I.Dalferth : La contingence du mal

Ingolf U. Dalferth, Die Kontingenz des Bösen, in : Ingolf U. Dalferth, Karl Kardinal Lehmann, Navid Kermani, Das Böse, Drei Annäherungen, Herder Verlag, Freiburg in Breisgau 2011, p. 9-52

I. Le mal

1. La réalité du mal

Le mal fait irruption sous différents aspects (événements, actes, personnes) dans la vie. Il est toujours quelque chose qui porte atteinte à la vie. La réalité du mal se manifeste essentiellement par la souffrance qui lui est associée.

C’est dire que le mal ne nous est pas connu comme un « en soi » mais bien comme quelque chose qui nous atteint nous-mêmes ou qui atteint autrui. Le mal « n’est » pas simplement ; il est toujours là pour quelqu’un et par le biais de quelque chose.

2. Comprendre le mal

Il n’y a personne pour contester la réalité du mal, dans la mesure où tout être humain a pu faire l’expérience de ce qui porte atteinte à la vie. Par contre, ce qui fait l’objet de discussions, c’est ce en quoi consiste le mal, pourquoi il existe, pourquoi il m’atteint, pourquoi il atteint autrui et, finalement, comment il peut être surmonté.

Si le mal est toujours quelque chose de concret et s’il est toujours un mal pour quelqu’un, alors cela signifie aussi que ce qui est mal pour quelqu’un ne l’est pas nécessairement pour quelqu’un d’autre. De même ce que quelqu’un considérera comme une victoire sur le mal pourra ne pas l’être pour quelqu’un d’autre qui pourra même y voir un mal supplémentaire.

Il y a par ailleurs une corrélation entre la volonté de comprendre le mal et le fait de se comprendre soi-même (qui est touché par le mal ne peut pas le comprendre sans que ceci n’ait une incidence sur la manière qu’il a de se comprendre lui-même).

Et il y a une distinction à opérer entre expliquer le mal - son apparition / sa nature - et le comprendre (comprendre le mal inclut toujours la manière dont la personne se comprend en regard du mal qui l’atteint).

3. Expliquer et orienter

Il faut donc distinguer entre les interrogations qui cherchent des explications au mal (et qui visent, par exemple, à découvrir les causes d’un événement) et les interrogations portant sur la situation de la personne confrontée au mal, sur la manière dont cette personne peut s’orienter / orienter sa vie face au mal qui l’atteint. Dans une même perspective, il faut distinguer les questions qui visent à une explication de ce qui a pu se produire et celles qui portent sur le sens de ce qui est arrivé.

A ces questions s’en ajoutent d’autres encore qu’il faut également examiner dans leur spécificité : il y a ainsi la question de savoir ce qui fait d’un événement qui s’est produit un mal (ce que Dalferth appelle la question de la détermination). Il y a également la question de ce que l’on entend véritablement quand on parle de mal (c’est là la question de la compréhension).

En bref, face au mal, il n’y a pas seulement place pour des questions qui relèvent de l’objectivité et qui cherchent des explications au mal qui s’est produit. Il se pose également des questions qui concernent le sens et l’orientation que peut prendre l’existence de celui qui est touché par le mal.

En revenant sur la question de la détermination, Dalferth remarque que ce dont un être humain peut faire l’expérience n’est expérimenté comme mal que là où est pris en considération le jugement qui qualifie ce qui est arrivé de mal. Et il faut prêter attention ici à deux aspects : ce qui a été expérimenté peut faire l’objet d’un jugement / d’une appréciation objective d’une part (par exemple : il s’agit d’une infection virale) et d’un jugement de valeur d’autre part (par exemple : cette infection est terrible). Il faut également distinguer entre l’appréciation portée par les personnes directement touchées sur ci leur est arrivé et l’appréciation portée par des personnes « extérieures ». Cette dernière distinction s’applique aussi bien aux jugements objectifs qu’aux jugements de valeur.

Quand on veut se confronter au phénomène du mal, il importe de distinguer ces différents aspects. Comme on l’a vu, il convient en particulier de distinguer entre l’explication d’un événement qui peut être source de souffrance et le fait de tenir cet événement pour un mal. On notera toutefois que, pour être en mesure de s’orienter suite à un mal subi, il semble nécessaire de disposer à la fois d’un savoir explicatif et d’un savoir interprétatif. De même, il faut également opérer une distinction entre la perspective développée par la personne concernée / touchée par un mal et la perspectives de tiers : c’est une chose que d’être atteint directement par un mal et c’en est une autre que de décrire ce mal ou d’y réfléchir. Et il est certainement nécessaire d’opérer une clarification quand des personnes « étrangères » / non concernées directement voient comme un mal ce que des personnes directement concernées ne considère pas nécessairement comme tel (voir l’exemple historique de l’esclavage).

Pour ces raisons, essayer de comprendre le mal ne s’épuise pas dans la considération de faits mais a également à voir avec un jugement porté sur ces mêmes faits (jugement porté en fonction de normes et de manières différentes de concevoir l’existence humaine).

Il faut se rappeler, de plus, que lorsque que quelque chose est qualifié de mal, ceci signifie que ce quelque chose n’aurait pas dû / ne devrait pas être, qu’il aurait dû / qu’il devrait être évité, corrigé, surmonté. Et, face à la réalité du mal, se pose alors la question de savoir comment la réalité du mal pourrait être évitée.

II. La contingence du mal

1. La contingence ontologique

Le problème qui se pose ici est celui de « la contingence » du mal. Ce terme de contingence pose problème dans la mesure où il fait l’objet de différentes définitions. Habituellement, la contingence est définie comme une modalité de l’être ou de propositions. Dans ce contexte est désigné comme contingent :
   1) ce qui n’est pas nécessaire
   2) ce qui est à la fois non nécessaire et possible
   3) ce qui est réel mais pourrait aussi ne pas l’être.

En fonction de cette troisième définition, qui rejoint celle de Leibniz, ce qui est contingent se distingue d’un simple possible du fait qu’il est réel. Le contingent se distingue encore du nécessaire du fait qu’il aurait pu ne pas être, alors même qu’il est réel. On peut donc dire que quelque chose n’est contingent que s’il n’est ni nécessaire ni impossible ou encore que s’il est réel d’une manière telle qu’autre chose aurait également pu être réel à sa place.

Si l’on comprend la question de la contingence du mal dans cette perspective, alors les maux, c’est-à-dire les différentes concrétisations du mal, ne sont pas contingents :
   1) s’ils sont nécessaires d’un point de vue métaphysique
   2) s’ils sont nécessaires physiquement ou naturellement
   3) s’ils sont nécessaire d’un point de vue téléologique.

Mais, de même que l’on a pu admettre qu’il existait des maux considérés comme nécessaires de ces trois points de vue, on doit aussi admettre, en fonction de ces même trois points de vue, qu’il existe aussi des maux contingents. Autrement dit, dans le monde tel qu’il est, il y a des maux qui n’auraient pas dû être réellement mais à la place desquels quelque chose d’autre aurait pu être.

2. La contingence phénoménologique

Du point de vue de la contingence phénoménologique, et non plus d’un point de vue simplement ontologique, les maux apparaissent toujours comme de maux,
   1) se rapportant à quelqu’un
   2) se produisant par le biais de quelque chose
   3) qui le sont en fonction d’un sens particulier attribué au terme de mal.

Et il s’agit dès lors de distinguer deux perspectives différentes : c’en est une que de décrire ce qui est un mal pour quelqu’un dans un contexte de vie particulier et c’en est une autre que d’élaborer une théorie du mal et de présenter ce qui doit être entendu sous le terme de mal (comme le font de nombreuses constructions théologique et philosophiques). En fait ces constructions manquent quelque chose de décisif  en semblant négliger le fait que ce qui est expérimenté comme mal l’est par des êtres humains placés dans des situations concrètes. Or, là où il y a du mal, il y a quelqu’un qui souffre. Et dans la mesure où cette souffrance est considérée comme un mal, on peut dès lors distinguer trois aspects du mal :
   1) il s’agit d’un événement qui inflige de la souffrance
   2) il y quelqu’un qui souffre (une victime)
   3) il y a un jugement portée sur cette souffrance et qui la qualifie de mal.

De ces différents constats il résulte que :
   1) s’il n’y avait pas de vie, il n’y aurait pas non plus de mal
   2) une vie dans laquelle personne ne souffre est une vie sans mal
   3) une vie dans laquelle la souffrance n’est pas éprouvée comme un mal est une vie où il n’y a pas de mal (même si la souffrance peut y être présente).

Et il y a dès lors trois moyens de mettre fin à la réalité du mal :
   1) en mettant fin à la vie (solution radicale !)
   2) en améliorant les conditions de vie de manière à mettre fin à la souffrance (solution culturelle)
   3) en comprenant la souffrance autrement que comme un mal (solution herméneutique).

On notera que ces trois manières d’aborder la question de la fin / de la suppression du mal peuvent être mises en relations avec trois « scénarios eschatologiques » :
   1) un monde sans vie ( !)
   2) un monde dans lequel il y aurait bien une vie, mais une vie sans souffrance
   3) un monde dans lequel la souffrance ne serait plus éprouvée comme un mal.

III. Dieu et le mal : le problème du mal dans le théisme analytique

1. Le problème de la théodicée

Le problème de la théodicée peut être défini comme le problème que posent la réalité et l’expérience du mal dans le monde à la foi en un Dieu parfaitement bon, omniscient, tout-puissant et créateur de ce monde. La réalité du monde dans le monde ne met-elle pas en cause la toute-puissance, l’omniscience et la bonté parfaite de Dieu ? Autrement dit, la réalité du mal dans le monde ne met-elle pas en question la conception que l’on se fait habituellement de Dieu ?

2. L’argument standard

Il s’agit en fait de l’argument qui aboutit à la négation de Dieu. Cet argument prétend qu’il est impossible, d’un point de vue logique, de tenir simultanément pour vraies les deux affirmations suivantes :
   1) Dieu est tout-puissant, omniscient et totalement bon
   2) il y a de la souffrance et du mal dans le monde.

L’argument logique se laisse formuler de la manière suivante :
   1) si Dieu existe alors le mal n’existe pas
   2) le mal existe
   3) ergo, il n’y a pas de Dieu (au sens d’un Dieu tout-puissant, omniscient et totalement bon.

3. L’argument standard élargi

Afin de contester l’argument standard, il semble possible de se demander si Dieu ne pourrait avoir de bonnes raisons pour autoriser certains maux. Pour exclure cette possibilité, il faut donc élargir l’argument standard de la façon suivante :
   1) si Dieu existe alors le mal n’existe pas
   2) Dieu est tout-puissant / omniscient / totalement bon
   3) le mal existe
   4) il n’est pas logique qu’un Dieu tel qu’il est défini en    2) puisse avoir une raison suffisante pour autoriser le mal
   5) ergo, Dieu n’existe pas.

4. Contre-arguments apologétiques

Il y a trois réactions possibles à cet argument standard élargi :
   1) le rejet total : Dieu peut très bien avoir des raisons (des raisons qui nous échappent) d’autoriser certains maux. Dalferth qualifie cet argument de faible.
   2) la défense : il peut y avoir des raisons possibles (et qui peuvent faire l’objet d’investigations) pour que Dieu autorise certains maux.
   3) la théodicée : Dieu a effectivement des raisons d’autoriser certains maux et ces raisons seraient effectivement accessibles soit par le biais d’une révélation soit par le sens commun (Dalferth considère que cet argument émet des prétentions exagérées).

Ceux que l’on appelle les théistes analytiques vont plutôt se rallier à l’argument dit de « la défense » en se rattachant plus particulièrement à l’argument du meilleur de tous mondes possibles :
   1) Dieu, en tant qu’être tout-puissant / omniscient / totalement bon n’aurait pas voulu autre chose que créer le meilleur des mondes parmi tous les mondes possibles
   2) le meilleur des mondes inclut le mal comme l’un de ses composants auquel il n’est pas possible de renoncer d’un point de vue logique.

L’idée centrale de cette argumentation est que ‘on peut en montrer la vérité à l’aide de la règle de la consistance. Et c’est au philosophe américain, Alvin Plantinga que l’on doit la construction argumentative la plus connue dans ce contexte :
   1) Dieu a créé un monde possible dans lequel il y a des êtres libres
   2) certains de ces êtres sont responsables pour l’existence de maux (maux moraux et maux actuels) dans ce monde
   3) il n’était pas au pouvoir de Dieu de créer des êtres libres de sorte qu’il y eut dans le monde meilleure balance entre le bien et le mal que celle qui existe dans le monde qu’il a créé
   4) en définitive, le bien surnaturel de l’existence de Dieu, lié au bien naturel et moral que l’on trouve dans le monde, l’emporte sur tous les maux de ce monde.
En d’autres termes, si le monde créé par Dieu n’est pas un monde optimal il n’en est pas moins le meilleur de tous les mondes possibles.

5. Une victoire à la Pyrrhus sur le plan argumentatif

L’argumentation développée par le théisme analytique laisse certes entendre que la foi en Dieu n’est pas rendue impossible par la présence du mal dans le monde. Mais elle ne fournit toutefois qu’une faible consolation aux personnes victimes de souffrances dans leur vie. Elle est également insuffisante dans la mesure où elle est incapable de témoigner du souci de Dieu pour chaque existence individuelle, et ceci quand bien même cette argumentation prétend précisément que Dieu a voulu créer des êtres libres. De fait le théisme analytique ne parvient pas à donner de réponse aux interrogations existentielles suscitées par la réalité du mal dans la vie de celles et ceux qui en sont victimes.

IV. Passer du mal à Dieu : espérer en Dieu en regard du mal

1. Croire et espérer

Il est un fait que les victimes de maux / de souffrances ne se soucient en général pas de la question de la compatibilité entre ce qui leur arrive et le Dieu du théisme analytiques. Si des victimes du mal se tournent vers Dieu, c’est plutôt pour protester contre lui ou pour chercher du secours auprès de lui.

L’espérance mise ainsi en Dieu ne relève pas d’abord d’une disposition cognitive : espérer en Dieu ce n’est pas croire, avec plus ou moins de certitude, quelque chose sur Dieu. Espérer en Dieu, cela signifie plutôt conduire sa vie en mettant sa confiance en Dieu et en comptant avec lui aussi bien dans la vie que dans la mort.

Ce que les croyants espèrent c’est que Dieu est à même de sauver chacun de sa détresse / misère, et ceci non pas sur la base de ce que chacun est mais bien sur la base de ce que Dieu a lui-même promis de faire. Autrement dit, l’espérance des croyants se fonde sur la volonté exprimée par Dieu de tenir ses promesses ou, comme l’exprime Dalferth, sur « le caractère de Dieu » lui-même.

Mettre sa confiance dans ce caractère de Dieu ne s’appuie pas sure une évidence accessible  à tous mais s’inscrit dans une histoire (dont témoignent les traditions bibliques) au cours de laquelle s’élabore une compréhension particulière de Dieu. Et cette compréhension de Dieu qui se construit dans la rencontre / la confrontation avec le mal, la souffrance, l’injustice reste précaire / fragile.

2. Clarification de l’idée de Dieu
Il n’en reste pas moins vrai que la présence du mal que doivent endurer des innocents oblige plus particulièrement à clarifier la compréhension de Dieu qui sous-tend la pratique religieuse. Mais pour ce faire, il importe de trouver une autre voie que celle du théisme analytique. Et Dalferth invite, dans ce contexte, à porter une attention particulière à ce qu’il appelle à des « expériences paradigmatiques » rapportées dans la Bible. C’est à travers ces « expériences » que va se décider si Dieu est digne de confiance, si l’on peut compter sur lui au temps de la détresse.

Deux récits bibliques notamment présentent des illustrations de ces expériences de vie cruciale dans lesquelles se manifeste si, en dépit de toute expérience, Dieu reste tout de même digne de confiance ou s’il faut l’oublier en tant que réalité permettant de donner sens à sa propre vie. On constatera dans ces deux récits que ce n’est pas d’abord l’être humain, le croyant, qui cherche à donner une réponse à ses propres interrogations en réfléchissant par exemple à qui peut bien être Dieu et aux raisons qui peuvent l’amener à agir de telle ou telle manière. En réalité, ces récits visent à montrer que c’est Dieu lui-même qui manifeste si l’on peut lui faire confiance ou pas.

2.1. Le silence d’Abraham

Dalferth examine d’abord le récit de Genèse 22 dans lequel Dieu exige d’Abraham à qui il a promis de faire de lui un peuple innombrable qu’il lui sacrifie son fils, seul garant de la réalisation de la promesse divine.

Le conflit dans lequel est placé le patriarche n’est pas réglé de manière argumentative mais bien par le fait qu’Abraham agit et oblige ainsi Dieu à faire un choix : soit il laisse faire Abraham (la question de Dieu se règle alors d’elle-même), soit il lève toute ambiguïté dans sa relation à Abraham et se montre fidèle à ses promesses (et c’est bien là la solution choisie par le récit !).

Le récit montre ainsi que c’est moins Abraham qui est mis à l’épreuve que Dieu lui-même : soit Dieu choisit de sortir de la vie de son peuple soit il tient les promesses qu’il lui a faites.

Dans ce récit, ce que l’expérience humaine semblait conduire à considérer comme une possibilité, est en réalité exclu par Dieu comme une impossibilité. L’expérience humaine se voit ainsi dénier le droit de se faire juge de Dieu : s’il y a un Dieu, celui-ci ne peut pas révoquer ces promesses. Dieu n’est pas dissociable de ses promesses et il ne permet pas qu’on le « joue » contre ses promesses.

2.2. Le cri de Jésus à l’heure de sa mort

Ce que Genèse 22 opère dans la tradition juive, les récits de la mort de Jésus dans les Evangiles, en particulier dans les Evangiles selon Matthieu et selon Marc, le font dans la tradition chrétienne : dans ces deux Evangiles, Jésus, au moment de sa mort, exprime son abandon et son désespoir dans un cri provenant du Psaume 22 « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?).

Et ce sont les disciples qui, après avoir été convaincus de sa résurrection, qui commenceront à comprendre la mort de leur maître non pas comme un échec mais bien comme une attestation de l’amour du Dieu faisant toutes choses nouvelles. Ce qui représentait la fin de toute espérance en l’amour de Dieu devient alors pour les disciples l’attestation ultime de cet amour.

A la lumière des deux récits évangéliques, il devient impensable que Dieu puisse ne pas tenir ses promesses, qu’il puisse ne pas être un Dieu d’amour sur lequel on peut compter au temps de la détresse.

3. La liberté de Dieu, variations de sens
Dès lors, dire que Dieu est bon ce n’est pas seulement dire que Dieu est le contraire du mal. Cela signifie aussi que Dieu sauve son peuple du mal et qu’il s’engage à ne pas cesser de le faire. Cela signifie encore que Dieu l’emporte sur le mal –et donc, d’un point de vue théologique, que le mal représente tout ce qui est vaincu par Dieu– et ceci non pas en faisant en sorte que le mal n’ait pas lieu ou qu’il soit écrasé par des maux plus grands encore, mais bien plutôt en créant du mal à partir du mal.

Ce qui est décisif ici c’est que la bonté de Dieu se manifeste fondamentalement dans le combat qu’il mène contre le mal (si c’est là ce que l’on retrouve dans la compréhension biblique de Dieu, on notera que ceci se retrouve également dans d’autres religions).

4. Compréhensions anthropocentriques et théocentriques du monde

Il convient ici de revenir à ce que Dalferth désignait par la contingence phénoménologique du mal, à savoir que le mal est toujours perçu comme tel par quelqu’un : ce qui est un mal pour moi ne l’est pas nécessairement pour d’autres. Il devient ainsi possible de dire que ce qui est mal pour nous ne l’est pas nécessairement pour Dieu.

Dans un sens anthropocentrique, le mal est ce qui porte atteinte à une personne alors que, dans un sens théocentrique, le mal désigne tout ce qui occasionne de la souffrance en Dieu (c’est-à-dire tout ce qui est contraire à sa volonté et qui contredit ce qu’il a en vue pour assurer une bonne vie aux humains).

Ces deux sens ne coïncident pas nécessairement :
   1) ce qui contredit la volonté de Dieu, ce n’est pas seulement ce qui porte atteinte aux humains ; ce peuvent être également des comportements qui s’avèrent moralement irréprochables d’un point de vue humain.
   2) pareillement toute souffrance humaine ne contredit pas la volonté de Dieu, mais uniquement la souffrance qui sépare l’être humain de Dieu et qui rend aveugle à la bonté de sa présence.

Cette asymétrie entre perspective anthropocentrique et perspective théocentrique interdit dès lors un certain nombre de conclusions : c’est ainsi que dire que Dieu l’a emporté sur le mal n’autorise pas à affirmer qu’il ne peut plus y avoir de mal pour nous. De même il n’est pas possible de dire qu’il n’est pas vrai que Dieu a vaincu le mal –ce mal qui nous sépare de Dieu– si nous endurons toujours encore le mal dans notre vie.

Autrement dit, cette asymétrie de perspective nous interdit de tirer la conclusion selon laquelle il serait faux d’affirmer que Dieu a vaincu le mal si nous continuons à endurer le mal dans notre vie. De fait ce n’est pas ce que nous éprouvons comme mal qui définit ce qu’est le mal pour Dieu. C’est la seule volonté de Dieu qui décide de ce qui est mal pour lui.

Se pose alors la question de ce qu’il en est réellement de la volonté de Dieu. Comment pouvons-nous connaître ce que Dieu veut à l’égard de sa création ? On se gardera ici de comprendre cette volonté dans un sens moral ou juridique (ce qui aboutirait à une perception moralisante –et par là erronée– du mal). On ne peut parler sensément de la volonté de Dieu que si l’on se souvient qu’elle se donne à connaître dans des textes qui veulent être compris avant tout comme un don que Dieu fait aux siens, un don qui définit les lignes fondamentales devant permettre une vie humaine bonne et juste, une vie en communion avec Dieu et avec autrui. Dès lors le mal n’est pas ce qui viendrait contredire un commandement particulier de Dieu mais bien ce qui obscurcit le don de Dieu, ce qui veut séparer de Dieu.

Et c’est dire encore une fois que Dieu l’emporte sur le mal non pas en écartant / en éliminant tout ce qui est mauvais pour nous mais bien en faisant en sorte que même ce qui constituerait le plus grand mal à nos yeux ne puisse nous séparer de lui. Ceci signifie que, quand bien même le mal pour nous subsiste sous forme de souffrances et de maux divers, le dernier mot sur notre vie n’appartient pas à ce qui apparait comme un mal à nos yeux mais bien à Dieu et à ce qu’il fait advenir.

On peut dire ainsi que, dans la perspective chrétienne, le mal apparait comme quelque chose que Dieu a vaincu de telle manière qu’aucun mal dans notre vie ne saurait nous séparer de lui. Ainsi le mal qui peut se produire dans toute existence humaine n’est pas nié ; il n’est pas non plus minimisé. Mais, désormais l’accent est déplacé sur le fait que Dieu se confronte à cette réalité du mal et qu’il est à même d’en faire advenir du bon.

En résumé, la conception théologique du mal, telle qu’on la trouve dans les écrits bibliques ainsi que dans d’autres traditions religieuses, n’est pas autre chose qu’une présentation de l’action de la grâce de Dieu.

V. Conclusion

1. Première remarque : de l’importance de la contingence phénoménologique du mal

Les manières habituelles de traiter du problème de la théodicée ignorent la contingence phénoménologique du mal, et plus particulièrement la distinction entre ce qui est mal pour les êtres humains et ce qui mal pour Dieu. Elles ne parviennent ainsi pas à mettre en évidence que ce à quoi Dieu vient mettre fin ce n’est pas à la réalité des souffrances mais bien à la capacité de ses dernières à rendre impossible aux êtres humains une vie en communion avec leur Créateur.

2. Deuxième remarque : engager le combat contre le mal

La promesse faite par Dieu à ses créatures ne dit pas que les maux endurés par les humains vont cesser d’exister ; mais elle dit que ses maux ne pourront plus séparer ceux qui les subissent de la présence créatrice de l’amour de Dieu. Cette certitude permet aux humains d’engager le combat contre le mal, quand bien même il serait illusoire de penser être capable de l’éliminer radicalement. Cette certitude permet par ailleurs aux humains de ne pas considérer le mal comme la réalité ultime et seule à déterminer l’existence humaine.

3. Troisième remarque :

La réflexion susceptible d’être menée par la philosophie de la religion sur le mal ne visera pas à expliquer le mal : elle examinera plutôt comment la manière de comprendre sa propre vie, lorsqu’elle est atteinte par des maux, peut se modifier là où la confiance et l’espérance en Dieu viennent se substituer au désespoir.

Mais ici encore, il faut savoir bien distinguer : la prière, la pratique religieuse ne sauraient remplacer les mesures médicales, juridiques, politiques, sociales, ou autres, visant à endiguer et à combattre la masse des maux qui s’en peuvent s’en prendre à l’existence humaines. Elles offrent une espérance et une consolation qui ne visent certes pas à démontrer que ce qui est privé de sens aurait en définitive tout de même un sens, mais qui a le pouvoir de modifier, en dépit de tout, le point de vue de celui qui s’y attache sur sa propre souffrance. Autrement dit cette espérance ouvre à celui qui s’attache une possibilité de vivre qui, face à un mal privé de sens ou une souffrance absurde, a le souci aussi bien de la dignité que du respect dû à la détresse d’autrui.

Philippe Nicolet     

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