Séminaire de philosophie et de théologie Crêt-Bérard, le 17 mars 2018

Perspectivisme : relativisme ou dialectique ?

L’effondrement de la pensée n’a rien d’un phénomène nouveau. Il s’atteste à maintes époques et en maintes occasions, de diverses manières : incohérence, dogmatisme, réductionnisme, relativisme, etc. Nous avons eu loisir de nous en convaincre durant le parcours de notre séminaire, ici à Crêt-Bérard, où nous avons été confrontés à plusieurs reprises à l’une ou l’autre de ses manifestations.

Sans vouloir être exaustif, nous pouvons évoquer à notre point de départ, dans le champ de la théologie chrétienne, les contresens auxquels celle-ci aboutirait si elle entendait faire fi la rupture à laquelle donne lieu l’événement de la croix. Nous avons rencontré aussi, dans le débat entre la phénoménologie et le cognitivisme, l’évacuation de la subjectivité et de la conscience en première personne qui a cours dans les théories neurologiques. Nous avons relevé également la propension de la pensée à la spéculation, qui néglige son insertion dans l’existence ( Postscriptum de Kierkegaard , de JDK ), et nous nous sommes arrêtés sur les manifestations actuelles de mépris de la vérité. Plus récemment, à propos du travail de mémoire (La mémoire des chrétiens "à venir", de J. Zumstein), nous avons constaté que la recherche historique peut verser dans le travers d’oublier qu’elle est elle-même historiquement datée, tout comme les théories peuvent refuser de considérer la fonction qu’elles occupent dans les jeux de pouvoir de la socité (Aliénation et accélération sociale, de PAP).

Nous avons pu nous rendre compte ainsi que ces effondrements étaient marqués d’une caractéristique : leur difficulté à prendre en compte l’existence de dualités de perspectives et de travailler avec elles de manière dialectique.

C’est la raison pour laquelle, en réaction à ces effondrements, nous avons fait valoir la possibilité d’un mouvement de reconnaissance qui, à partir d’une situation de crise, révise son fondement et repart sur une autre base et nous avons prôné une pensée perspectiviste, qui se caractérise justement par sa conviction que la réalité ne se laisse pas considérer en un seul tableau et qu’il est nécessaire de l’aborder sous des points de vue différents (La vérité en crise, de MAF).

Mais arrivés à ce point, une question s’impose, que nous ne pouvons éviter. S’il nous est impossible de réduire la réalité à l’unité d’une seule perspective, si la pensée doit travailler dialectiquement avec des dualités, n’aboutissons-nous pas à un émiettement de la réflexion ? Ne se pourrait-il pas que le perspectivisme donne lieu lui-même à un effondrement de la pensée ? Autrement dit, le perspectivisme peut-il induire l’effondrement de la pensée dans le relativisme ou l’exclut-il ?

C’est à cette question que, Jean-Denis Kraege et moi, nous vous proposons de nous attacher. Et pour la traiter, nous suivrons deux chemins différents. Jean-Denis Kraege s’attachera à mettre en évidence que, s’il peut se réclamer en un certain sens du scepticisme, le perspectivisme se distingue du dogmatisme et du relativisme par sa position dialectique ( Perspectivisme, scepticisme, relativisme et dialectique, de JDK).

Et pour ma part je vous propose d’examiner la question en revenant au modèle du tétraèdre [1] dont je m’étais déjà servi précédemment ( La vérité en crise, de MAF).

1. Le modèle du tétraèdre

Nous pouvons considérer en effet le modèle du tétraèdre comme caractéristique du perspectivisme. Il est constitué de faces distinctes, mais néanmoins attachées les unes aux autres. Par l’insertion d’une silhouette, par exemple celle d’Immanuel Kant, il permet d’imaginer la situation d’une conscience, à l’intérieur, entre ses faces. Quand elle considère un objet, elle le voit projeté sur une face, les autres faces demeurant hors du champ de vision. Elle pourra aussi le voir projeté sur une autre face, mais pour cela elle devra changer son orientation et faire passer la première face dans l’angle mort. Le modèle du tétraèdre permet ainsi de prendre en compte les dualités de regards et de perspectives. Par ailleurs, il s’agit d’un modèle formel, d’une structure vide, qui laisse ouverte la détermination des faces. Il se laisse appliquer à des problématiques différentes.

Le modèle du tétraèdre permet donc de rendre compte de dualités de perspectives s’impli-quant l’une l’autre et en même temps irréductibles l’une à l’autre.

Ce modèle incite normalement à un mouvement dialectique de réflexion passant d’une face du tétraèdre à l’autre dans une re-cherche de cohérence. Mais se pourrait-il qu’il suscite également, et avec la même pertinence, une attitude relativiste ?

Pour ce qui est de la simple possibilité, il faut répondre par l’affirmative : le modèle du tétraèdre n’empêche pas le relativisme de s’en autoriser. La discontinuité qu’il implique entre les perspectives peut conduire à une attitude relativiste.  

2. Les formes de relativisme face au tétraèdre

En face de la structure du tétraèdre, le relativisme peut se présenter sous diverses formes. J’en retiens trois :

- la forme piteuse : devant la tâche d’une réflexion obligée de passer indéfiniment d’une perspective à l’autre, il renonce à l’entreprise, la considérant comme vaine et il choisit d’en rester à une seule face du tétraèdre ; ou alors il passe carrément à autre chose et se replie sur la défense d’intérêts, sur des problèmes d’esthétique, à moins qu’il ne verse dans le divertissement pascalien. Le relativisme piteux renonce à la quête de la vérité et bien souvent à l’effort intellectuel. On le trouve par exemple parmi ceux qui mettent toutes les religions dans le même panier et ne veulent les voir que comme des facteurs de violence et d’intolérance. Et Ted Honderich, comme nous l’avons en décembre dernier ( De quelle liberté disposons-nous ? de CP), n’en est pas loin quand il argue des sentiments d’échec et de la vacuité de la recherche de sens pour inciter à se réfugier dans le déterminisme.

- la forme sophistique : ici, la discontinuité entre les faces du tétraèdre incite le relativisme à jouer avec la réflexion en passant allégrement d’une face à l’autre sans souci d’ensemble ; comme ces sophistes de l’Antiquité qui se plaisaient à défendre un jour une thèse et le lendemain la thèse contraire, il ne rechigne pas à l’effort intellectuel, mais ne s’embarrasse pas de cohérence et préfère le jeu à la quête de la vérité. Mais du jeu à l’utilitarisme et au cynisme, le pas est vite franchi et le relativisme sophistique peut très vite offrir ses services aux idéologies en vogue, se faire l’avocat de la cause du plus fort ou s’inféoder à des agences publicitaires. Un exemple classique nous en est donné avec le jésuitisme des Provinciales de Pascal, qui, pour se concilier les libertins, n’hésite pas à assouplir les doctrines de l’Eglise et à les retourner. Plus proche de nous, on peut évoquer ces instituts prétendûment scientifiques qui se mettent au service de l’industrie du tabac, de firmes pharmaceutiques ou de la production de glyphosate pour fournir des analyses biaisées.

- la forme ambitieuse : ici, prenant acte de la discontinuité des points de vue, le relativisme défend la possibilité d’une synthèse susceptible d’intégrer les oppositions ; il imagine un dépassement possible des tensions ou une harmonisation des ruptures dans des constructions hasardeuses, à moins qu’il ne les attende de l’avenir ou ne les localise dans une surréalité divine. Il garde l’ambition de la vérité et peut se lancer dans des échafaudages intellectuels, mais plus souvent il se replie sur une présomption et cède sur l’effort intellectuel. Classiquement, on en trouve le mouvement dans la philosophie dialectique de Hegel. Il apparaît aussi au sein des relations œcuméniques, lorsque les Eglises postulent qu’elles consonnent en symphonie dans la vision (ou l’audition) divine, et également dans des représentations populaires, telles la parabole indienne de l’éléphant et des aveugles, où les descriptions de l’éléphant que font les aveugles, du fait de leurs perceptions partielles, sont difficilement compatibles alors qu’elle décrivent le même éléphant.

3. Le jeu de la pensée et le ’je’ de la pensée

Ces trois formes de relativisme constituent des réactions possibles face au modèle du tétraèdre, trois manières envisageables de s’en autoriser. Appelons jeu de la pensée, la perspective sous laquelle on choisit d’adopter l’une au l’autre forme de ces formes. Dans le jeu de la pensée, nous pouvons supposer que l’attitude pour laquelle on opte est issue d’un examen et d’une pesée d’arguments, mais on ne peut exclure non plus que les décisions puissent s’y prendre à la légère. Ce qui caractérise la perspective du jeu de la pensée, c’est sa considération objectivante, distanciée.

Mais l’existence des humains ne se réduit pas au jeu de la pensée, aux possibilités qui s’y envisagent et aux options qui s’y prennent. Elle inclut l’incarnation du sujet, son insertion dans une réalité où il se trouve engagé, ses interactions au sein de situations concrètes. Il faut donc aussi prendre en considération le ’je’ de la pensée. Si dans le jeu de la pensée, je peux jongler avec les idées sans trop de conséquences, dans le cadre de mon incarnation, il n’y a plus de gratuité ; je me trouve engagé, pris à partie : j’ai des critiques à entendre, des choix à défendre, des conséquences à assumer, des contraintes qui me limitent, des décisions qui se retournent contre moi. Appelons cette perspective qui prend en considération la personne dans son immersion dans le réel celle du ’je’ de la pensée. Entre ces deux perspectives, il y a en même temps une présupposition mutuelle et une rupture. Et appliquons le modèle du tétraèdre à ces deux perspectives, en prenant la liberté, pour varier un peu, de remplacer Kant par un sophiste.

Avec cette dualité de perspectives entre jeu de la pensée et ‘je’ de la pensée, nous pouvons revenir à la relation du relativisme avec le perspectivisme et à la question, non plus de la possibilité qu’il a de s’en autoriser, mais de la possibilité de s’en autoriser judicieusement.

4. Une faille dans le parti pris de relativisme

Si dans le jeu de la pensée, le relativiste peut s’autoriser du perspectivisme représenté par le modèle du tétraèdre pour trouver des raisons en sa faveur, dès lors qu’il se trouve dans les interactions de son existence, dans l’incarnation de son ’je’, donc sous l’angle du ‘je’ de la pensée, le relativiste se retrouvera moins à l’aise :

- malgré qu’il en ait, le relativiste piteux ne pourra éviter de se trouver obligé de faire l’effort de justifier des choix qu’il a effectués ou de défendre ses préférences de vie.

- malgré qu’il en ait, le relativiste sophistique ne pourra éviter de devoir cesser de jouer et se positionner face à des alternatives, de s’adosser à une cause plutôt qu’à une autre.

- malgré qu’il en ait, le relativiste ambitieux ne pourra éviter d’avoir à admettre des oppositions fortes et à choisir entre des antagonismes lourds de conséquences sans possibilité de synthèse honnêtement défendables.

La perspective du ‘je’ de la pensée met ainsi au jour une faille dans le parti-pris de relativisme : si le relativiste peut trouver des motifs en sa faveur dans le jeu de la pensée, il ne pourra guère éviter de se retrouver en désaccord, voire même en contradiction avec lui-même dans le vécu de ses interactions. Là, son relativisme pourrait bien se révéler intenable.

Pour le relativiste, le passage de la face du tétraèdre jeu de la pensée à la face ‘je’ de la pensée ne va donc pas de soi. Il met en relief des problèmes de cohérence interne.

Si tel est le cas, alors il apparaît clairement que le relativisme ne peut représenter une implication pertinente du perspectivisme : la contradiction dans laquelle il se trouve pris et qu’il donne à voir quand on passe du plan du jeu de la pensée au plan du ‘je’ de la pensée, montre que son attitude ne coïncide pas avec la structure du tétraèdre et qu’à sa lumière elle se trouve même en situation d’échec. Le relativisme ne peut s’autoriser légitimement du perspectivisme. Entre eux, il n’y a pas d’affiliation. Le perspectivisme exclut l’effondrement de la pensée dans le relativisme.

L’implication légitime du perspectivisme demeure un mouvement incessant de pensée dialectique entre les faces du tétraèdre dans une recherche de cohérence.

Arrivé au terme de mon cheminement, je laisse maintenant Jean-Denis nous emmener dans le sien, en espérant que, nonobstant la relativité parfaite où toutes les choses reviennent au même, il aboutisse au même résultat (Perspectivisme, scepticisme, relativisme et dialectique, de JDK).

Marc-André Freudiger


[1] Je reprends ce modèle à Pierre-André Stucki, qui s’en est servi, notamment, dans « Le pragmatisme - Notes préalables à la deuxième séance du séminaire de Crêt-Bérard sur le relativisme. A propos du pragmatisme de Rorty », novembre 2013.