Prédication du culte d'adieu à Pierre-André Stucki,
prononcée par Jean Zumstein

Cher(e)s amies, chers amis de Pierre-André,

Sachant sa vie en danger, ayant l’intuition qu’il était arrivé au bout de son chemin, l’apôtre Paul élabora son testament théologique : c’est l’épître aux Romains. Il conclut sa fulgurante réinterprétation de cette foi qui l’avait mis à terre, puis relevé par ces quelques mots qui nous serviront de fil rouge en ce moment de recueillement : « Oui, j’en ai l’assurance : ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les dominations, ni le présent ni l’avenir, ni les puissances, ni les forces des hauteurs ni celle des profondeurs, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ, notre Seigneur. »

En avril 1961, un jeune homme élancé et déterminé entrait, après avoir rangé sa pipe, dans ma classe du Gymnase de Bienne, c’était mon nouveau professeur de littérature française et de philosophie, c’était Pierre-André Stucki. Commença alors une conversation de quasiment 60 ans, une conversation intense, jamais interrompue et profondément amicale. C’est cette conversation qui prend fin aujourd’hui. C’était mon ami. Ainsi qu’il l’aurait souhaité, c’est avec infiniment de respect, pudeur et grande affection qu’aujourd’hui nous prenons congé, que nous lui disons au sens premier : à dieu, nous te remettons à la grâce et à la bienveillance de Dieu.

I

Comme le signale un livre qui l’a accompagné sa vie durant, « la vie en dialogue » de Martin Buber, Pierre-André était fondamentalement un homme de relation. Relation tout d’abord avec Raymonde, sa compagne de toujours. Relation avec ses enfants : Geneviève, Anne, Pascal et sa femme Christine. Relation avec ses petits-enfants : Caroline et Vincent. Relation avec sa sœur : Jacqueline et son mari Michel. Nous nous inclinons devant leur chagrin. Nous leur disons notre affection en ce moment où cette relation immédiate et quotidienne s’éteint et que commence le temps du souvenir.

Relations ensuite avec ses multiples amis dont vous faites partie, amis rencontrés au gré des circonstances de la vie – que ce soit dans le milieu scolaire, académique, associatif, celui de la paroisse ou de la montagne. Rencontres, enfin, tout au long d’une longue carrière d’enseignant, avec ses élèves et ses étudiants.

Lorsque je dis de Pierre-André qu’il a été pour nous un « homme de relation », je ne veux pas seulement dire qu’il faisait preuve de sociabilité et d’empathie. Nous resterions alors à la surface des choses. Je veux le dire au sens profond, au sens que lui donnait le juif Martin Buber. Je veux dire qu’il a été un authentique interlocuteur, un « Tu » qui, l’espace d’une rencontre, occupe entièrement l’horizon. Il a été véritablement l’artisan infatigable de rencontre de personne à personne. Sur les traces de Socrate, il nous a invités à la réflexion critique, à l’exploration du monde et à la convivialité. Par le dialogue, il nous a appris à mieux nous comprendre nous-mêmes. Il a été un « Tu » toujours en recherche de sens, un « Tu » créateur de sens. C’est pourquoi la perte est immense, mais elle est à la mesure du don qui nous a été fait. Dans la personne de Pierre-André, Dieu – loué soit son nom – nous a fait cadeau d’un éveilleur de consciences et d’un authentique interlocuteur.

Ce dialogue par lequel s’est noué tant d’amitiés, nous en connaissons les lieux : le Gymnase de Bienne, puis celui de la Cité à Lausanne, sans oublier la Faculté de théologie de Neuchâtel et son Institut d’herméneutique. Des lieux plus ouverts qui vont du Centre protestant d’Etudes de Bienne au séminaire de philosophie de Crêt-Bérard, en passant par le groupuscule de Neuchâtel. Des lieux plus intimes qui vont du chemin de Beaumont à Bienne, en passant par les Croisettes à Epalinges, jusqu’au chemin de Ponfilet à la Conversion, sans oublier la montagne magique – Sarreyer.

II

Pierre-André avait un avis bien tranché sur les services funèbres. Il détestait par-dessus tout le Santo subito, la propension vaticane (mais pas que) à canoniser le défunt, à le revêtir post mortem de toutes les qualités que l’on n’avait pas jugé dignes d’être relevées de son vivant. En bon protestant, il savait que la seule instance qui justifie une vie, qui lui donne son sens ultime, la seule instance qui la reconnaît totalement et sans condition, est Dieu. Et que ce Dieu que nous confessons, est un Dieu fidèle qui manifeste sa grâce en nous accordant cette justice que nous aurions été bien incapables d’acquérir par nous-mêmes. J’en reviens à la parole de Paul que j’ai citée tout au début : « Rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ, notre Seigneur. ». En consonnance avec Pierre-André, sur ce sujet – la reconnaissance et la valeur d’une vie – c’est tout ce qu’il convient de dire, c’est tout ce qu’il y a à dire.

Je ne vais donc pas me livrer à son panégyrique – ce qui le mettrait dans une sainte colère – mais je vais tirer trois leçons de sa vie – trois leçons qui nous sont adressées comme autant d’interpellations.

III

La première tient à la clarté du langage. On se souvient ici de l’affirmation de Ludwig Wittgenstein : « Tout ce qui proprement peut être dit, peut être dit clairement, et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ». Tout au long de sa vie – et son dernier ouvrage « Exercices de philosophie », parus quelques jours avant sa mort, le confirme éloquemment – Pierre-André s’est fait le représentant d’une pensée critique, c’est-à-dire d’une pensée rigoureuse, qui sait s’expliquer sur les investigations qu’elle mène, qui progresse au fil d’une argumentation pleinement maîtrisée. C’est là sans doute la marque de sa vocation philosophique ; c’est là ce qui le distingue du théologien qu’il aurait pu être du philosophe qu’il a choisi d’être. Cette rigueur dans la théorie de la connaissance, il l’a apprise à la Sorbonne dans les années 1950, à l’écoute de Hyppolyte et de Merleau-Ponty. Lui qui allait, sa vie durant, corriger des milliers de copies, il s’était vu corriger les siennes propres par Paul Ricoeur.

C’est sans doute pourquoi, lorsqu’il s’agissait d’articuler théologie et philosophie, il appréciait tant Blaise Pascal. Et cela explique pourquoi le centre de son travail était constitué par l’herméneutique, c’est-à-dire par une réflexion raisonnée sur les conditions d’interprétation des textes. Cela l’avait amené à s’interroger sur la façon dont il est possible en rigueur de décoder le langage religieux, comment il convient de travailler pour formuler en toute clarté et à l’intention de l’homme d’aujourd’hui les enjeux du message biblique, mais aussi les questions philosophiques qui préoccupent tout honnête homme – notamment en matière de justice, de démocratie et de droits humains. Ce travail aux frontières de la philosophie et de la théologie lui avait valu la reconnaissance académique par la collation du titre de docteur honoris causa en théologie de l’Université de Zurich. Cette tâche fidèlement et exemplairement assumée par Pierre-André est bien la tâche qui est nous dévolue aujourd’hui encore : rendre compte de notre foi dans un langage clair et rigoureux, dans un langage qui fasse sens pour nos contemporains. Résister à l’effondrement de la pensée théologique dans le culte de l’émotion, les spiritualités ésotériques et les raidissements sectaires.

IV

La seconde grande décision prise par Pierre-André dans son itinéraire philosophique est le choix de la philosophie de l’existence. Le Paris des années 1950 était celui de Jean-Paul Sartre et de l’existentialisme triomphant. Mais comme le montre sa thèse de doctorat, Pierre-André avait entrepris de repenser de fond en comble ses convictions protestantes à l’école de Soeren Kierkegaard, puis de Rudolf Bultmann.

On connaît l’anecdote : le philosophe classique édifie de somptueux palais de la connaissance, mais lui-même vit dans une misérable masure. Il s’agit donc d’opérer un renversement copernicien et de se concentrer sur l’existence concrète, de saisir que chaque vie est un projet dont chacun a la pleine responsabilité. Que chacun a la charge de donner sens à la liberté dont il est investi.

Ainsi on ne verra pas dans les textes bibliques un recueil de théories sur l’origine du monde ou sur l’organisation de la société, ni même une explication à toutes les énigmes de la vie. On se demandera toujours à nouveau : quelle est la compréhension de ma vie que je découvre dans le texte ? Là encore Pierre-André nous provoque à retrouver la véritable mission des communautés chrétiennes : être des pourvoyeurs de sens dans une société désorientée et fragmentée.

V

La troisième grande décision qui a dominé la vie de Pierre-André est sa fidélité à la foi protestante, foi qu’il avait héritée de ses parents, établis dans les Montagnes Neuchâteloises. Cette foi protestante, il l’a repensée, il l’a reconstruite, il l’a approfondie tout au long de sa vie. L’impulsion décisive lui avait été donnée dans sa jeunesse par les travaux de Rudolf Bultmann. De cette foi protestante, j’aimerais relever cinq aspects qui nous interpellent et qui nous questionnent.

Tout d’abord, la foi n’est pas – comme Pierre-André aimait à le dire – un sac de dogmes indigestes qu’il faut avaler de gré ou de force (« friss oder stirb ». La foi protestante est un chemin, c’est une foi en chemin où alternent lumière et ténèbres, doute et assurance, compréhension et incompréhension, succès et échecs. Elle est la foi qui dit : « Je crois, viens au secours de mon incrédulité ».

Ensuite, la foi protestante fait référence à une Parole. Comme l’indique le verset que Pierre-André avait choisi pour son faire-part, « la Parole a été faite chair, elle a habité parmi nous ». C’est cette Parole incarnée dans l’homme de Nazareth, ce paradoxe absolu, qui nous interpelle et qui donne du sens à nos vies. C’est cette parole sensée et articulée qui nous annonce et nous offre – indépendamment de toute prestation préalable de notre part – la vie en plénitude et qui nous installe dans la liberté.

Cette liberté, Pierre-André aimait à la saisir à l’aide du paradoxe de Luther : le croyant est à la fois le plus libre des hommes et le serviteur de tous. La liberté est une liberté au service du bien commun, c’est une liberté qui a une portée éthique, c’est une liberté au service des plus faibles. Il n’y a pas de liberté sans discipline de vie, sans fidélité aux valeurs revendiquées et sans sobriété heureuse.

Dans la foi protestante, la sobriété dans la conduite de la vie est liée à une sobriété religieuse. Pierre-André incarnait une piété axée sur l’écoute de la Parole et sa compréhension. En bon protestant, il était allergique aux spiritualités évanescentes, aux extravagances charismatiques et aux pompes liturgiques. En bon protestant, il vivait joyeusement dans un monde devenu parfaitement profane.

Finalement, ces dernières années, nous avons parlé de mort et de résurrection. « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » disait sagement Wittgenstein. Et Pierre-André d’ajouter dans « les leçons de l’existentialisme » : « A propos de la mort, il est vrai que nous ne savons qu’une chose, c’est que nous ne savons pas. » Pas plus que ce qui a trait à l’au-delà. Mais cette ignorance – nous étions d’accord sur ce point – est traversée par la conviction de Paul : « Rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ, notre Seigneur ». Alors même que nous touchons aux limites de notre savoir et de notre expérience, que nous sommes aux confins de terres inconnues, nous avons l’assurance que la relation que nous avons nouée avec le Dieu de Jésus-Christ ne s’arrête pas aux portes de la mort, mais nous accompagne dans la mort elle-même, que comme le disait bellement Paul Ricoeur, nous sommes accueillis dans la bienveillante mémoire de Dieu.

VI

J’ai vu Pierre-André pour la dernière fois cinq jour avant son décès. Il avait alors décidé librement et en pleine conscience du traitement qu’il entendait suivre. Il était affaibli, mais son visage émacié était habité par la douceur et un grand sourire. C’est encore une parole de l’apôtre Paul, lui aussi aux prises avec la maladie, qui m’est alors venue à l’esprit : « Ma grâce te suffit ; ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse ». Amen !

Jean Zumstein