne veut pas reconnaître.

Objectivement cette divergence reste irréductible, mais peut-être faut-il simplement que les institutions politiques fassent place à cette alternative plutôt que de prétendre pouvoir la trancher.

La phénoménologie et la philosophie de l’existence conduisent aussi à critiquer l’objectivation et la réification. L’objectivation est la projection dans le monde objectif de ce qui devrait relever de la dimension subjective. Quand une réalité objective est considérée indépendamment du mouvement subjectif qui la produit, il y a une fausse objectivité, c’est un monde objectif fantasmagorique. Ainsi en est-il de la marchandise qui devient la catégorie qui occulte la dimension du travail comme praxis, comme manière de donner du sens à une situation et d’être responsable d’un de relations humaines qu’elle implique faisant du résultat du travail une fausse objectivité, qui existe en soi. Quand la connaissance scientifique est considérée indépendamment des démarches qui l’ont constituée, elle est réifiée, elle peut bien être objective, mais cette objectivité est projetée dans un monde fantasmagorique. Ainsi, contrairement à ce qui ressort des textes de Horkheimer et Adorno, ce n’est pas le formalisme qui est source de dérive de la raison, mais bien la réification du formalisme, l’utilisation de modèles sans conscience de ce qu’est la modélisation, de ce que sont la pertinence, la lecture et les limites d’un modèle. Par la culture du résultat, le néolibéralisme [28] a produit une conception de la culture réifiée et une objectivation de la sphère subjective que l’on est appelée à gérer, à maîtriser, à mettre à plat, à exhiber en toute transparence. La connaissance scientifique est elle aussi atteinte par cette idéologie réifiante. La lecture sans distance critique des imageries en IRMf, comme si l’on rejoignait la réalité de la pensée à l’état brut, est un exemple d’une forme de cette réification [29]. La lutte contre la réification de la raison scientifique passe donc à la fois par une attention aux conditions matérielles de la recherche pour que la raison puisse conduire sa démarche de validation intersubjective et par une exigence de réflexion critique sur la démarche même de modélisation. La démarche initiée par Husserl permet justement une clarification des visées propres à chaque discipline et une résistance à plaquer les ontologies régionales de la physique ou de la biologie sur celle des conduites individuelles ou des interactions sociales ou économiques.

La philosophie de l’existence s’oppose aussi à l’idéologie de l’entreprise, car contrairement à ce que les coachs enseignent pour gérer et réussir sa vie, sa carrière et sa mort, l’existence ne se décompose pas en une série de problèmes du genre : qu’est-ce que je veux atteindre comme objectif, quelles sont les ressources, en combien d’étapes mon objectifs sera-t-il atteint ? L’existence n’est pas réductible à un ensemble de choses par rapport auxquelles je pourrais prendre la place d’un spectateur expert qui élimine les comportements mal adaptés au réel. Mais une telle objectivation peut aussi être une fuite, certes vaine, d’esquiver les difficultés de la liberté et les complications de la communication.

Il faut encore souligner que la démarche transcendantale telle que Husserl l’a pratiquée conduit à thématiser le corps d’un double point de vue, il y a bien le corps objectif, mais il y a le corps-sujet, le corps propre à partir duquel se déploie l’espace, le corps propre qui est d’emblée intriqué dans une dimension intersubjective, dans une double histoire de quête d’autonomie et de mutualité. Ainsi, le corps, l’incarnation, n’est pas à penser prioritairement à partir du monde objectivé de la biologie ; la notion de fond naturel de l’existence, qui serait cet inconnu devant laquelle la raison fuit, s’arme et se protège vainement, demande une clarification phénoménologique préalable de la corporéité pour ne pas reposer sur des notions confuses, mythologiques ou réifiées qui bloquent la compréhension de la dimension incarnée de l’existence.        

Mireille Lévy, Evilard, le 28 juin 2018


[1] Sur le concept de philosophie, (1944) in L’Eclipse de la raison, Payot, 1974, p.188

[2] Marcuse avait milité avec le mouvement spartakiste dans les années 20

[3] Emmanuel Renaut, Yves Sintomer, Où en est la théorie critique, La Découverte, coll Recherches, Paris, 2003

[4] M. Horkheimer, Th. - W. Adorno, La Dialectique de la Raison, 1974 (N.Y, 1944)

[5] M. Horkheimer avait déjà présenté cette idée dans ses cours en 1944 (cf. L’Eclipse de la Raison, Payot 1974)

[6] M. Horkheimer, Th.-W. Adorno, La Dialectique de la raison, p. 18

[7] Cette vision du texte de la Genèse constitue un contresens, cf. infra, remarques critiques

[8] Cette lecture du sacrifice est un contresens par rapport au sens que prenait le sacrifice dans l’Ancien Testament qui était une manière de reconnaître que le mal au lieu d’envahir par contamination l’ensemble de la réalité humaine était stoppé, limité par Dieu, une manière de reconnaître la grâce offerte.

[9] M. Horkheimer et Th. W .Adorno, La Dialectique de la Raison, p.24

[10] Ibid. p.44

[11] Ibid. p.45

[12] Ibid. P.45

[13] Dialectique de la Raison, p.56

[14] De Pascal à Bayle, Kant et Kierkegaard, une manière se dessine d’articuler critique de la métaphysique, critique de la maîtrise et prise au sérieux de la question de la vérité et du sens des conduites.

[15] Cette notion de gérant a été mal comprise, elle ne veut pas dire qu’il s’agit de n’avoir qu’un rapport gestionnaire à la nature comme s’il s’agissait d’un ensemble de cela dont on peut disposer comme moyens, c’est le sens actuel de la notion de gestion utilisé dans les RH, car ce mot, dans le contexte de l’Ancien Testament, doit être interprété dans le cadre d’une relation de don et de confiance. C’est d’oublier que la vie, est reçue et que le vivant nous est confié qui oriente la gestion vers l’exploitation démesurée des ressources et l’incapacité à avoir une relation incarnée, poétique ou esthétique avec le vivant. La confiance ôte la peur mais exige le respect.

[16] La Dialectique de la Raison, Gallimard,1974, p.33

[17] Ibid. p. 182-183

[18] Eclipse de la Raison, p. 181

[19] M. Horkheimer, Eclipse de la raison, p.181-182

[20] Ibid. p.182

[21] Th. W. Adorno, Kierkegaard, 1995, Critique de la politique Payot

[22] TH.W. Adorno, Modèles critiques, Raison et révélation, Payot, 1984, p. 150

[23] Max Horkheimer, Théorie traditionnelle, théorie critique, Gallimard, p. 88

[24] Max Horkheimer, Notes critiques Petite bibliothèque Payot, p.259

[25] La théorie critique hier et aujourd’hui, 1970, in Max Horkheimer, Théorie critique, Payot/2009, p.333-334

[26] Ibid. p.333-334

[27] M. Horkheimer, Notes critiques, Petite bibliothèque Payot, 2009, p.100

[28] Le capitalisme a certainement été un facteur important de l’importance qu’a prise le behaviorisme et les théories de Skinner, en dépit des fortes objections dans le débat intellectuel que la réflexion sur ses présupposés leur a adressées.

[29] Lecture réifiante utilisée par exemple dans des programmes très idéologiques de prévention de la violence sociale. Il ne s’agit pas pour nous de considérer l’étude du cerveau par IRMf comme illégitime, mais de demander à ce qu’il y ait réflexion à propos de ce que l’on voit et de l’interprétation que l’on en fait.