Séminaire de philosophie et de théologie Crêt-Bérard

Perspectivisme, scepticisme, relativisme et dialectique

1.- Introduction

Je me propose donc de reprendre la critique du relativisme entreprise par Marc-André Freudiger, mais de l'opérer d'un autre point de vue, d'un point de vue que je crois tout à fait complémentaire à celui qui vient de vous être présenté.

J'aimerais partir d'un exemple : celui de la foi conçue tantôt comme résultat d'un choix personnel, tantôt comme une grâce que Dieu me fait. Le débat est vieux au moins comme Augustin et Pélage. Il s'agit du débat autour de la prédestination. Il a été assez sanglant dans l'histoire du christianisme pour retenir quelques instants notre attention !

La foi est libre choix : il semble absolument évident que lorsqu'on devient croyant, on prend une décision – quitte à la reprendre régulièrement par la suite. Cela est d'autant plus vrai que la foi ne peut se fonder sur des arguments rationnels. On ne peut démontrer que la foi est supérieure à la non-foi. Si la foi est foi, elle est un  saut d'autant plus libre qu'il est opéré en vertu de l'absurde.

On peut toutefois considérer la foi sous un autre angle, dans une autre perspective : la foi est un don de Dieu et ne peut être qu'une grâce que Dieu nous fait. L'homme est, en effet, aux yeux du croyant, radicalement pécheur. Seule la grâce de Dieu peut l'extirper du marécage dans lequel il s'est lui-même jeté au terme d'une libre décision. Si ce qui libère du péché ne peut être que pure grâce de Dieu, la foi est pure grâce de Dieu. Dès lors, lorsque je prends une décision sans aucune contrainte, cela n'est qu'apparence. En fait c'est Dieu qui me contraint à mettre fondamentalement ma confiance en Lui plutôt qu'en moi-même, en autrui ou dans les éléments du monde.

Comme ceux qui défendent – pour faire court – la foi-liberté et ceux qui se font les champions de la foi-grâce se chamaillent, certains relativistes viendront leur dire que l'on ne peut prouver que la foi soit un libre choix et ne soit pas un don de Dieu, mais que l'on ne peut pas davantage prouver que la foi soit un don de Dieu et ne soit pas un libre choix. Ces deux points de vues étant incompatibles, il vaut mieux les abandonner l'un et l'autre et affirmer soit que la foi est indéfinissable, soit qu'elle représente une pure illusion, ce qui, dans les faits, revient au même. D'autres relativistes estimeront qu'il ne s'agit pas de deux points de vue contradictoires, mais que chacun à raison à sa manière, sans qu'une conciliation des deux points de vue soit possible, donc nécessaire. Nous avons ici les deux premières façons d'être relativiste dans la conception de Marc-André Freudiger : les manières piteuse et sophistique.

2.- Relativisme et scepticisme

Faisons encore un pas ! Ces deux formes de relativisme peuvent, en effet, en un certain sens – mais seulement « en un certain sens » ! –, être décrites comme la conséquence d'une position sceptique. Le scepticisme renvoie, en effet, dos à dos deux arguments dogmatiques contradictoires dont aucun ne s'impose au dépend de l'autre.  Dans mon exemple, la foi-liberté et la foi-grâce ont chacune toutes les apparences d'une position dogmatique. Suspendons donc notre jugement à leur sujet ou, avec un regard condescendant porté sur les défenseurs de ces deux opinions, laissons-les dans leurs illusions. Exprimé en termes relativistes, cela donne que toutes les opinions en la matière ont aussi peu de pertinence ou égale pertinence. En tous les cas, aucune vérité ne peut être dégagée en matière de foi.

Il se trouve cependant que le vrai sceptique n'affirme pas que toutes les opinions se valent, mais qu'il convient de suspendre son jugement dès lors que l'on n'arrive pas à trancher entre deux arguments ET qu'il convient de poursuivre la recherche ! Le scepticisme, ce faisant, incite à explorer d'autres voies que le maintient de la contradiction entre la foi-liberté et la foi-grâce.

Une de ces voies consiste à prétendre qu'il est possible de dépasser l'opposition entre les deux thèses en présence : en l'occurence l'opposition entre la liberté et la grâce. On affirmera alors, par exemple, que la foi est une expérience religieuse de la transcendance. On a alors la prétention de régler tous les faux problèmes sur lesquels, par myopie, les humains se sont figés. On fuit cependant dans les généralités. On adopte, dans le langage kierkegaardien, une position esthétique  et spéculative. On parle d'expérience religieuse en général et ne rend plus du tout compte de la foi chrétienne. Or , la foi chrétienne était bien ce qu'au début de notre quête nous cherchions à cerner. Et quand, des généralités du sentiment de dépendance absolue à l'égard d'une réalité transcendante, on en revient à la foi vécue, à la confiance mise en un vis-à-vis personnel et absolu, on retombe dans les affres de l'opposition entre la libre décision dont je suis personnellement responsable et la grâce que Dieu me fait en dépit de la radicalité de mon enfermement sur moi-même. A noter que cette prétention au dépassement des deux pôles ressemble étrangement à la troisième manière d'être relativiste décrite par Marc-André tout-à-l'heure : à sa forme présomptueuse.

Une autre voie  permettant de poursuivre la recherche sans se contenter de la suspension de son jugement existe. Elle réside dans un effort non d'abolition de l'opposition entre grâce et liberté, mais dans la tentative d'amoindrir la radicalité de cette opposition. Dit autrement : l'opposition est respectée, mais considérée différemment, sous une autre perspective.

3. Le carré aléthique

Pour décrire cette autre voie, repartons de notre exemple et formulons la position « dogmatique » de départ en termes un petit peu plus formels. On dira d'une part qu'il est établi que la foi est le résultat d'un libre choix et de l'autre qu'il est établi que la foi ne peut être qu'un don de Dieu. On pourrait aussi présenter ces deux positions en disant qu'il est établi que, pour les uns, la foi est le résultat d'un libre choix et que, pour les autres, il est exclu que la foi soit le résultat d'un libre choix. De même pour les premiers, il est exclu que la foi soit une grâce de Dieu alors que pour les seconds, il est établi qu'elle est une grâce de Dieu. La question que le sceptique est en droit de poser est de savoir si ces deux positions sont aussi « établies » qu'elles le prétendent et si l'on peut absolument exclure la position adverse.

A ce point de notre raisonnement, faisons un petit détour par ce que nous enseignent les logiciens. Ils nous parlent du carré aléthique, analogue du carré modal, lequel a la même structure que le carré logique.

X

Il est établi que la foi est le résultat d'un libre choix

Y

Il est établi que la foi est une grâce de Dieu

non-Y

Il n'est pas établi que la foi soit une grâce de Dieu

non-X

Il n'est pas établi que la foi résulte d'un libre choix

X et Y sont incompatibles. Ils sont des contraires. Ils représentent deux positions « dogmatiques » exclusives l'une de l'autre.

X et non-X tout comme Y et non-Y sont des contradictoires. Ils représentent une alternative.

Quand à X et non-Y et à Y et non-X, ils sont des subalternes et une relation d'implication s'établit entre eux.

Ce sont ces positions « impliquées » (non-Y dans son rapport à non-X et vice versa) qui nous intéressent.  Car non-Y comme non-X ne sont plus des versions « dogmatiquement » contraires.  Il n'est pas établi que la foi soit une grâce de Dieu et il n'est pas établi que la foi résulte d'un libre choix sont, en termes logiques, des subcontraires. Leurs relations sont qualifiées par la disjonction : le v (« ou » non exclusif).

On voit mieux de quoi il retourne quand on « traduit » non-Y et non-X dans des termes positifs et dans des termes qui sont verticalement identiques dans la colonne des X d'une part, dans cette des Y de l'autre. On peut, en effet, traduire non-Y : « il n'est pas établi que la foi soit une grâce de Dieu » par : « il est plausible que la foi résulte d'un libre choix ». De même non-X : « il n'est pas établi que la foi soit le résultat de ma libre décision » peut être traduit par : « il est plausible que la foi soit le résultat de la grâce de Dieu ».

X

Il est établi que la foi est le résultat d'un libre choix

Y

Il est établi que la foi est une grâce de Dieu

Non-Y

Il est plausible que la foi soit le résultat d'un libre choix

non-X

Il est plausible que la foi soit une grâce de Dieu

Cette seconde ligne prise comme un tout affirme que les deux choses sont plausibles, sans exclusive : que la foi soit le résultat d'un libre choix ou qu'elle résulte de la grâce de Dieu. Il importe de bien saisir ce que recouvre ce « ou ». Nous avons affaire à des « subcontraires ». Or deux subcontraires peuvent être vraies toutes les deux, car ce dont il en retourne n'est jamais pris dans toute son extension et la partie considérée peut ne pas être la même dans les deux propositions. Au surplus remarquons que deux subcontraires ne peuvent être simultanément fausses. En découle que, si l'une est fausse, l'autre est vraie. Par contre si l'une est vraie, l'autre peut être soit vraie, soit fausse.

Dans notre exemple théologique, cela donne qu'il est plausible que la foi soit le résultat d'une libre décision comme il est aussi plausible que la foi soit une grâce de Dieu : l'un ou l'autre sont également plausibles. Dit encore autrement : il se peut aussi bien que la foi soit libre choix que la foi soit grâce.

Je me dois maintenant d'analyser de manière encore plus précise les relations entre ces deux plausibilités, étant donné que ces deux plausibilités sont simultanément vraies, sans que mon esprit puisse pour autant les saisir les deux ensemble.  La première chose à dire, c'est que la vérité à propos de la foi se situe alors « entre » les deux propositions dédogmatisées. Elle ne peut jamais être cernée par une seule expression, cette expression fût-elle la plus précautionneuse possible. Si je disais seulement « il est plausible que la foi soit le résultat d'un libre choix », je serais dans l'erreur. De même si j'affirmais seulement qu'« il est plausible que la foi soit un don de Dieu », je proférerais une non-vérité (et même pas une demi-vérité). Il me faut dire les deux choses simultanément pour dire ce qu'est pleinement la foi. En d'autre termes, le seul discours correct pour dire ce qu'est en vérité la foi, c'est le discours dialectique. Qu'on me permette ici une remarque au passage : vous aurez pu noter que dans notre parcours, c'est le scepticisme qui appelle l'usage de la dialectique. Encore convient-il de montrer en quoi nous avons là une position proprement « dialectique ».

4. Dialectique

A cette seconde exigence de simultanéité des deux pôles opposés, il faut toutefois ajouter que notre esprit ne peut absolument pas penser simultanément la foi comme libre choix et comme don de Dieu. Soit je la considère comme libre choix soit je la considère comme don de Dieu. C'est là que l'on doit nécessairement associer dialectique et perspectivisme.

Si j'essaye maintenant de me résumer et, pour ce faire, de rendre mon discours encore plus schématique ou formel, je dirai que la dialectique répond à deux exigences : la reconnaissance de la radicale opposition des pôles en présence et la réciproque implication de ces mêmes pôles.

En cela, la dialectique s'oppose tant au relativisme qu'au dogmatisme. Tous deux sont dans le même camp, car tous deux en restent à l'opposition radicale des pôles. Ils y réagissent simplement de manières opposées. Relativisme et dogmatisme ne prennent pas en considération les réciproques implications des pôles en présence.

D'abord la dialectique se distingue radicalement de tout relativisme. Ce dernier oppose bel et bien les pôles comme le fait aussi la dialectique, mais se refuse de les voir s'appeler réciproquement. N'ayant dès lors pas d'argument plutôt en faveur d'un pôle que de l'autre, le relativisme affirme que les deux sont tolérables ou que tous deux doivent être rejetés. Le jeux de la pensée doit donner de la place au Je de la pensée comme le disait Marc-André Freudiger et quand le Je de la pensée est pris en considération, la réciproque implication des pôles doit être aussi prise en considération.

Quant au dogmatisme, il voit bien lui aussi l'opposition des pôles et choisit de défendre l'une des positions en présence à l'exclusion de toute autre. Lui aussi ne veut pas voir que les pôles s'appellent réciproquement parce qu'il ne prend pas en compte le Je du penseur et ce que Kierkegaard appelait la double réflexion : en quelque sorte ici, la réflexion sur les pôles en présence et le réflexion sur celui ou celle qui met ces pôles en relation. La double implication des pôles ou le fait que les faces du tétraèdre ne peuvent exister l'une sans l'autre font ainsi l'originalité et la supériorité de la dialectique sur l'arrière-fond de l'irréductible opposition des pôles en présence. On est en droit de parler de supériorité dans la mesure où la dialectique est seule à respecter les faits : le fait, dans mon exemple, que la foi soit à la fois et paradoxalement grâce et résultat d'une décision libre et donc responsable.

Jean-Denis Kraege