Claude Petitpierre
Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aimerais mentionner que je ne suis pas un spécialiste du domaine. C’est le hasard qui a fait que lors d’une commande de livres auprès des Presses polytechniques et universitaires romandes, le site que j’utilisais m’a proposé un troisième livre gratuit et parmi ceux-ci le livre que je vais présenter. Plus tard lors d’une discussion sur ce que nous pouvions présenter dans le cadre prévu pour cette saison à Crêt Bérard, j’ai mentionné ce livre, que je venais de lire et il a été accepté.
Ce livre présente l’histoire des composés chimiques psychédéliques dans le domaine psychiatrique et scientifique, pas des hippies, et correspond donc bien au thème des discussions de cette saison.
Je précise aussi que s’il semble que le LSD et la psilocybine n’entraîne pas la dépendance comme la cocaïne, la cueillette et la consommation des champignons hallucinogènes, qui contiennent un de ces composés, et que l’on trouve dans le Jura, sont interdites. Par contre les usages thérapeutiques, interrompus pendant une vingtaine d’années, ont repris, vu leurs résultats exceptionnels.
Les substances psychoactives (alcool, extraits de champignons…) existent depuis des milliers d’années. Ce n’est pas sans raison que le vin est si souvent cité dans la Bible et des siècles avant que les Espagnols arrivent au Mexique, les Aztèques mangeaient déjà des champignons (les psilocybes) ainsi que des graines de la famille des volubilis, qui contiennent un alcaloïde proche du LSD, pour avoir des hallucinations. Ils appelaient ces champignons « la chair des dieux » et lorsque l’église catholique romaine arriva dans ces lieux, au XVII siècle, elle se dépêcha naturellement de les condamner, l’Eucharistie étant loin de pouvoir régater avec les effets du champignon (p.116). Le champignon est ainsi resté caché jusqu’aux années 1950. Je vais y revenir, mais passons d’abord à un autre composé.
En 1938 Albert Hoffman, qui travaillait dans l’entreprise Sandoz avait pour mission de synthétiser chacun des alcaloïdes contenus dans l’ergot du seigle dans l’espoir de trouver un médicament permettant de stimuler la circulation du sang. Cinq ans plus tard, il est revenu sur la vingt-cinquième molécule étudiée, nommée LSD-25 (Lysergsäurediethylamid) et dont la structure l’intriguait et lui plaisait. Lors des manipulations, il a été légèrement contaminé et a eu des sensations très inhabituelles. De retour chez lui, il s’est allongé sur son sofa et a pu jouir d’un spectacle inouï de formes et de couleurs formées dans son esprit. Quelques jours plus tard, il en a ingéré une quantité qu’il supposait être petite, mais qui s’est révélée très active. Il est rentré chez lui après avoir demandé à son assistant d’appeler un médecin. Ce dernier n’a pas constaté d’anomalie dans les signaux vitaux, mais Hofmann a fait le premier bad trip connu. Il a pensé mourir, il a vu un démon pénétrer dans son corps et le mobilier prendre des formes grotesques. Pourtant, lorsque les effets les plus puissants se sont dissipés, il a éprouvé une sensation de plénitude, comme si le monde avait été recréé, tout étincelant (p. 15, 35).
Hoffman est revenu de son « voyage » convaincu que la molécule pourrait jouer un rôle majeur en médecine et en psychiatrie, sans soupçonner son rôle récréatif (quoique…) et le mauvais tour qu’allait jouer ce rôle.
Nous allons maintenant nous intéresser à R. Gordon Wasson. Ce dernier est banquier, mais il s’intéresse aux champignons, en particulier ceux qui sont utilisés dans les cérémonies religieuses. Ceux qu’on trouve en Russie d’abord, puis, suite à un article d’un mycologue réputé, il part en Amérique centrale pour trouver le fameux champignon des Aztèques. Après quelques voyages, il réussit, en 1955, à participer à une cérémonie dans laquelle il va ingurgiter quelques-uns de ces champignons (p.117). Dans les hallucinations induites par cette ingestion, il voit alors des jardins, des palais et autres extravagances qui le ravissent.
De retour de son voyage en Amérique centrale, avec beaucoup de champignons dans ses bagages, il organise des cérémonies dédiées au champignon et publie un article dans le magazine Life, qui sera lu par des millions de lecteurs. En 1958, il envoie un de ces champignons à Hoffmann, qui en synthétisera des composés. Hoffmann baptisera ces composés psilocybine et psilocine, (nom du champignon : psilocybe, du grec qui signifie « tête chauve »). (p.120). C’est cette psilocybine qui sera utilisé par la suite.
Notons en passant que tous les « touristes » (dont Bob Dylan, John Lennon et Mick Jagger) qui, suite à ces événements, ont débarqué dans le village à l’origine du champignon n’y ont pas laissé que de bons souvenirs. (p.121)
Dans les années qui suivent, les jeunes se lancent alors dans tous les excès que l’on connaît et dont certains tournent mal, bad trips, suicides, etc.
La CIA s’en empare également pour évaluer les possibilités de modifier les consciences les gens soumis à des interrogatoires ou de déstabiliser l’ennemi (p. 69). Elle est d’ailleurs accusée d’avoir participé aux fameux événements de Pont-Saint-Esprit en 1951.
En 1966, suite aux problèmes posés par les psychédéliques, notamment par les excès des jeunes et leur influence sur la politique, les psychédéliques sont interdits (p. 220). Les laboratoires Sandoz retirent le LSD‑25 du marché pour prendre de la distance par rapport à tous ces problèmes.
Les expériences ont toutefois continué à l’hôpital du Maryland à Spring Grove qui a utilisé la psilocybine pour traiter des schizophrènes, des alcooliques, des toxicomanes, des cancéreux souffrant de détresse existentielle, aussi bien que … des ecclésiastiques et des professionnels de la santé mentale, dans la plupart des cas avec d’excellents résultats.
Esalen est un institut à but non lucratif, très baba cool, fondé en 1962 par Michael Murphy et Dick Price (Wikipedia), deux diplômés de l'université de Stanford, versés dans la psychologie occidentale et la philosophie orientale. Le but de cet institut est d'explorer le potentiel humain et d’organiser des conférences, des recherches et des retraites (p. 57). Dans ce cadre, le potentiel des psychédéliques ne pouvait être ignoré et de nombreuses méthodes thérapeutiques et spirituelles y ont été développées et enseignées. Après les interdictions, l’institut a continué l’étude des états spirituels induits par des actions physiques en utilisant les effets de la respiration holotropique, une technique visant à provoquer un état de conscience psychédélique sans l’usage de drogue, mais au moyen d’une respiration profonde, rapide et rythmique, souvent accompagnée de puissantes percussions.
Certaines études sur les psychédéliques se sont donc poursuivies jusqu’en 1977 (p. 62, 66), date à laquelle les financements des études ont été supprimés.
Puis après une interruption de plus de vingt ans, ces études ont été relancées dans des institutions à buts médical ou psychiatrique. Ce renouveau été orchestré entre autres personnes par Jesse, un ingénieur travaillant initialement dans l’informatique. Dès 1990, il s’est intéressé aux psychotropes, puis s’est mis en tête de les réhabiliter. Il a alors pris contact avec l’institut Esalen, avec le centre de Spring Grove et le NIDA (National Institute on Drug Abuse) en 1994 (p. 58, 62) pour réunir les acteurs sérieux des années 60 et 70 et définir des objectifs précis tels que définir un code de déontologie, réaliser des travaux de recherche transparents et irréfutables par des praticiens irréprochables, etc.
En 1998, des expériences ont repris (p. 70, 71), avec l’aval de la FDA et la DEA (Drug Enforcement Administration) qui avait été créée par Nixon en 1973 pour contrôler l’utilisation des drogues.
Voilà pour l’histoire. Je vous laisse lire les histoires de personnages hauts en couleur, tel Paul Stamets (p. 95) le mycologue qui connaît les champignons qui font sauter la tête des fourmis, Timothy Leary (p.145, 190) qui a été professeur à Harvard où il donnait des cours avec travaux pratiques… ou Al Hubbard (p. 156, 171, 179, 185), contrebandier, puis millionnaire introduit dans tous les milieux et qui a organisé quantité de séances LSD.
Depuis les années 50, en parallèle avec l’effervescence des communautés hippies, rock et anti-establishment, la médecine et la psychiatrie étudient les effets de ces composés chimiques sur les maladies psychiques, les dépendances, les dépressions, etc., de façon sérieuse et plus d’un millier d’articles scientifiques ont été publiés avant l’interdiction de 1966 (p. 55).
Les premières expériences sur l’utilisation du LSD, étaient basées sur la considération que si le LSD produisait des effets comparables à la schizophrénie, il devait y avoir une liaison entre l’activité chimique et les troubles psychiques.
Le chercheur à l’origine des travaux sur ce produit, Humphry Osmond, a dû trouver un endroit où on l’acceptait pour conduire ses recherches (qui soulevaient quelques questions inhabituelles). Il est allé à Weyburn au Canada, où il a rencontré un psychiatre du nom d’Abram Hoffer (p. 153). Dans ce centre qui est devenu un haut-lieu de la recherche sur les psychédéliques, Osmond et Hoffer se sont donc dit qu’ils pourraient utiliser le LSD pour traiter les alcooliques en provoquant quelque chose comme un délirium tremens et donc un choc qui pourrait mener à la sobriété. Et s’il est apparu que le mode d’action n’était certainement pas celui qui était prévu, les résultats furent convaincants. Dans les dix ans qu’a durés l’expérience, ils ont administré du LSD à plus de 700 alcooliques dont la moitié sont devenus sobres et le sont restés pendant au moins plusieurs mois, beaucoup plus qu’aucune autre méthode.
Suite à ces résultats, il a bien fallu admettre que la subjectivité, les images suggérées par les guides de ces expériences était un élément important du traitement, ce qui a mis à mal l’approche purement scientifique. Celle-ci ne saurait en effet approcher de façon rationnelle la subjectivité et ces expériences ont initialement heurté les comportementalistes (tels Skinner), qui voyaient s’éloigner la perspective de renforcer leurs convictions. Ainsi, c’est bien un composé chimique qui a ramené l’intériorité chère à Freud dans le champ de la psychologie et de la subjectivité.
Les chercheurs qui s’occupaient de ces composés chimiques ont essayé d’en proposer un modèle d’action. Comme nous l’avons vu, la première utilisation de ces composés était basée sur la ressemblance entre les comportements psychotiques et ceux produits initialement par le LSD, selon un modèle appelé psychomimétique, qui s’est avéré erroné dans le traitement des alcooliques. Pour remplacer ce modèle, certains experts ont alors proposé deux autres modèles : le modèle psycholitique, et le modèle dit psychédélique (p.160).
Le terme psycholitique signifie « qui détend l’esprit ». Les thérapeutes qui suivaient le modèle psycholitique, administraient de faibles doses de LSD à leurs patients, ce qui leur permettaient de discuter avec eux de sujets difficiles et de remonter aux souvenirs enfouis, une approche qui correspondait parfaitement à la psychanalyse. Les psychanalystes obtenaient ainsi un moyen plus direct que les rêves pour atteindre l’inconscient cher à Freud (p. 161). Notons que ce modèle était également intéressant du point de vue financier pour les cabinets de Beverley Hills qui facturaient jusqu’à cinq cents dollars la séance ; avec publicité gratuite de célébrités tels que Stanley Kubrik, Jack Nicholson ou Cary Grant.
L’autre modèle est bien décrit par l’extrait du livre, repris ci-dessous :
La « thérapie psychédélique », telle que la pratiquaient Osmond et ses confrères au milieu des années 1950, consistait typiquement en une séance unique à l'occasion de laquelle le patient absorbait une forte dose, en général de LSD, et s'allongeait sur un canapé, dans un environnement confortable, en présence d'un ou deux thérapeutes peu diserts qui veillaient à le laisser évoluer selon sa propre logique. Pour limiter les distractions et encourager le voyage intérieur, on diffusait de la musique et le sujet portait un masque sur les yeux. L'objectif était de créer les conditions d'une épiphanie spirituelle, semblable à celle d'une révélation. (p. 169)
Ces descriptions correspondent bien à des expériences mystiques telles que les décrit William James (1842-1910) auteur de l’Expérience religieuse (p. 79, 81). Selon lui, une expérience mystique se reconnaît par ces quatre caractéristiques :
1) l’ineffabilité (les mots pour exprimer l’expérience manquent)
2) la réception comme une forme de connaissance (différent d’une croyance)
3) l’instabilité (ils ne durent pas très longtemps ; cependant ils sont mémorisés et peuvent être retrouvé pendant longtemps)
4) la passivité (le sujet sent sa volonté paralysée)
Je vais maintenant rapporter quelques expériences et sensations de personnes sous psychédéliques que Pollan, l’auteur, a retranscrites dans son livre. Ces exemples mettent en exergue quelques caractéristiques des effets des psychédéliques et de leur assujettissement aux conditions externes (l’environnement ou « set ») et internes (ce qu’on dit au patient ou « setting ») (p.176).
En 1962, Walter Pahnke, psychiatre et pasteur, a réuni 20 étudiants en théologie et leur a distribué différents comprimés un Vendredi Saint (nom sous lequel cette expérience est connue). Dix étudiants ont reçu un placebo et les dix autres de la psilocybine. Les étudiants sous placebo sont restés sur leur siège (à l’exception d’un qui a quand même ressenti une expérience mystique), alors que 8 des autres étudiants ont affirmé avoir vécu une puissante expérience mystique, certains prononçant des phrases comme « Dieu est partout » ou « Gloire à Dieu ». Plusieurs étudiants ont eu des crises aiguës et l’un d’entre eux s’est même enfui de la chapelle, convaincu d’avoir été choisi pour annoncer la venue du Messie (p. 56, 89).
Voici une autre expérience dont je vous lis le déroulement dans un extrait du livre :
Hubbard a été le premier à saisir l'importance cruciale du set and setting dans l'expérience psychédélique. Il a instinctivement compris que les murs blancs et la lumière fluorescente d'une salle d'hôpital aseptisée posaient problème. Il a donc aménagé la salle de traitement, l'a décorée, y a introduit de la musique, des fleurs et des diamants pour préparer les patients à une révélation mystique ou pour changer le cours d'un bad trip. Il avait coutume de montrer des tableaux de Salvador Dali et des images de Jésus ou de demander aux patients d'observer les facettes d'un diamant.
L'un d'eux, un alcoolique paralysé par une phobie sociale, se souvient d'une séance sous LSD à Vancouver durant laquelle Hubbard lui a tendu un bouquet de roses. « Il m'a dit : "Maintenant, déteste-les." Elles ont commencé à se flétrir et à perdre leurs pétales, et je me suis mis à pleurer. Puis il m'a dit : "Aime-les." Et elles sont redevenues plus éclatantes et plus spectaculaires qu'auparavant. Ça m’a profondément marqué. J'ai compris que nos relations sociales ne dépendent que de nous. Les problèmes que j'avais avec les autres ne venaient que de moi. »
Ce que Hubbard a introduit dans la salle de traitement est en réalité bien connu de tout guérisseur traditionnel. Les chamans ont compris depuis des milliers d'années que quiconque se trouve en transe ou sous les effets d'une plante médicinale puissante peut être facilement manipulé au moyen de certains mots, de certains objets ou d'une musique précise. Hubbard a intuitivement compris que le degré élevé de suggestibilité associé à un état de conscience modifié pouvait être exploité pour soigner et pour supprimer des schémas de pensée destructeurs afin de les remplacer par de nouvelles perspectives.
Notons encore que les gens qui sont passés par ces expériences se rappellent très précisément des détails pendant des années et en sont sortis transformés. Une personne ayant vécu une telle expérience avec de bons « set et setting » se sent plus ouverte. Son ego a diminué, son âme est plus riche, plus épanouie (p.81).
Voici encore un témoignage d’une personne dont le cancer ne laissait pas beaucoup de temps à vivre. Patrick Mettes, cinquante-trois ans, directeur des informations sur une chaîne de télévision, soigné pour un cancer des voies biliaires qui s’est étendu aux poumons, a eu l’occasion de suivre un traitement destiné aux cancéreux dont la perspective de survie n’était pas très élevée (p. 336). Patrick a rédigé un rapport sur son expérience juste après celle-ci. En voici quelques extraits tels que reportés dans le livre (p. 340) :
« Au début de son périple [psychédélique], Patrick a rencontré la femme de son frère, morte d'un cancer à quarante-trois ans, plus de vingt ans auparavant. « Ruth m'a servi de guide touristique, écrit-il, et n'a pas semblée surprise de me voir. Elle "portait" son corps translucide pour que je la reconnaisse [...] Cette phase de mon voyage semblait placée sous le signe du féminin. » Michelle Obama a fait une apparition. « L'énergie féminine considérable qui m'entourait m'a fait comprendre qu'une mère, quelle qu'elle soit et quels que soient ses défauts [...] ne pourra jamais ne PAS aimer sa progéniture. C'était très puissant. Je savais que j'étais en train de pleurer [...] c'est là que j'ai eu l'impression de sortir du ventre de ma mère... de naître à nouveau. Ma renaissance a été douce [...] réconfortante. » De l'extérieur ce que vivait Patrick ne semblait toutefois pas aussi paisible. Il pleurait, comme l'a noté Bossis [le superviseur], et sa respiration était bruyante. C'est à ce moment qu'il a dit, pour la première fois, « naître et mourir, c'est beaucoup de travail » et qu'il a semblé avoir une convulsion. »
Et plus loin (p.341) :
« A partir de là, l'amour est devenu le sujet unique... C'était et c’est toujours le seul objectif. L'amour semblait émaner d’un point unique de lumière... et il vibrait... je sentais que mon corps physique essayait de vibrer à l'unisson avec le cosmos... et, de façon frustrante, je me sentais incapable de danser... mais l'univers l'acceptait. La joie pure... la béatitude... le nirvana... étaient indescriptibles. Il n'existe d'ailleurs pas de mots pour décrire avec précision ce que j'ai vécu... mon état... cet endroit. Je sais que je n'ai jamais connu de plaisir terrestre semblable à ce que j'ai éprouvé... aucune sensation, aucune image de beauté, rien dans ma vie sur terre ne m'a paru aussi pur et joyeux et glorieux que l'apogée de ce voyage. » Il a dit à voix haute : « Je n'ai jamais eu d'orgasme de l’âme auparavant. » La musique était omniprésente pendant l'expérience : « J'apprenais une chanson et la chanson était simple... une seule note... un do... la vibration de l'univers... le recueil de tout ce qui avait un jour existé … l’égal de Dieu. »
Puis (p. 342):
« Mais ce n'était pas fini, pas encore. « J'ai rendu visite à mes poumons... Je me souviens avoir respiré profondément pour mieux voir".» Bossis a noté qu'à 14h30 Patrick a dit : « Je suis entré dans mes poumons et j'ai vu deux taches. Pas de quoi en faire un drame. « On m'a dit (sans mots) de ne pas m'inquiéter pour ce cancer... que c'était un détail, en fin de compte... simplement une imperfection de mon humanité, et que l'essentiel... le véritable travail à faire était devant moi. L'amour. » Patrick a ensuite connu ce qu'il a appelé une « mort brève ». « Je me suis approché de ce qui semblait être un morceau d'acier pointu et très tranchant, un peu comme une lame de rasoir, et je suis allé jusqu'à la pointe de cet objet en métal brillant. J'ai eu alors le choix entre regarder ou non par-dessus bord et plonger mon regard dans l'abysse infini... l'immensité de l'univers... le centre de tout... et de rien. J'ai hésité, mais je n'avais pas peur. Je voulais y aller, mais je sentais que si je le faisais, je quitterais peut-être mon corps pour toujours... que ce serait la mort de cette vie. Mais ce n'était pas une décision difficile à prendre... »
Suite à cette expérience, Patrick, même s’il mourait lentement du cancer, « n’avait jamais été aussi heureux » et finalement dix-sept mois plus tard (p. 355) :
« ses poumons ont commencé à lâcher et Patrick s'est retrouvé à l'hôpital. « Il a rassemblé tout le monde, fait ses adieux et expliqué que c'est ainsi qu'il voulait mourir. Il a vécu une mort en pleine conscience. » Le calme apparent de Patrick face à la mort a eu, d'après Lisa [la femme de Patrick], une grande influence sur tous ceux qui l'ont entouré, à tel point que sa chambre dans l'unité de soins palliatifs à l'hôpital de Mount Sinaï était devenue un véritable centre de gravité de l'établissement : « Tout le monde, les infirmières et les médecins, voulait passer du temps dans notre chambre et partait à regret. Patrick discutait à n'en plus finir. C'était comme s'il était devenu une sorte de yogi. Il a donné énormément d'amour. »
Des histoires semblables concernent également des alcooliques, comme on l’a vu, et des dépressifs. Les effets s’atténuent au bout d’un certain temps, mais il n’est pas encore possible de répéter l’expérience plusieurs fois pour des raisons éthiques, même si les résultats sont très impressionnants. On n’a donc pas de statistiques sur les effets thérapeutiques d’une deuxième expérience.
Le LSD a également été utilisé pour développer les capacités cognitives, en particulier dans la fameuse Silicon Valley. Le premier prototype de souris, inventé par Douglas Engelbart en serait un exemple. C’est cette idée que le prof. Nicoud a importée et perfectionnée en Suisse avec l’aide du prof Niklaus Wirth, puis pour Logitech (p. 184).
Après les effets subjectifs, voici quelques remarques sur les effets quantifiables. Marcus Raichle, un neurologue à l’Université de Washington a remarqué lors d’analyses du cerveau par IRMf (imagerie par résonance magnétique fonctionnelle) que plusieurs zones du cerveau présentaient une activité plus intense lorsque, précisément, ses sujets ne faisaient rien mentalement (p. 302).
Cet
état a été appelé « mode par défaut » (MPD) du cerveau. C’est le
réseau des communications cérébrales qui s'activent lorsque rien ne
sollicite notre attention et que nous n'avons aucune tâche mentale à
accomplir. Autrement dit, Raichle avait découvert ce qui se passe dans
le cerveau lorsque nous rêvassons, ressassons, nous projetons dans
l’avenir ou le passé, réfléchissons à nous-mêmes et nous inquiétons. Et
peut-être les structures au travers desquelles circule le flux de notre
conscience.
En fait ce mode apparaît pour établir les priorités entres les différents composants du cerveau. Il semble intervenir dans l’élaboration de constructions et de projections mentales, dont la plus importante est le moi ou ego, cet ego qui implique que nous nous sentons distinct de notre environnement.
Dans les visionnements des personnes sous l’influence des psychédéliques, les signes d’une activité MPD diminuent, ce qui correspond bien à une dissolution de l’ego, typique d’une expérience mystique.
Le réseau de communication qui apparaît lorsque le MPD est actif, et celui qui apparaît lorsque la personne est sous l’influence de la psilocybine sont montrés dans l’image ci-dessus (p. 318). Sous l’effet de la psilocybine de très nombreuses communications s’établissent, brouillant ainsi les hiérarchies des composants.
L’auteur du livre rapporte, entre autres choses, cette expérience (non pharmacologique). Il avait été invité par Judson Brewer, un psychiatre et neurologue à se soumettre à une analyse de son MPD, ou plutôt d’une zone du cerveau qui réagit lorsque nous sommes tiraillés entre un besoin d’agir d’une façon qui s’oppose à son ego (plus ou moins la zone de l’égoïsme).
Pour cette expérience, Pollan a mis un de ces casques à électrodes grâce auxquels on mesure l’activité électromagnétique du cerveau et on lui a demandé de réfléchir à des termes tels que « patriote », « crapule ». Puis on lui a demandé de penser à l’amour bienveillant, et le système de mesure a pu déterminer que l’activité du MPD avait diminué par rapport à la première situation. Finalement, l’auteur s’est mis à se remémorer les expériences qu’il a faites sous l’influence des psychédéliques. L’activité de son MPD s’est alors réduite encore plus (voir détails dans le livre, p. 390), au grand étonnement du psychiatre qui supervisait l’expérience.
Voici encore un extrait du livre (un peu tarabiscoté) : « En mettant en sourdine le réseau du mode par défaut, ces [psychédéliques] relâchent la prise de l'ego sur la machinerie de l'esprit, en « lubrifiant » la cognition là où elle s'est bloquée avant de rouiller. « Les psychédéliques modifient la conscience en désorganisant l'activité cérébrale », écrit Carhart-Harris. » (p. 314)
Et un autre extrait : « Selon lui, les formes de conscience que les psychédéliques libèrent sont des régressions vers un mode de cognition « plus primitif ». À l'instar de Freud, il pense que la perte du moi et le sentiment d'unité qui caractérisent l'expérience mystique (d'origine chimique ou religieuse) nous renvoient à la condition psychologique du nouveau-né au sein de sa mère, un stade auquel il n'a pas encore développé de sens de lui-même en tant qu'individu distinct. Pour Carhart-Harris, le sommet du développement humain est l'avènement de ce moi distinct, ou ego, et l'ordre qu'il impose à l'anarchie d'un esprit primitif secoué par les désirs et les peurs et abandonné à diverses formes de pensée magique. »
En 1986, Rick Doblin a fondé l’Association multidisciplinaire pour les études psychédéliques pour sauver ce qui pouvait l’être du potentiel de ces composés chimiques. Cette association, à but non lucratif, a organisé quelques congrès, mais ce n’est qu’après 2010 que les dimensions de ces événements sont devenues importantes (p. 396). En 2017, par exemple, plus de trois mille visiteurs de vingt-cinq pays se sont rassemblés autour de sujets tels que les livres, les œuvres ou l’art psychédéliques, et plus particulièrement l’avenir de la psychiatrie psychédélique. Tout cela sous l’angoisse que l’on retombe dans les années soixante et que tout soit à nouveau gâché par les dérives d’un usage récréatif débridé.
Toutefois, l’auteur espère bien que cet usage sera autorisé plus largement, vu les expériences très positives qu’il a faites dans des contextes bien contrôlés.
« Réaliser, comme l'a fait William James, que l'état de conscience ordinaire n'est que l'une des nombreuses formes possibles de conscience — les façons de percevoir ou de construire le monde —qui ne sont séparées que par « une fine membrane », c'est reconnaître que notre vision de la réalité, intérieure ou extérieure, est, pour le moins, incomplète. »
J’ai relevé ces derniers temps quelques articles qui montrent que les essais de ces composés se poursuivent et continuent de générer des résultats assez surprenants.
(Paru dans le numéro du 12 April, 2021 du TIME.)
« En 2013, Marcus a pris sa retraite de l'armée. Mais la vie dans le civil n'a fait qu'aggraver sa dépression, sa colère, ses maux de tête, son anxiété, son alcoolisme, son impulsivité et ses rêves violents. […] Des psychologues lui ont diagnostiqué un trouble de stress post-traumatique (TSPT), une dépression et une anxiété, mais les antidépresseurs, l'Ambien et l'Adderall n'ont rien arrangé. Il a visité une poignée de cliniques du cerveau à travers le pays, […] Mais tout ce qu'ils ont proposé, c'est plus de pilules, ce qui n'a pas aidé non plus.
Le jour du "Veterans day" en 2017, Marcus s'est inscrit dans un centre de traitement au Mexique, y a pris une pilule d'Ibogaïne, a enfilé des lunettes et un casque anti-bruit, et a fait son tout premier voyage psychédélique. Après une heure environ, il est entré dans un état de rêve éveillé et a regardé le film de sa vie se dérouler devant ses yeux. Cela a duré 12 heures, et c'était horrible par moments. "Imaginez certaines des pires expériences de votre vie", dit Marcus. "Vous allez les revivre." »
« À la fin du programme, Marcus a eu l'impression de s'être enfin débarrassé du lourd fardeau qu'il portait depuis des années. Pour la première fois depuis longtemps, il n'avait pas envie de boire, et il n'a pas touché à l'alcool pendant un an après. "J'avais les idées claires. Je n'étais plus impulsif. Je n'avais plus d'anxiété. Je n'étais pas déprimé", dit-il. »
Dans cet article paru dans « Le Temps » sous le titre : PSYCHIATRIE, A Genève, Fribourg, Zurich et Bâle, des médecins utilisent des hallucinogènes pour leurs effets thérapeutiques on peut lire :
Titre - Connexions cérébrales : c'est-à-dire la capacité du cerveau à se remodeler pour trouver de nouvelles façons de fonctionner. « Les addictions, comme les dépressions ou les tocs sont caractérisés par des comportements répétitifs. Dans les jours suivant une prise de LSD, certaines connexions cérébrales s'intensifient, parfois dans des régions où elles étaient dormantes. Alors s'ouvre une fenêtre favorable à des changements de comportements. C'est un peu comme si on réalisait un reset psychologique, poursuit Daniele Zullino. Lors de ces séances thérapeutiques, les expériences qui tournent mal sont très rares, observe le spécialiste.
(toc - troubles obsessionnels compulsifs)
J’aimerais encore citer cette recension du livre « Folies animales » de Michel Kreutzer (Ed. Le Pommier) parue dans « Le Temps »
« D'ailleurs même les jaguars adorent [ ] mâchonner [l'ayahuasca présent dans des lianes tropicales]. En Amérique du Nord, c'est le lichen, également hallucinogène, dont les mouflons raffolent. En Tasmanie, les wallabies ont jeté leur dévolu sur les plantations de pavot somnifère. Les dauphins, quant à eux, affectionnent les poissons-globes, qui sécrètent une neurotoxine provoquant des états de transe. Mais les félins préfèrent la cataire, une plante aux effets euphorisants, tandis que les chauves-souris plébiscitent les végétaux riches en alcaloïdes, dont les effets sont excitants. »
Et finalement, le livre de Pollan nous parle de David Nutt, un éminent psychopharmacologue qui travaille dans un laboratoire de l’Imperial Collège à Londres à l’identification des « corrélats neuronaux », c’est-à-dire la façon dont les neurones synthétisent les idées (p. 197). Pour cela, il place des personnes soumises aux effets psychédéliques dans les machines à IRM et observe les changements survenus dans leur cerveau. Or j’ai récemment lu dans un article du « Time Magazine » que Nutt avait mis au point des succédanés du vin qui sont censés provoquer les mêmes sensations, mais sans les risques de dépendance.
« L'une de ces start-ups, GABA Labs, basée au Royaume-Uni, a lancé son premier produit, un "spiritueux botanique actif" appelé Sentia, plus tôt cette année en Europe. Le Sentia est fabriqué à partir d'extraits de plantes qui peuvent imiter les effets de l'alcool, et il est censé se rapprocher de la sensation que procure un verre ou deux de vin. Mais ses fondateurs veulent aller encore plus loin : Ils ont également créé une molécule d'alcool synthétique (qui n'est pas encore en vente) qui, selon eux, peut être utilisée pour créer des copies de n'importe quelle boisson alcoolisée sur le marché, de la bière au rhum en passant par le champagne. »
Et ils ne sont pas seuls, Kin Euphorics, Ghia and Psychedelic Water sont trois autres startups qui utilisent des plantes pour produire des boissons remplaçant l’alcool. Malheureusement (?), il va se passer encore quelque temps avant qu’on trouve ces boissons sur le marché.
Que conclure de tout cela ? Tout d’abord que c’est pour le moins étonnant et que notre esprit peut nous révéler bien des surprises. Aussi bien par ses inventions que par ses réactions.
Voici quelques aspects qui m’interpellent plus particulièrement :
Les composés chimiques permettent de libérer l’esprit, ce qu’on ne comprend pas encore très bien. L’esprit est manifestement dépendant de substances chimiques, mais ces substances produisent des effets qui dépassent clairement les limites de la matière. En fait les gens qui ont été sous l’influence de ces composés ont ressenti un élargissement, un dépassement de leur conscience ordinaire.
La ressemblance entre les effets de drogues et les révélations transcendantes produites par des situations particulières est un autre aspect troublant. Dans les deux cas toutefois, la préparation des personnes à ces rencontres est primordiale. On ne saurait d’ailleurs avoir une révélation de Dieu (du Dieu chrétien en tous cas) sans formation théologique préalable.
Une question revient quelques fois dans le livre (p.66) : « Est-ce que ces hallucinations sont réelles ou seulement imaginaires ? », une question qui me laisse perplexe. Apparaissent-elles comme une réalité tangible ?
Certains enthousiastes ont proposé d’utiliser ces composés psychédéliques pour changer l’humanité et y faire régner la paix, au contraire de la CIA, comme on l’a vu, qui voulait les utiliser pour des raisons bien moins nobles.