Supposons un discours qui expose trois idées, A, B, C. Deux cas au moins peuvent se présenter : (i) l'une d'elles contient les deux autres à titre de conséquences; c'est l'idée principale, ou fondamentale, et les deux autres lui sont subordonnées; (ii) les trois idées sont posées dans le discours l'une après l'autre pour des raisons indépendantes : aucune d'elles n'implique les autres.
La doctrine chrétienne est caractérisée par la présence de trois dogmes majeurs, le dogme de la Création, le dogme de l'Incarnation de Dieu en Jésus-Christ et le dogme du Saint-Esprit (inspirateur de l'Eglise). Ces trois dogmes s'expriment dans les trois articles du Symbole des Apôtres. Si on admet que ces trois dogmes sont des idées, on peut se demander si la doctrine chrétienne est de type (i) ou de type (ii).
(1) Si on centre l'attention sur A et B (l'idée de la Création et l'idée de l'Incarnation) et si l'un d'eux est principe, et l'autre conséquence :
1.1. Si on pose l'idée de la Création comme principe, en résulte-t-il comme conséquence l'idée que Dieu s'incarne en Jésus-Christ quelque temps après ?
1.2. Si on pose l'idée de la Création comme principe, le fait-on par décret ou bien doit-on s'en expliquer ?
1.3. Si on pose l'idée de la Création comme principe et si on s'en explique à partir de ce que l'on observe dans le monde, faut-il s'attendre à ce que l'explication soit satisfaisante ?
1.4. Si on pose l'idée de l'Incarnation comme principe, en résulte-t-il l'idée que Dieu a créé le monde ?
1.5. Si on pose l'idée que Dieu s'est fait homme en Jésus-Christ comme principe, en résulte-t-il l'idée qu'il n'est pas le Créateur ?
1.6. Si on pose l'idée de l'Incarnation comme principe, le fait-on par décret ou bien doit-on s'en expliquer ?
1.7. Si on pose l'idée de l'Incarnation comme principe, de quoi pourrait-on bien faire état pour s'en expliquer ?
(2) Si maintenant on considère la série des trois idées, A, B et C, correspondant aux trois dogmes, simplement posés l'un après l'autre :
2.1. Serait-il déplaisant de découvrir une contradiction dans les contenus de la série ?
2.2. Si on s'explique sur la raison pour laquelle on pose A, doit-on aussi s'expliquer sur les raisons pour lesquelles on pose ensuite B et C ?
2.3. Si on ne s'explique pas sur les raisons pour lesquelles on pose A, B et C, quel genre de relation vise-t-on à instaurer avec le peuple des fidèles ?
2.4. Si on coiffe la série par l'idée que Dieu a changé (jadis Créateur, plus tard incarné, et maintenant dans l'Eglise), a-t-on trouvé une bonne idée ?
1. Leibniz (1646-1716) posait que notre monde est le meilleur des mondes possibles. Il avait posé la preuve que Dieu existe et il raisonnait de la manière suivante : par son intelligence infinie, Dieu a examiné dans leurs moindres détails tous les mondes possibles; par sa bonté infinie, il a choisi le meilleur, et par son infinie puissance il l'a créé. Tout, dans notre monde, est donc harmonisé de la meilleure manière possible, tout a sa raison d'être, sa raison suffisante. Toutefois, compte tenu de la finitude de notre intelligence, nous ne pouvons pas dans tous les cas connaître cette raison.
1.1. Si notre intelligence est finie, comment s'y prend-elle pour se prononcer sur l'infinie intelligence de Dieu, sur son infinie bonté et sur son infinie puissance ?
1.2. Quand on se prononce sur ce que Dieu était et faisait avant de créer le monde, parle-t-on de Dieu lui-même ou seulement de l'idée que nous essayons de nous en faire ?
1.3. Si on s'efforce de penser que Dieu a tout créé, peut-on éviter d'essayer de dire ce que Dieu était et faisait avant de créer ?
1.4. Si on renonçait au principe de raison suffisante, en résulterait-il que nos explications sont toujours insuffisantes ?
2. De l'idée de l'harmonie universelle résulte pour nous, selon Leibniz, le devoir d'aimer Dieu. Or aimer Dieu, c'est approuver sans réserve ce qu'il a fait, c'est-à-dire, approuver sans réserve la réalité : nous avons à vivre dans la joie, non pas dans la révolte non plus que dans la résignation.
2.1. Est-il correct de dire que l'idée que nous nous faisons du monde, par exemple qu'il est la Création, est indissociable de l'attitude que nous adoptons dans le monde ?
2.2. Si on laisse tomber l'idée de l'harmonie universelle, peut-on se trouver une autre raison de vivre dans la joie ?
3. De l'idée de l'harmonie universelle résulte, selon Leibniz, l'idée que chacun de nous a été prévu et voulu à sa place dans le monde. Chacun de nous est ainsi irremplaçable.
3.1. Si on laisse tomber l'idée de l'harmonie universelle, peut-on se trouver une autre raison de reconnaître à chaque individu une valeur unique et irremplaçable ?
4. Si Dieu a prévu et voulu chacun de nous, à sa place, il a aussi prévu et voulu ce qui va arriver à chacun, ce qu'il va faire et penser jusque dans les moindres détails. Or chacun de nous a conscience d'être responsable de ses pensées et de ses actes. Ce que Dieu a prévu et voulu est donc précisément que chacun de nous soit libre et responsable.
4.1. Est-il quelque peu ardu de concevoir que chacun est intégralement programmé et cependant libre et responsable ?
4.2. Débloquerait-on quelque peu la situation si l'on disait que le point de vue de l'homme ne peut pas être le même que celui de Dieu ?
4.3 Et s'en tirerait-on encore un peu mieux en soulignant que tout ce que peut dire l'homme est forcément l'explicitation de son propre point de vue ?
***
1. Si on se représente, sur la ligne du temps, le début, le milieu et la fin de l'histoire, on peut se demander si le début et la fin de l'histoire font partie de l'histoire.
1.1 Si on admet que les choses allaient vraiment bien au début, qu'elles iront vraiment bien, à nouveau, à la fin, mais que dans l'intervalle, ça pourrait aller mieux, a-t-on tendance à penser que le début et la fin de l'histoire font partie de l'histoire ?
1.2. S'ils ne font pas partie de l'histoire, s'agit-il alors d'un produit de l'imagination ?
1.3. S'ils font partie de l'histoire, sont-ils impliqués par ce que nous y constatons actuellement ?
1.4. Si la réalité est actuellement conflictuelle, trouve-t-on une intéressante incitation à la joie dans l'idée qu'elle ne l'était pas au début ni ne le sera à la fin ?
2. Tout allait pour le mieux, au début, au moment de la Création, et il continue d'en aller ainsi en dépit des apparences s'il faut en croire Leibniz. Et tout ira pour le mieux à la fin, au moment de la Révolution, quand le prolétariat aura pris le pouvoir, s'il faut en croire Marx.
2.1. Comment se fait-il que si l'on en croit Leibniz, on ne puisse pas en croire Marx, et inversement ?
2.2. Si l'on cherche à contempler la Création, est-ce pour souligner à quel point les choses vont mal maintenant, ou plutôt à quel point elles vont bien en dépit de ce que l'on croit habituellement ?
2.3. Si l'on cherche à contempler la venue du Royaume à la fin des temps, est-ce pour éviter de regarder ce qui se passe maintenant ?
3. On a dit quelquefois que l'apparition de l'Evangile dans l'histoire, par la prédication de Jésus, a été un événement.
3.1. Si ce fut un événement dans l'histoire, sa conséquence dans l'histoire a-t-elle été d'encourager la contemplation de la Création, ou alors la contemplation de la venue du Royaume à la fin des temps ?
3.2. Si ce fut un événement dans l'histoire, sa conséquence a-t-elle été que les choses allaient ensuite beaucoup mieux dans le monde ?
3.3. Si ce fut un événement dans l'histoire, avons-nous affaire à ses conséquences aujourd'hui encore ?
3.4. Si ce fut un événement dans l'histoire, est-il possible que c'en soit encore un pour nous ?
4. Certains ont dit que l'événement de l'Evangile nous concerne, aujourd'hui encore.
4.1. Si l'événement nous concerne, en résulte-t-il une opinion assez déplaisante à propos de ce qui le précède ?
4.2. Si l'événement nous concerne, en résulte-t-il une opinion assez originale en ce qui concerne l'allégresse dans l'histoire ?
1. Le théisme de Leibniz prétend que le monde est la création du Dieu tout-bon et tout-puissant, mais il reconnaît que ce ne nous est pas toujours évident.
1.1. Si on cherche à faire valoir l'idée de la Création, faut-il avouer que l'on a un problème?
1.2. Est-ce une bonne idée, si l'idée de la Création est en crise, de chercher à faire admettre, avec Swinburne, que c'est malgré tout une bonne explication ?
1.3. Si on reconnaît que l'idée de la Création est en crise, faut-il la rejeter comme inacceptable, ou bien la laisser en suspens dans l'attente de voir si, peut-être, on la retrouvera sur un autre chemin ?
2. La doctrine chrétienne pose d'abord la Création, ensuite l'Incarnation.
2.1. Si la doctrine chrétienne fait état de l'Incarnation de Dieu en Jésus-Christ après avoir posé le dogme de la Création, indique-t-elle un chemin pour sortir de la crise dans laquelle on se trouve quand on commence avec la Création ?
2.2. Si on s'intéresse à l'Evangile après avoir passé par le piège de la Création, s'y intéresse-t-on de la même manière que si on n'y avait pas passé ?
2.3. Si on fait état de l'événement de l'Evangile, le désigne-t-on comme un événement par rapport au piège de la Création ?
3. La doctrine chrétienne pose l'Incarnation après la Création, et le Saint-Esprit après l'Incarnation.
3.1. Quand la tradition pose que Dieu s'est incarné en Jésus-Christ, comprend-on de quoi elle parle ?
3.2. Si on ne comprend pas, est-il adéquat de reconnaître que l'on n'y arrive pas ?
3.3. Si l'on n'arrive pas à comprendre l'Incarnation, faut-il la rejeter comme inacceptable, ou bien la laisser en suspens dans l'attente de voir si, peut-être, on la retrouvera sur un autre chemin ?
3.4. Si la doctrine pose le Saint-Esprit après l'Incarnation, est-ce pour indiquer le chemin qui permet de sortir du piège de l'Incarnation ?
3.5. Le Saint-Esprit nous ferait-il sortir du piège s'il visait à nous faire admettre ce que l'on ne peut pas comprendre ?
3.6. Si, pour tenter de s'en sortir avec le dogme de la Trinité, on admet le schéma de l'histoire de Dieu, qui se serait manifesté comme Créateur, jadis, qui se serait incarné ensuite, et qui se manifesterait désormais comme Saint-Esprit, partout à l'oeuvre dans l'évolution de ce que pensent les gens, a-t-on trouvé le chemin qui permet de sortir du piège de l'Incarnation ?
Pierre-André Stucki
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